Conclusion

Depuis que nous avons abordé la thématique que nous avons élue comme point central de nos travaux, et donc terrain d’apprentissage personnel en matière de recherche, notre problématique s’est affinée, s’est ouverte à d’autres questions émergeant en son sein, pour en définitive dégager une question centrale qui interroge la nature et les fonctions des réponses qu’apportent les savoirs enseignés et le système didactique propres à l’aikidô du Kokusai Aikidô Kenshukai Kobayashi Hirokazu Ha à une demande de développement personnel motivant ses pratiquants.

La première ébauche d’hypothèse que nous avions proposée dans nos toutes premières explorations du sujet, antérieures à la thèse que nous présentons aujourd’hui, met en avant une pédagogie qui s’appuie sur des propositions de situations d’expérimentation personnelles porteuses d’un apprentissage particulier. Les effets de cet apprentissage dépassent le cadre strict de la discipline en pouvant s’étendre à l’ensemble des situations que rencontrent l’aikidoka dans sa vie quotidienne, c’est-à-dire que les aptitudes et capacités développées par celui-ci sur le tatami ne s’appliquent pas uniquement au contexte spécifique de l’aikidô mais sont en partie généralisables à l’ensemble des contextes où il évolue. Cette dimension que nous avions postulée comme suffisamment accréditée pour être conservée dans notre recherche récente se vérifie maintenant comme bien présente dans l’analyse que nous avons faite du discours des pratiquants que nous avons interrogé. La troisième partie de cet écrit y fait particulièrement référence. Si nous reconnaissons qu’en toute objectivité on peut toujours contester l’efficacité du processus en termes de résultats obtenus, autrement dit récuser les réponses apportées en tant que solutions adaptées de manière absolue, indiscutable et certifiée, aux différents contextes dans lesquels elles sont appelées à s’inscrire, il nous semble indéniable que l’on ne peut nier la réalité des représentations faisant référence à ce transfert des savoirs, savoir-faire et savoir-être et leur impact sur la pensée. Il nous paraît par conséquent difficilement défendable dans ces conditions de rejeter l’hypothèse avancée d’une certaine restructuration du psychisme sous l’influence d’une pratique assidue de l’aikidô. Nous retiendrons donc cette hypothèse comme valide en tant qu’accréditée par l’analyse des témoignages recueillis.

Nous avions dit également qu’un intérêt du passage de grade résidait dans son inscription dans un espace-temps fortement ritualisé qui lui conférait des fonctionnalités singulièrement propices au développement personnel du sujet pratiquant. Nous avons largement étayé cette dimension dans notre première partie et l’avons confirmé par la suite dans un chapitre de la cinquième, en nous appuyant toujours sur l’analyse de déclarations d’aikidoka. Egalement, dans le prolongement du rituel, nous voyions dans la pratique de l’aikidô un authentique nouveau langage qui se différenciait avant tout de la langue parlée ou écrite par une implication particulière du corps dans la communication avec autrui. Cela également, nous avons pu en démontrer le bien-fondé au travers des propos des pratiquants en explorant les nombreux arcanes d’un processus éminemment complexe où émotion et raison, corps et psyché, s’unissent selon des règles particulières, non cartésiennes par essence. Par ailleurs, nous avons pu établir que la motivation la plus haute partagée de manière quasi unanime par les aikidoka consultés, la finalité à laquelle chacun se référait, se rapportait à l’expression du moi en direction d’autrui, la connaissance de soi au travers de celle de l’autre. Or, c’est bien précisément ce que le langage en général permet. Le « plus » en la matière que possède le langage de l’aikidô, constitué de techniques comme le langage parlé et écrit l’est de mots, est apporté par la prise en compte globale de l’expression tant désirée que n’autorisent pas totalement oralité et écriture. Lorsque l’aikidoka exprime, il n’exprime pas seulement sa pensée ou son émotion, il s’exprime en sa totalité indivisible malgré toutes les difficultés et obstacles que cela peut représenter. La voie qu’il suit est longue, ardue, mais il la suit parce que cette expression-là constitue bien la réponse, telle qu’il l’imagine, à un besoin existentiel qu’il ressent. Une refonte des relations qui unissent chez un même individu intellectualité, affectivité et physiologie va résulter de cette démarche de manière lente mais continue. L’examen de passage de grade, de par son caractère d’épreuve sacralisée, rituel dans le rituel, espace-temps où l’impétrant change de registre en passant de l’itératif au narratif, permet d’accélérer ponctuellement le processus. C’est en cela que nous le considérons comme franchissement d’un seuil. Pour passer sur l’autre rive, l’impétrant prend la parole, l’ose. A cet égard, le lien direct entre le développement de l’être et l’utilisation d’un langage, est une fois encore vérifié.

Certes, nous n’avons pas dans cette thèse traité expressément des attributs relevant de la dimension proprement linguistique, à savoir vocabulaire et syntaxe, non pas que cette dimension soit absente du langage de l’aikidô, mais plutôt parce que, par définition, ce traitement nous apparaît affaire de chercheur confirmé en linguistique. Une approche supplétive par cette discipline viendrait, nous le pensons, corroborer nos propres conclusions. Nous reconnaissons volontiers qu’un travail en ce sens est encore à faire. Il est intéressant de noter à cet égard qu’une exploration de cette question est d’ores et déjà poursuivie, menée par les aikidoka sous la conduite d’André Cognard, mais qu’elle n’a pas encore à notre connaissance donné lieu à une argumentation écrite. Quoi qu’il en soit, pour l’heure, si nous devions résumer en quelques mots notre thèse, nous dirions que les savoirs enseignés et le système didactique propres à l’aikidô du Kokusai Aikidô Kenshukai Kobayashi Hirokazu Ha permettent au pratiquant l’apprentissage d’un langage autorisant, d’une manière bien sûr relative au niveau d’acquisition, l’expression de son être en sa totalité et sa complexité. Or, cette expression correspond précisément à une quête existentielle qui paraît omniprésente chez les aikidoka. Si la relation causale apparaît clairement, les interactions multiples entre les très nombreux éléments en action font eux état d’un degré de sophistication extrême pour dénouer toutes les interactions en jeu. Le fait que soient imbriquées dans les processus entrecroisés qui soutiennent l’ensemble, des dimensions aussi différentes dans leurs phénoménalités que le geste, la pensée et l’émotion, pare l’exploration de la thématique d’un insigne intérêt pour le chercheur en sciences humaines. Si l’on considère de plus que l’utilisation du langage de la technique d’aikidô requiert, nous l’avons dit, un très long et apparemment sans fin apprentissage, que celui-ci est guidé par un enseignement particulier, c’est plus spécifiquement le chercheur en sciences de l’éducation qui voit son intérêt grandir pour la question à laquelle nous avons tenté de répondre. Reconsidérer, en effet, le processus éducatif en général selon la méthodologie vygotskienne, en en dégageant des unités de base où ne sauraient être scindés cognition, émotion et action, constitue un programme que nous pensons porteur et applicable dans nombre de disciplines. La méthode du métarécit que nous avons expérimenté dans notre travail sur le sujet peut également apporter sa modeste contribution à d’autres recherches allant en ce sens. Nous pensons ainsi que les propositions que nous avons été amené à formuler peuvent déboucher sur d’autres travaux, d’autres manières d’aborder l’apprentissage, et concourir de la sorte à étendre nos connaissances actuelles sur le processus considéré et le lien qui l’unit dans un même système avec les processus d’enseignement et de développement individuel. Il nous faut également relever, par ailleurs, que si l’objet de notre étude, la pratique de l’aikidô, peut éclairer comme nous venons de le dire certains aspects appartenant pleinement au champ des Sciences de l’éducation et susceptibles d’être généralisés à d’autres secteurs de ce champ, elle autorise d’autres approches disciplinaires touchant aux domaines de la physiologie, de la sémantique ou même, nous l’avons appelé de nos vœux, de la linguistique, par exemple. Ces approches en sont complémentaires.