Première partie. Le réveil d’une ville endormie : introduction à une étude du risque fluvial en milieu urbain

L’augmentation accrue des témoignages de dommages liés aux risques et de leur coût ces dernières décennies suscite un intérêt social, politique et scientifique croissant pour la question des risques. Nos sociétés contemporaines semblent particulièrement vulnérables alors même qu’elles cherchent de plus en plus à gérer les phénomènes dommageables auxquels elles sont exposées. Si tous les espaces sont concernés, les villes semblent concentrer les risques et même favoriser leur augmentation et leur diversification. Ce constat aujourd’hui bien admis pose la question de la nature du lien entre le risque et l’urbanisation. Les villes sont-elles plus vulnérables du fait de la concentration des enjeux exposés, ou n’y a-t-il pas une dialectique entre risque et urbanisation qui fonderait la spécificité du risque urbain ? Qu’en est-il plus particulièrement du risque d’inondation, notamment du risque de crue dans les grandes villes fluviales ?

Une mise en perspective sur le temps long et à l’échelle historique semble suggérer que le rapport des villes à leur fleuve n’est pas linéaire mais rythmé au contraire par des interactions entre l’hydrosystème et la logique de l’urbanisation, et par l’alternance de phases de crise et de périodes d’accalmie communes aux vieilles villes occidentales traversées par de grands organismes fluviaux. La gestion du risque d’inondation n’est-elle pas marquée par le rôle des héritages géomorphologiques et des politiques antérieures de gestion, qui fonderait la spécificité du risque d’inondation dans les vieilles villes fluviales ? Au-delà de la diversité des situations particulières, est-il possible d’apporter une explication unitaire du risque fluvial en milieu urbain et périurbain ? La priorité donnée au développement urbain que semble illustrer la généralisation de l’urbanisation et la tendance à la concentration des effectifs dans les grandes vallées n’auraient-ils pas induit des choix de gestion du risque déterminés par et pour les villes ?

La survenue de nombreuses inondations catastrophiques depuis le début des années 1990 semble avoir relancé la problématique des inondations en matérialisant une augmentation du risque. Y a-t-il réellement aggravation, et si oui, quels en sont les facteurs d’explication ? Comment se fait-il que la gestion du risque semble avoir disparu pendant un temps des préoccupations de la société ? Alors que l’occupation des zones inondables s’est généralisée, peut-on déceler l’émergence de nouveaux enjeux et de nouveaux modes de gestion ? Dans ce contexte, que dire alors de la situation de Lyon face au risque d’inondation ? Cette question paraît avoir longtemps été secondaire dans une agglomération pourtant en grande partie bâtie dans le lit majeur des deux fleuves qui la traversent. L’Etat a récemment remis la question de la réalité du risque dans la ville à l’agenda des politiques urbaines, tandis qu’on constate ces dernières décennies des revendications sur les marges de l’agglomération, dont les riverains dénoncent une aggravation des inondations. Cela nous amène à nous interroger sur les raisons qui ont fondé l’absence de cette préoccupation chez les acteurs de la gestion, et sur celles qui expliquent pourquoi la problématique de la contrainte fluviale semble réapparaître ces dernières années. Doit-on y voir l’expression d’un affranchissement de la ville vis-à-vis de la contrainte fluviale, tandis que les espaces périurbains resteraient moins bien protégés, ou la relative quiétude des acteurs lyonnais ne traduit-elle pas un sentiment de sécurité en partie illusoire, l’urbanisation n’ayant pas seulement diffusé le risque mais l’ayant en réalité déplacé et modifié ?

Force est de constater que le risque est une question complexe, en particulier en milieu urbain. Traditionnellement, son analyse passe par la prise en compte du binôme aléa/vulnérabilité. Selon la définition classique, le risque peut se définir par l’équation : risque = aléa x vulnérabilité. L’aléa, qui peut être naturel, technologique ou social, concerne la réalité physique du risque et se caractérise par son extension spatiale, son intensité, sa probabilité d’occurrence et sa durée. La vulnérabilité désigne, selon la définition proposée dans un premier temps par R. D’Ercole (1994), « la propension d’une société donnée à subir des dommages en cas de manifestation d’un phénomène naturel ou anthropique ». La mesure analytique de la vulnérabilité, objective, basée sur une évaluation quantitative des enjeux et l’estimation du coût économique des dommages potentiels aux personnes, aux biens et aux activités exposés, a été progressivement complétée par une approche synthétique qui vise à définir une unité de mesure commune aux différents facteurs de vulnérabilité (Dauphiné, 2001). Pour notre part, nous retiendrons la définition synthétique proposée par R. Laganier : la vulnérabilité est « un fait social, économique et politique, caractérisé par son coût économique et psychologique, sa perception et sa gestion1 ».

La bibliographie souligne les limites de l’approche classique du risque, marquée par une lecture duale du binôme aléa-vulnérabilité, selon laquelle l’aléa, indépendant, serait la composante active de l’équation, qui s’imposerait à une vulnérabilité plus ou moins passive sur un territoire alors réduit à un espace support. Cela vaut spécialement pour les risques dits naturels, à l’interface nature-sociétés, nés de « l’hybridation » entre nature et culture selon l’expression de M. Reghezza (2006), des interactions complexes homme-milieu. L’enjeu est aujourd’hui à une approche globale, transversale, voire systémique, qui permette de saisir le risque dans toute sa complexité. Plusieurs auteurs ont ainsi proposé de nouvelles clés de lecture du risque, que nous présenterons au cours de cette partie, avant de proposer un éclairage nouveau et complémentaire, au croisement des approches systémique et géohistorique, qui s’insère dans l’effort actuel de réflexion sur la complexité d’un phénomène dont la gestion est un enjeu important pour les décennies à venir.

Le cheminement que nous proposons dans cette première partie vise en définitive à poser les termes de notre questionnement, à expliciter ses présupposés théoriques et ses fondements méthodologiques. Le premier chapitre sera consacré à l’analyse de la relation entre le risque et l’urbanisation, en particulier en milieu fluvial urbain et périurbain. L’accent sera mis sur le rôle des héritages géomorphologiques et des choix des politiques de gestion qui contribuent à territorialiser le risque, tout en cherchant à dégager la spécificité du risque de crue dans les vieilles villes fluviales. Dans un deuxième temps, nous interrogerons la réactualisation récente de la problématique des inondations aux échelles européennes, nationales et rhodaniennes, afin de situer le contexte dans lequel s’insère la question lyonnaise. Enfin, le troisième mouvement sera consacré à l’inscription épistémologique de la démonstration et à la méthode employée, afin de montrer quelle contribution ce travail se propose d’apporter à l’effort collectif de réflexion sur la connaissance du risque et sa gestion.

Notes
1.

Laganier, 2002, p. 14.