Il nous faut souligner ici l’importance du concept de crise, souvent mis en avant par les travaux géohistoriques sur les inondations (Desailly, 1990 ; Antoine, 1992 ; Meschinet de Richemond, 1997; Cœur, 2003 et 2004), et qui éprouve la résilience des sociétés et favorise une évolution des politiques de gestion. Les auteurs mettent en évidence l’existence de périodes de stress hydrologique aux XVIIIe et XIXe siècles qui ont favorisé l’élaboration d’une nouvelle politique de gestion des inondations. Les nombreuses inondations qui ont touché les villes européennes dans la deuxième moitié du XIXe siècle, en particulier dans la période 1840-1870 (Llasat, 2006) auraient ainsi précipité, au double sens du terme, la mise en œuvre de principes de gestion modernes dans une période favorable au changement7. Les villes occidentales ont vécu des inondations catastrophiques dans la deuxième moitié du XIXe siècle entraînant, dans un contexte de concentration des moyens techniques et financiers, une volonté de protection « complète » et « définitive » des centres urbains.
En France, la crue de 1856, qui a touché l’ensemble des bassins de la Loire et du Rhône, ainsi qu’une partie des affluents de la Loire et de la Seine, soit près des deux tiers du territoire métropolitain (SHF, 2006), constitue ainsi une rupture dans le rapport des villes à l’inondation. D. Cœur (2004, p. 76) a montré le rôle de « cristallisation de compétences scientifiques et techniques jusqu’alors éclatées » de cet événement, qui s’est traduit par l’engagement d’un vaste programme d’étude puis de gestion du risque à l’échelle des bassins-versant, sous la direction de l’Etat. On retrouve ici deux échelles de gestion emboîtées : celle des petits bassins versants marqués par la torrentialité et celle des grands organismes fluviaux. Dans les deux cas, la gestion vise à favoriser la protection des villes, dans une logique amont-aval.
Dans les têtes de bassins, les premières lois de 1860 et 1864 sur le reboisement et le réengazonnement des terrains de montagne (dites lois RTM) sont destinées à limiter l’érosion des versants et les phénomènes de torrentialité (Antoine, 1992). La mise en œuvre de ces mesures se traduit localement par une forte opposition des populations locales, dont le mode de vie rural est sacrifié au profit des intérêts urbains situés en aval (Brugnot et Caseyre, 2001).
Dans les grandes vallées alluviales, la loi du 28 mai 1858 « relative à l’exécution des travaux destinés à mettre les villes à l’abri des inondations » affirme la primauté des intérêts urbains au détriment de la protection des espaces ruraux, où l’endiguement est interdit au nom de l’intérêt général. Les pouvoirs publics tirent ainsi la leçon de l’enseignement des nombreuses ruptures de digues survenues lors de la forte crue de la Loire de 1846, et lors de l’événement généralisé de 1856, qui ont illustré les dangers d’un endiguement continu mené sans concertation d’ensemble (Cœur, 2004). Désormais, la gestion des inondations est confiée aux ingénieurs d’Etat des Ponts-et-Chaussées, chargés d’encadrer les travaux de protection des villes et de veiller au maintien du bon écoulement des crues. Conscient qu’une protection complète est impossible et qu’elle déplace voire amplifie le risque, l’Etat donne la priorité aux intérêts industriels et urbains, alors en plein essor et perçus comme la voie du progrès, de la modernité.
La bibliographie rapporte des évolutions semblables en Suisse (Jordan, 2006) ou en Italie (Bocquet, 2004) par exemple. D’une manière générale, les villes occidentales sortent du XIXe siècle avec le souvenir du traumatisme, qui se traduit par la protection des centres urbains du milieu du XIXe, protection autour d’une ville qui n’a pas grandi. C’est la croissance des villes au-delà des limites urbaines du XIXe qui posera ensuite problème, car elle remet en cause l’efficacité du système de protection des centres urbains, comme nous allons maintenant l’évoquer.
En Italie du Nord, le Pô et ses affluents ont connu trois inondations importantes entre 1839 et 1857 (N. Vassallo, 2006) ; la Suisse a connu des inondations notables en 1868 (J.-P. Jordan, 2006) ; en Europe Centrale, citons les crues du bassin du Rhin et de ses affluents en 1824, 1845 et 1882, celles du bassin du Danube en 1845 (ibid.), de l’Elbe 1845, 1862 et 1890 (Bradzil et al, 2004 colloque SHF), de la Vistule en 1813 et sur la période 1839-84 (A. Dobrowolski et al., 2006) ; en Espagne, signalons les inondations catastrophiques du Duero en 1843, 1855 et 1858, du Turia en 1845, 1855 et 1870 (Valencia), du Jucar en 1864, de l’Ebre (Tortosa) en 1845, 1848, 1865, 1866 (Llasat, 2006) ; en France, on peut mentionner la trilogie des crues de la Loire en 1846, 1856 et 1866 (Dion, 1933), celles du bassin du Rhône en 1840 et 1856 (Pardé, 1925), de la Garonne en 1856 et surtout 1875 (Deffontaines, 1932), de la Seine en 1856 et 1910 (Bravard, 2000)