5.3.2. Le langage de la technique comme communication

Ce n’est donc pas uniquement en nous que réside la capacité à exprimer pour se connaître mais dans la relation que nous sommes capables, nous et notre interlocuteur, de mettre en place. C’est ce que propose l’apprentissage de la technique au pratiquant, ainsi que l’un d’entre eux le définit : « L'apprentissage du geste le plus juste et le plus souple dans la situation d'interaction avec le partenaire, avec toutes les perceptions, les informations, les ressentis que cette situation entraîne et conséquemment le regard plus affiné qu'elle permet de poser sur soi-même » (QR_ 87). Derrière le geste, il y a la volonté de l’accomplir mais il y a d’abord au premier plan le corps pour l’exécuter : « Un corps qui soit un outil utile et non contraignant de communication » (QR_ 88). Par lui, l’aikidoka va s’efforcer de trouver « Une réponse adaptée à chaque partenaire et ceci en fonction de la technique pratiquée » (QR_ 89). Ce qu’il recherche, c’est « La recherche de l’efficacité par l’harmonie de la technique, l’approche globale de la relation, de l’individu » (QR_ 90). Parce que toute relation est complexe, la construction instrumentale qui permet les échanges qui vont la faire vivre, autrement dit le langage employé, l’est nécessairement aussi : « La complexité de sa gestuelle traduit la complexité des relations » (QR_ 91). Le contentement qui, nous en avons accepté l’augure à la suite de Nuttin, entérine l’approche du but, est éprouvé sur les deux plans : « Plaisir de la complexité gestuelle et de la finesse relationnelle » (QR_ 92). A ce stade de notre réflexion, deux points nous semblent raisonnablement valides pour être admis et particulièrement pertinents pour la faire progresser.

En ce qui concerne le premier, nous l’exprimerions ainsi : lorsque, dans une situation martiale, bâtie ne l’oublions pas autour d’un certain réalisme de l’attaque, où tout danger n’est pas complètement exclu, où notre atavisme guerrier est réveillé en termes de sollicitations de la pulsion agressive mais également de mécanismes réflexes de défense, où la forme elle-même est guerrière au sens du budô historique, un individu décrit sa perception de la relation qui le lie à son partenaire comme agréable, fluide, évocatrice de sourire alors même que l’interaction dans la technique ne permet guère d’observer la physionomie de son interlocuteur, il ne paraît pas exagéré de considérer que ces impressions quelque peu paradoxales, à contre-courant de ce que nous sommes fondés à attendre, soient l’expression d’un message intentionnel. La partie réactive du pratiquant existe mais lorsque c’est elle qui prend le dessus, la sensation est tout autre. Le second point attire notre attention sur un fait que nous pouvons logiquement déduire du bon sens, sans nécessairement en faire l’objet d’une expérimentation : si les mêmes techniques dans toute leur ampleur et leur énergie étaient portées sur un non-pratiquant, nous pouvons bien imaginer que ces douces impressions céderaient la place à d’autres beaucoup moins sereines ! Ceci abonde dans le sens de l’assimilation de la technique d’aikidô à un langage. Pour que le message soit transmis de l’émetteur au récepteur, il demeure indispensable que le langage soit commun, connu de l’un comme de l’autre dans des termes identiques pour être partagé. Nous pouvons même pousser notre analogie précédente avec le langage verbal ou écrit en y faisant intervenir le degré d’expertise. Ce dernier doit être adapté à la relation. L’adulte va employer des mots et des tournures de phrases simples pour s’adresser à l’enfant s’il veut que son message parvienne à lui. De la même façon, un aikidoka chevronné va modérer l’impact de sa technique devant un débutant mais dans le cas d’examens de passage de grade de niveau 5ème dan, nous sommes naturellement en présence d’une conversation entre adultes experts.

L’épreuve de kaishi waza de Catherine est fort bien adaptée à le mettre en relief ainsi qu’à étayer les deux points que nous venons d’évoquer. Les témoignages des uke confirment en effet les impressions sur lesquelles nous nous sommes appuyé pour les expliciter. C’est d’abord David qui s’exprime : « Je n’ai pas le souvenir de la première sensation, j’ai plus un souvenir global, c’était agréable dans le sens ou c’était… Il y avait peu de tension, c’était très fluide, très calme, elle était souriante, pas de… agréable à subir en tout cas ! » (EE_ 108, David, p. 5). Ensuite c’est Pierre qui partait pourtant assez tendu lui-même et qui répond favorablement au message de sa sempai : « Le premier contact, un peu nerveux, dans l’esprit de dire… […] Et elle, elle était dedans, très disponible, très souriante, facile, donc, première fraction de seconde, un peu... et après tu prends les devants tout de suite […] Très agréable, très disponible, très souple, très léger, très souriante, tout le temps » (EE_ 109, Pierre, p. 6). Marcella, la plus experte, confirme l’impression : « Moi, j’ai plutôt l’impression de quelque chose de fluide, de pas vite, je n’ai pas eu l’impression qu’il y ait eu de la vitesse, de la précipitation, au contraire, vraiment quelque chose de très rond, très agréable à vivre en fait […] Ah ! Oui, oui ! C’est joli, c’était bien ! […] Non, il y a toujours de l’appréhension quelque part, mais, non, non, sans a priori, sans chose particulière, donc effectivement, ça c’est fait… C’était très rond, très souple, très doux, très... et puis même s’il y avait une erreur qui se manifestait, ça lui est arrivé sûrement, c’était avec le sourire, je dirai, ce n’était pas quelque chose qui impressionnait particulièrement, zut, je me suis plantée, je n’ai pas su faire ! Voilà ! Tout à fait naturel ! […] Et plaisant ! » (EE_ 110, Marcella, p. 3). Le sourire de Catherine a vraiment marqué la relation de manière unanime. Encore une fois, notons que les protagonistes d’un examen de passage de grade n’ont pourtant guère le loisir de se dévisager. La notion de sourire nous semble davantage à prendre en tant qu’icône représentant un certain ressenti de l’autre, perçu d’un point de vue global, qu’au pied de la lettre. Même les petites erreurs techniques ne parviennent pas à brouiller le message de sérénité qui émane de Catherine de la même manière que buter sur quelques mots et commettre quelques légers impairs syntaxiques ne déshonorent pas un discours plein de sens. « A main nues, par exemple, elle a essayé une technique, et puis ça ne marche pas, et elle n’a pas pu ... Je pense que c’était la distance, à ce moment là, qui n’était pas bonne, et donc, elle a essayé de la rattraper, je suis tombée à peu prés, comme ceci, comme cela, mais, même là, ça n’a pas fait mal, ce n’était pas gênant, c’était dans la discussion, dans l’argumentation de deux personnes, donc ... […] Sans violence, voilà, parce que justement, elle était bien, donc, d’un coup, elle ne le faisait pas mal, on peut se tromper, ce n’est pas la fin du monde ! Et on peut faire mal ! » (EE_ 111, Marcella, p. 21). Spontanément, Marcella utilise une terminologie en rapport direct avec notre analogie entre technique d’aikidô et verbalisation : « discussion », « argumentation » ou encore comme dans la citation suivante : « conversation », « parler », « poser des questions », « répondre » : « Physiquement, je pensais qu’elle était... mais c’est peut être la technique qui donne ça, je ne sais pas ! Mais autrement, toujours souple, toujours agréable, les échanges, en fait, se font vraiment comme une conversation ! Je parle, elle répond, pose les questions, je réponds, comme ça, tranquillement ! » (EE_ 112, Marcella, p. 6). Selon cet éclairage, que dire de l’incident qui a marqué l’épreuve et que nous avons relaté dans notre premier métarécit ainsi que dans le chapitre traitant des dysfonctionnements de la relation ?

Catherine réagit, et là elle le confirme il s’agit bien d’une réaction et non plus d’un message intentionnel, à la poigne de Camille sur sa nuque lors d’une technique de kaiten nage : « J’ai résisté, je n'ai pas dit oui au kaiten nage » (EE_ 113, Catherine, p. 7). Elle dira que ce qu’elle a éprouvé là était profond, que cela lui renvoyait certaines choses. En d’autres termes et toujours par analogie, elle a été blessée par un propos. Que le message reçu ne coïncide peut-être pas vraiment avec celui émis, ni avec celui souhaité par celui qui l’émet constitue malheureusement une réalité inhérente à toute communication. Certains mots nous mettent mal à l’aise pour des raisons qui nous sont propres, il en va de même pour les techniques. En revanche, d’autres nous réjouissent, nous touchent agréablement, c’est également le cas dans la pratique de l’aikidô : « Le premier, je me rappelle que je lui ai laissé faire le koshi sans réagir, et j’ai laissé passer … […] Oui, par exemple, le koshi, c’est une technique que j’ai toujours adorée, donc, subir koshi, c’est un plaisir. Donc, je me suis dit, allez, tu vas te faire plaisir et j’ai chuté » (EE_ 114, Catherine, p. 9). Il y a par conséquent une sensibilité aux techniques comme il y a une sensibilité aux mots, les unes et les autres véhiculent des représentations différentes chargées affectivement.

Parallèlement, dans une conversation, l’intimité et la familiarité que l’on peut entretenir avec son vis-à-vis participent aussi au décryptage du message. Dans le second examen, comme le fait remarquer Paolo : « La chose, le fait que les uke … les personnes qui ont à faire le passage de grade choisissent les uke, c’est très particulier dans le sens où c’est mis en place une relation qui est déjà expérimentée. Evidemment. Et en plus il y a quelque chose qui sort à ce moment-là, qu’il y a à la base sur des relations qui sont passées entre les élèves » (EE_ 115, Paolo, p. 43). Si, dans le passage de grade de Catherine cette procédure n’est pas adoptée – elle n’aurait de toute manière pas pu l’être faute d’uke disponibles – La relation entre Catherine et sa sempai possède néanmoins une historicité certaine, Marcella nous le confirme en évoquant des techniques particulièrement délicates à traiter en kaishi waza : « C’est bien, surtout qu’on avait travaillé déjà, je crois, un ou deux week-ends avant, on était en Italie, dans un autre stage, où on a fait un travail de kaishi, toujours libre, comme cela, chacun développe son discours de son côté, et c’est vrai qu’on avait travaillé sur les jugi garami, ude kime nage, et tous les autres ! Et que peut-être je suis allée instinctivement parce qu’on les a travaillés ensemble à ce moment là, c’est possible ! Mais je n’ai pas eu le sentiment que ce soit plus difficile ! » (EE_ 116, Marcella, p. 10). Lorsque Claude reconnaît l’importance que revêt pour lui son implication dans la relation qu’il entretient avec Guillaume, ainsi que nous y avons référé dans le chapitre traitant de la filiation, se joue également cette notion de connaissance intime qui renforce le sens du message reçu : « Guillaume, je le sens... c’est un garçon qui est doux, qui est absolument charmant, ça se ressent dans ses techniques, c’est quelqu’un qui est très posé, qui est très naturel, qui est réfléchi, quelqu’un qui a un travail derrière lui qui est déjà phénoménal, il a commencé l’aikidô, très très tôt, je ne sais pas à quel âge, mais.. oui, c’est quelqu’un que je trouve ... » (EE_ 117, Claude, p. 25-26). Par ailleurs, ce sentiment de connaissance intime peut également exister sur un autre registre, moins « filial » et peut-être plus « fraternel », construit de la même manière sur une confiance réciproque. Pour l’illustrer nous laisserons encore la parole à Claude, mais cette fois à propos de Patrick : « C’est que Patrick, c’est la puissance, et puis bon, c’est quelqu’un que je connais très très bien Patrick, et il y a très longtemps qu’il s’entraîne justement pour ce passage ... On a partagé beaucoup de choses pour son passage, et ... je savais que lui, il allait vraiment y aller à fond. C’est encore une autre vigilance, et pour moi j’attaquais encore plus fort, parce que ... parce qu’il avait besoin de ça quoi. Mais j’étais complètement tranquille. Tranquille » (EE_ 118, Claude, p. 52-53). Comme pour le passage de grade de Catherine tel que l’a vécu par Marcella, toute impression de peur, d’agressivité à sa propre encontre, est inexistante. Seule une dominante de sérénité, de calme, constitue l’essentiel du message reçu.

Il serait par trop exagéré de pousser cette fois trop loin l’analogie en parlant d’un public conquis par avance, inconditionnel face au discours ; il s’agirait plutôt d’envisager des auditeurs attentifs et favorablement disposés à l’écoute bienveillante, sans pour avoir pour autant abdiqué de leur capacité au jugement critique et donc toujours prêt à une répartie sans concession. D’ailleurs, cette dernière aptitude reste nécessaire à l’expression vraie, nous l’avons déjà souligné. Dans le cas contraire, la parole perdrait en même temps que sa crédibilité, l’élan qui la porte, Gilles en est conscient : « J’étais content d’avoir ces gens-là, qui sont plutôt toniques, pour pouvoir exprimer ça sans retenue, sachant qu’ils sauraient quoi faire si je faisais des erreurs, donc je me suis ... j’ai un souvenir de m’être exprimé au mieux de ce que je connais » (EE_ 119, Gilles, p. 50). Cet état d’esprit, bienveillant sans complaisance, facilite sans aucun doute le dialogue, Guillaume se sent le champ libre : « On commence, je regarde un peu ce qui se passe. Claude est bien, il est bien ouvert. Tout ce que je fais a l’air de bien fonctionner, ça se passe bien » (EE_ 120, Guillaume, p. 25). Le langage peut s’acquitter de sa fonction communicante parce qu’un désir commun et sincère de communiquer est partagé. Car chacun sait que les fruits de cette communication profiteront à l’un comme à l’autre, comme l’exprime Paolo : « Pour moi oui, je vais donner quelque chose. Et c’est vrai aussi que je vais recevoir quelque chose aussi » (EE_ 121, Paolo, p. 28). Néanmoins, parfois le message a du mal à se frayer un chemin entre celui qui l’émet et celui à qui il est destiné, la communication s’avère difficile. A cela, il peut y avoir plusieurs raisons.

Il peut s’agir, et nous l’avons déjà mis en avant, de problèmes purement relationnels, mais il se peut également que nous soyons face à des obstacles d’ordre spécifiquement technique. Il peut encore s’avérer que ce soit ces deux types de difficulté que l’on rencontre simultanément à des degrés divers. Dans une conversation parlée, nous pouvons aussi achopper sur ce double écueil, gêne à entrer en contact avec son interlocuteur et embarras à maîtriser vocabulaire et syntaxe dans la spontanéité de l’échange. De manière similaire, certaines situations rencontrées au cours des examens de passage de grade narrés et mettant en scène ces vicissitudes entravent particulièrement de ce fait la communication. Par exemple, faute peut en être attribuée à l’émetteur lui-même quand il ne parvient pas, sous l’influence peut-être d’une fatigue psychique accumulée, à se mettre dans l’état d’esprit nécessaire à la communication. Gilles raconte un ressenti de cet ordre : « Il y avait des moments ou je récitais l’action, il n’y avait pas ... me semble-t-il, je n’étais pas à la place à avoir vraiment la relation […] Oui, c’est une bonne expression, de réhabiter la relation. Que le geste devienne un geste neuf pour l’autre, bien qu’on l’ait répété des centaines de fois avant, ce qui se passe réellement, tu le sais, quand on est sincère avec soi-même […] Quelquefois, il y a eu des phases de connections sincères, et d’autres phases, non » (EE_ 122, Gilles, p. 76). Au passage, notons dans cet extrait d’entretien la référence sous-jacente à la caractéristique fondamentale du rituel placé sous l’égide d’Eros, tel que nous l’avons décrit en nous appuyant sur les travaux de Marion Péruchon : que le geste tant de fois répété s’avère rester neuf à chaque répétition, et retenons que Gilles ajoute : un geste neuf pour l’autre, reliant ainsi rituel et communication autour d’une notion capitale.

Un autre cas de figure construit autour des difficultés de l’émetteur se présente lorsque l’interlocuteur, conscient de l’embarras de son vis-à-vis à maîtriser pleinement l’outil de communication, s’efforce de l’accompagner dans l’élocution de son message en le corrigeant au besoin, en le guidant dans sa propre expression. C’est, dans une version spécifique à l’aikidô ce qu’essaie de réaliser, s’il en est besoin, Claude : « J’essayais plus d’être vraiment dedans pour essayer de l’accompagner, même si à la limite il y a des moments ou il n’était pas très très juste, j’essayais, moi, d’être juste pour un peu compenser ça ... J’étais beaucoup plus ... je ne dirai pas plus vigilant, mais ... je ne sais pas trop comment ... je faisais attention d’être juste ... parce que je ne le sentais pas bien dedans. Il n’était ... pas sous pression, mais je le sentais quand même interrogatif » (EE_ 123, Claude, p. 50). Mais, en langage parlé, une discussion peut très bien tourner à la dispute lorsqu’il y a désaccord entre les interlocuteurs, en est-il de même sur le tatami ? Pour des raisons inhérentes à l’enseignement lui-même et sur lesquelles nous nous sommes expliqué, nous avons vu que les avis divergents concernant certaines modalités d’interprétation de la technique étaient non seulement possibles mais, plus encore, recherchés. Ces avis divergents s’expriment aussi bien par le langage oral entre les cours que par le langage de la technique pendant les cours et bien entendu les passages de grade. Le fait intéressant, c’est que dans le premier cas, l’entente paraît véritablement très problématique, ainsi que nous le décrit Guillaume : « Avec Patrick. Enfin, je ne sais même pas si on l’a fait. On en a parlé, on a dit tac – tac ou un truc comme ça. On n’était pas d’accord, en plus. Il partait dans un sens, je partais dans l’autre, il changeait d’attaque, moi, je ne changeais pas » (EE_ 124, Guillaume, p. 39). Dans le second cas, par contre, la communication paraît rapidement s’instaurer et déboucher sur une véritable concorde :« Et puis, au moment de le faire, je ne sais plus qui avait quel rôle. Je ne sais plus trop qui … ça change … […] Des yeux, les ken, on ne se parlait pas ... de l’extérieur je ne sais pas comment ça c’est passé, nous, on n’allait pas très vite je crois. On était concentré, on tricote un peu avec les ken, tac – tac ... […] Ça se passe bien, on ... jusqu’au bout, on le fait » (EE_ 125, Guillaume, p. 39). C’est que parler et se comprendre, c’est employer le même langage mais c’est aussi partager les mêmes concepts, le même cadre d’expression, se mettre en quelque sorte au diapason. Et, pour des aikidoka confirmés, le langage et le cadre de la technique sont peut-être moins enclins aux ambiguïtés que ceux des mots et du système dans lequel ils s’inscrivent, surtout quand ces derniers sont utilisés pour décrire les précédents.

Cette concordance de regard qui va permettre à la communication portée par le langage de s’établir n’est apparemment pas systématique dans ces manifestations les plus abouties. Elle est toutefois toujours plus ou moins présente, même imparfaitement, soutenue, nous l’avons mis en avant, par le rituel et la communitas qu’instaure celui-ci et qu’on devine au détour des propos, ceux de Jean-Michel par exemple : « Ça se manifeste par ... un genre de bonheur, on est bien, pendant que ça se fait, on voit les choses se faire, on sent les choses se dérouler, et on trouve que c’est bien quoi. Que c’est harmonieux, c’est juste, c’est ... » (EE_ 126, Jean-Michel, p. 49). Par conséquent, une construction en simultané d’un monde commun reste pour la communication un chemin d’excellence, mais, malgré tout, des particularités de vues propres à chacun vont demander dans ce but des ajustements et, dans le cas où ces derniers ne seraient pas suffisants, perturber peu ou prou la portée et la lisibilité réciproques de l’échange. Nous retrouvons ces différents écueils ainsi que les processus d'adaptation qu’ils initient en retour au travers de nombreux témoignages.

Patrick M se remémore de cette manière une tendance de l’impétrant à qui il donnait la réplique à ne pas appréhender une réalité que lui-même percevait pourtant fort claire : « Il y a eu un petit temps d’adaptation, je pense qu’il y avait un petit peu de … fantasme sur l’attaque, quoi » (EE_ 127, Patrick M, p. 57). Le Maître, pour sa part, évoque un réajustement bien particulier dont il a été témoin : « C’est-à-dire que Patrick … Il angoisse souvent beaucoup et il joue sur une sorte d’humour un peu … un peu pragmatique je vais appeler ça, pour s’en sortir. Mais avec Patrick M, ça ne marche pas. C’est quelqu’un avec qui ça ne peut pas marcher, alors du coup, il se retrouve protégé … projeté pardon, dans une sphère où le sérieux est de rigueur, où ça lui est imposé et du coup, finalement il se bonifie. J’ai eu ce sentiment, en tous cas à ce moment-là » (EE_ 128, Maître, p. 31). Il semble y avoir, bien que nous nous trouvions véritablement à chaque fois dans une co-construction, des personnalités particulièrement marquantes et influentes pour fournir un cadre à la communication et d’autres moins saillantes à cette fin. Quoi qu’il en soit, chaque rencontre est unique, différente. Jean-Paul souligne cette différence : « Oui, on l’a sent mais de la même manière que quand on change de personne, on sent la différence. On travaille avec un petit, un grand, un gros, un maigre, une femme, un homme … A chaque fois, chacun est différent. Donc forcément, on a des différences » (EE_ 129, Jean-Paul, p. 51). Différences physiques certes, mais également et avant tout d’ordre relationnel. Le quadruple examen de passage de grade de Patrick, Gilles, Jean-François et Guillaume en fournit bon nombre d’exemples. Pascal l’exprime ainsi : « Disons que la relation en tant qu’uke avec Patrick, on n’a même pas besoin de la générer, tu n’as même pas besoin de l’attendre, elle t’arrive immédiatement, la relation avec Gilles, plus difficile à faire le contact, à lui trouver un espace temps, dans lequel elle puisse avoir lieu, et la relation avec ... Jean-François, plus rigide, plus codifiée, plus cadrée, en quelque sorte ... » (EE_ 130, Pascal, p. 50-51). Il est à noter que l’on se situe bien ici dans l’appréhension d’une interaction vécue et racontée du point de vue d’un seul des individus qu’elle met en relation. Ce qui explique que la même personne peut être ressentie différemment selon le partenaire qui lui fait face. Lorsque nous comparons la dernière citation avec la suivante, nous retrouvons bien des idées faisant état d’une cohérence certaine mais exprimées de manières bien distinctes. Ecoutons Gilles : « Ils ont chacun leurs qualités, Patrick a beaucoup de kime, donc, des sensations intéressantes, Guillaume est très rapide, une sensation qui amène de la légèreté, Jean-François est très déterminé, c’est facile de se situer » (EE_ 131, Gilles, p. 66). Ce qui était surtout perçu chez la même personne comme une certaine forme de rigidité pour l’un, est ressenti pour l’autre comme de la détermination et constitue matière à repérage. La communication va donc s’établir différemment. Souvent, seme va enregistrer ces variantes d’une manière purement introspective et sensitive, comme le fait Paolo : « Il était différent dans le sens qu’avec le travail de Guillaume, j’ai l’impression d’être à l’intérieur d’un ensemble. Avec le travail avec Patrick, j’ai l’impression que dans mon action, il était quelque chose de personnel » (EE_ 132, Paolo, p. 53). Il ne faut perdre de vue que, de par son rôle que nous avons étudié, le registre du ressenti « pur » est le terrain de prédilection de seme/uke, ainsi que nous le rappelle Catherine en notant ces impressions relatives au travail qu’elle a effectué au ken avec Guillaume : « Oui, parce qu’il a commencé, il l’a fait normal, et puis après, il a demandé de faire en ... et après en ura, j’ai senti que c’était différent, je ne sais pas ce qui c’est passé » (EE_ 133, Catherine, p. 58). De son côté, lorsqu’elle est particulièrement effective, shite ressent lui aussi pleinement la convergence des points de vue dans la façon d’aborder le langage de la technique. Patrick l’évoque à propos de Patrick M sur une technique précise : « Très plaisant, parce que Patrick M, il a un feeling sur ces choses-là. J’allais dire, on a l’impression qu’il ne savait pas ce que j’allais faire, mais en le faisant, il a tout de suite compris, c’est-à-dire qu’il ne s’est pas posé de question, il a fait son rôle de uke comme on en rêve » (EE_ 134, Patrick, p. 56). Le langage employé est d’autant plus adéquat pour transmettre le message qu’il véhicule, qu’il se déploie dans un univers commun où les signes les plus fins, les plus imperceptibles sont perçus et compris, de corps à corps pourrait-on dire. Nous avons déjà débattu de cette perspective lors de la construction de notre modèle conceptuel à partir des travaux de Damasio. Nous allons d’ailleurs pouvoir y faire à nouveau mention en nous rapportant à un dernier extrait d’entretien où Gilles répond à une question concernant le ressenti que l’on éprouve lorsqu’on rentre physiquement en contact avec le partenaire, au moment de la saisie. C’est une perception directe des émotions de l’autre qui s’offre à nous : « La saisie et pendant tout le temps où on subit, surtout quand il y a un moment où on est tous un peu fatigué, donc, dans un état où le mental est bas, donc les perceptions sont ... les sensations sont ... sont perçues plus amplement que d’habitude […] Je ne pense pas qu’il soit plus fort, je pense qu’il est plus conscient, je parle en terme de contact, les informations se passent au contact […] Mieux perçu » (EE_ 135, Gilles, p. 66-67). Selon notre modèle cognito-affectif, comme accaparé à filtrer la sensation de fatigue transmise par le corps qui l’abrite, l’intellect laisse davantage le champ libre à tous les autres messages émanant de l’interaction des corps en contact. Autrement dit, il circonscrit prioritairement son action au niveau des cartes somatosensorielles à l’éviction de la fatigue, objectif fondamental qui réclame toute son attention, sans influer davantage sur le traitement de l’information. Nous avions déjà décrit cette possibilité de fonctionnement dans un commentaire attaché aux métarécits.

Ainsi, nous nous sommes appliqué à mettre en évidence les multiples aspects que peut prendre la signification que les aikidoka attribuent à la technique d’aikidô. Les propriétés de cette dernière mises ainsi en avant la dotent bien, à notre sens, de propriétés qui font d’elle l’unité de base avérée d’une authentique pratique langagière, certes différente dans sa forme de l’oralité et de l’écriture, mais méritant néanmoins le statut de langage à bien des égards. Nous y retrouvons notamment au rang des caractéristiques des aspects partagés par les unes et les autres : la faculté d’exprimer l’être en direction d’autrui, ce qui nécessite de s’être à la fois clairement différencié de celui-ci et de le reconnaître comme de même nature que soi, l’inscription dans un cadre contextuel commun et dans une relation mutuelle construite autour des mêmes acceptations données aux signes employés pour communiquer, ces derniers étant considérés comme autant d’outils hérités d’une culture de référence mais exprimant singulièrement de manière simultanée l’unicité et l’universalité de celui qui les emploie. La spécificité du langage de la technique d’aikidô apparaît plus dans le fait qu’elle octroie au corps une place particulière et prégnante et qu’elle utilise, bien au-delà de ce que permet le langage parlé et écrit, le circuit de l’émotion, au sens où le décrit Damasio, dans les processus de prises de décision et d’entrées en action. Enfin, la dimension rituelle apparaît nécessairement dans l’utilisation du langage de la technique d’aikidô, où elle fait partie intégrante du système, alors qu’elle peut être ou ne pas être introduite à l’écrit ou à l’oral. Si elle l’est, elle apporte une fonction supplémentaire mais le système de la parole profane demeure utilisable en son absence. A ce stade de notre recherche, nous pensons avoir recueilli et traité un nombre suffisant de données pour nous risquer à confronter les résultats obtenus à nos hypothèses de départ. Il est bien entendu que nous ne prétendons pas ainsi à l’exhaustivité, mais un essai de synthèse conclusive nous semble ici pertinent, même si, de cette manière, les conclusions qui en résulteront peuvent peut-être nous interroger sur d’autres aspects du sujet que nous aurions un peu délaissés.