III.4. Expansion de l’urbanisation et aggravation du risque

Au XXe siècle, l’expansion urbaine et le phénomène de périurbanisation ont relancé le couple ville-risque. En France, l’extension de l’urbanisation pose la question du prolongement du rempart de protection au-delà de la limite urbaine du XIXe siècle, et se heurte à l’interdiction faite par la loi de 1858, dont l’application stricte est compromise par l’importance des pressions locales due à une demande foncière grandissante (ce travail, partie IV). Il faut ici souligner que la loi de 1858 permet un contrôle des endiguements au sein du domaine public fluvial, mais ne comporte pas la maîtrise de l’occupation des sols. Par la suite, la mise en place des plans de surfaces submersibles (PSS) instaurés par la loi de 1935, puis des plans d’exposition au risque (PER) en 1984, remplacés par les plans de protection des risques (PPR) à partir de 1995, s’est montrée insuffisante pour enrayer l’expansion de l’urbanisation dans les vallées alluviales.

On a déjà évoqué la tendance à la concentration des effectifs humains dans les grandes vallées alluviales. Les travaux de J. Bethemont ont montré que cette attirance est motivée par des considérations d’ordre agricole, industriel et urbain, et est corrélative de l’aménagement des grands fleuves, qui s’est considérablement accru au cours des Trente Glorieuses (Bethemont, 1972, 2000).

Cela est particulièrement vrai dans la vallée du Rhône, dont l’aménagement « au service de la nation » a été confié à la Compagnie Nationale du Rhône par la loi du 21 mai 1921. L’objectif était d’exploiter la ressource hydraulique du Rhône français au triple point de vue de la production hydroélectrique, de la navigation et des emplois agricoles (en particulier l’irrigation), les bénéfices procurés par la première devant suffire à financer l’ensemble de l’entreprise. L’aménagement consiste en une succession de barrages à dérivation qui forment des biefs navigables dans des retenues au fil de l’eau ceinturées par des digues insubmersibles8. Le Rhône en aval de Lyon fut équipé de 1950 à 19709, puis le Haut-Rhône de Genève au confluent de l’Ain de 1979 à 1986. Parallèlement, les affluents du Rhône ont eux aussi été équipés de retenues dont la vocation première était uniquement la production hydroélectrique.

Comme le Rhône, le Rhin naturel dans son parcours alsacien et badois, autre fleuve d’origine alpestre marqué un style fluvial en tresses, a été progressivement comprimé par l’édification d’un réseau continu de digues réalisées à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle pour la protection contre les crues et les besoins de la navigation (Corbonnois et Humbert, 2000 ; Ledoux, 2006). L’essentiel des aménagements a été réalisé à partir de 1925 dans le cadre de la canalisation du Rhin français destinée à améliorer la navigation et à exploiter l’énergie hydroélectrique par des ouvrages à dérivation. Les digues des canaux ont supprimé l’inondabilité de la plaine sur le cours français et accru le risque d’inondation en aval : une crue moyenne du fleuve inonde désormais la plaine allemande du Bas-Rhin. La convention internationale de 1982 vise à restaurer l’inondabilité sur les deux rives par la création de polders pour réduire le débit de crue à l’aval.

Dans la vallée de la Garonne, Electricité De France a été chargée d’étudier la pertinence d’un aménagement à buts multiples inspiré de l’exemple rhodanien. Le projet ne sera pas réalisé du fait de l’insuffisance du potentiel hydroélectrique du fleuve (SMEPAG, 1989). Ainsi la Garonne est-elle restée peu aménagée et non endiguée, à l’exception des grands centres urbains, comme nous l’avons vu plus haut.

Dans le Val de Loire nantais, la généralisation des levées, achevées au milieu du XIXe siècle par la construction de la levée de la Divatte en rive droite du fleuve, à l’aval immédiat de Nantes10, a dans un premier temps favorisé le drainage des marais et le développement de la prairie bocagère. A partir des années 1960, l’expansion de l’agglomération nantaise a entraîné la conversion des prairies au profit d’une activité maraîchère inadaptée à la contrainte fluviale, puis la multiplication des constructions dans le lit majeur en lien avec la périurbanisation, et ce malgré la mise en œuvre d’une cartographie réglementaire à partir de 1982 (Jousseaume et al., 2004). L’argument avancé par les municipalités, favorables au développement urbain, est que l’incision du lit induit par les extractions massives pratiquées dans le lit de la Loire dans la deuxième moitié du XXe siècle abaisserait la ligne d’eau et réduirait ainsi le risque, risque qui est par ailleurs considéré comme acceptable compte tenu de la lenteur des crues du fleuve, qui ne mettent pas en danger la sécurité des personnes (ibid.). Cet exemple illustre notamment l’effet pernicieux de la mutualisation du coût des catastrophes, souvent dénoncé, qui tend à déresponsabiliser les acteurs locaux et la population qui privilégient les bénéfices apportés à court terme par l’occupation de la vallée et négligent le problème de l’augmentation du montant des dommages potentiels pour la société.

Si les canaux ont soustrait une partie de la plaine du Rhône à la contrainte fluviale, et si les barrages ont artificialisé le régime du fleuve, les retenues n’ont cependant pas de capacité d’écrêtement, excepté pour les crues faibles. Au contraire, nous verrons dans la partie III que les ouvrages hydroélectriques ont, pour diverses raisons, contribué à la réduction des volumes stockés dans la plaine et à une accélération du transit des masses d’eau. Mais la concordance de la mise en service des aménagements avec une période sèche, marquée par l’absence d’événements rares, a été interprétée comme un effet régulateur des aménagements, laissant penser que la question des grandes inondations était résolue (DIREN de bassin Rhône-Méditerranée, 2005a). Ce sentiment de sécurité illusoire a été renforcé par l’effet régulateur pour les crues faibles, la fréquence des débordements ayant effectivement été atténuée et la perte de conscience du caractère inondable de la plaine alluviale pour des crues plus importantes favorisée. L’incision des lits fluviaux liée aux extractions de matériaux, qui a abaissé la ligne d’eau, et la présence de digues vont dans le même sens.

Soulignons par ailleurs que la protection apportée par les mesures structurelles ne vaut que jusqu’à la crue de projet (sans parler du risque de défaillance des ouvrages), mais a tendance à procurer un sentiment de sécurité absolue, à favoriser la perte de conscience du risque et à multiplier les enjeux potentiellement toujours exposés à un événement supérieur à la crue de projet. Or, la crue centennale, qui a longtemps été prise comme crue de référence dans la gestion du risque d’inondation, est une crue forte sans pour autant représenter un événement exceptionnel ; elle sera très vraisemblablement dépassée un jour ou l’autre, comme l’ont rappelé les inondations de l’Europe Centrale en août 2002.

La problématique de l’interaction des risques et de la fiabilité de digues, souvent mal entretenues et sous-dimensionnées, a été tristement démontrée dans la plaine du Mississippi en 1993, et plus spécialement dans le delta du fleuve sur les rives du lac Ponchartrin en août 2002, à la Nouvelle-Orléans. En France, la Camargue a récemment connu plusieurs ruptures de digues en 1994, 2002 et 2003. Comme on l’a évoqué plus haut, le problème de la sécurité des digues pose également question en Angleterre, particulièrement dans la région de Londres. L’exemple américain permet de pointer un des effets pernicieux induits par l’endiguement : lorsque la charge sédimentaire est abondante, la concentration des eaux entre des digues provoque un exhaussement du lit et des lignes d’eau, ce qui entraîne souvent la surélévation progressive des digues. L’exhaussement des levées compromet la stabilité des ouvrages, et les conséquences des ruptures de digues sont aggravées par la différence de niveau entre la crête des digues et les terrains situés en arrière, le lit du fleuve se trouvant surélevé au-dessus de la plaine. A l’inverse, le resserrement du lit peut provoquer une incision du talweg, souvent aggravée par les extractions de gravier pratiquées en lit mineur, et menacer la stabilité des ouvrages comme l’a illustré l’effondrement du pont de Tours en 1978. D’une manière générale, l’endiguement continu accélère le transfert de l’onde de crue et déplace le risque vers l’aval, imposant le prolongement et l’exhaussement du rempart de protection, comme sur la Loire ou dans la vallée du Rhin.

Notes
8.

La crue de projet retenue pour calibrer les ouvrages est la crue millénale calculée par la CNR

9.

Un premier tronçon avait été aménagé entre 1894 et 1899 par la Société Lyonnaise des Forces Motrices du Rhône à l’amont immédiat de Lyon : le canal de Jonage alimentant l’usine hydroélectrique de Cusset à partir de 1899

10.

La levée de la Divatte (1847-1856) est la dernière des levées construite le long de la Loire pour les besoins de la navigation (Marion, 1981 in Jousseaume et al., 2004).