III. Le cas lyonnais : la relance tardive d’une question qu’on croyait résolue

III.1. Un sentiment de sécurité qui pose question

L’essentiel de la protection lyonnaise contre les crues est hérité des principes établis par la loi du 28 mai 1858. Lyon a été fortement éprouvée par les inondations catastrophiques de la Saône et du Rhône de novembre 1840 et mai-juin 1856, qui ont fait rompre par deux fois les digues de la rive gauche et dévasté une grande partie de la ville. Le traumatisme de ces deux événements a poussé les pouvoirs publics et les édiles urbains à investir massivement dans l’édification d’un rempart de protection, dans une volonté de protection complète et définitive de la ville contre les crues. L’efficacité de la défense devait par ailleurs être garantie par le maintien des champs d’expansion des crues situés à l’amont de Lyon. Par la suite, la croissance de l’agglomération a entraîné le prolongement du rempart de protection vers l’amont et vers l’aval. Mais les aménagements suscités par l’urbanisation et réalisés sans plan d’ensemble, en lit mineur et en lit majeur, n’ont-ils pas perturbé l’hydrosystème et interagi avec le risque ?

Le système de protection du centre urbain a bien résisté aux crues de 1918, 1928, 1944 et 1957, mais aucune crue majeure n’est survenue depuis le milieu du XXe siècle, période au cours de laquelle les interventions humaines se sont multipliées au sein du corridor fluvial. On se trouve donc face à une situation paradoxale : d’une part, les conditions de mise en eau ont très probablement fortement évolué, selon des modalités et dans des proportions largement méconnues, qu’il conviendra de préciser, et d’autre part la courbe de la vulnérabilité potentielle a nettement augmenté puisque les enjeux se sont multipliés et diversifiés au sein du lit majeur. Parallèlement, l’absence de forte crue semble avoir contribué à l’oubli, de la part des différents acteurs, du caractère potentiellement inondable d’une grande partie de la plaine. Par ailleurs, la mise en service de l’ouvrage CNR de Pierre-Bénite a abouti à la création d’un plan d’eau à niveau relativement stable à partir du milieu des années 1960 : les crues faibles du fleuve ne provoquent plus d’augmentation notable du niveau des eaux, ce qui a très probablement participé à effacer la conscience de l’existence même des crues du fleuve dans la traversée de la ville.

Tout se passe comme si la ville s’était endormie sur son sentiment de sécurité, à l’abri de ses digues dont les lyonnais auraient même oublié l’existence : la crête des quais et des digues est aujourd’hui empruntée par des voies de circulation et, dans le vécu de la population, les ouvrages remplissent avant tout le rôle d’axes de transport plutôt que celui de protection contre les crues. Les Grands-lyonnais n’ont plus conscience qu’ils vivent en zone potentiellement inondable, nombreux ignorent jusqu’à l’existence même d’un dispositif de protection, ce qui pose la question de l’entretien des ouvrages. Tandis que le nombre des enjeux potentiellement exposés à considérablement augmenté depuis les travaux du milieu du XIXe siècle, qu’en est-il de l’efficience de la protection lyonnaise ?

A notre connaissance, il n’existe pas de document officiel mentionnant explicitement le fait que Lyon serait désormais invulnérable, mais on assiste en revanche à la disparition du souci de garantir la protection des enjeux urbains. Des projets élaborés à la fin des années 1960 mentionnent encore la nécessité d’abaisser le niveau des fortes crues dans la traversée de la ville (Winghart et Chabert, 1965 ; Agard et al., 1968). Mais une partie des dispositions alors proposées sera finalement abandonnée, sans que cela paraisse inquiéter les services de l’Etat ni les acteurs locaux. Depuis, et jusqu’à une époque très récente, la question des inondations à Lyon, et encore plus celle des conséquences d’une aggravation du risque, semblent absentes des préoccupations des gestionnaires et de la conscience des Lyonnais.

L’évacuation de la problématique des inondations à Lyon est par ailleurs confirmée par l’analyse de la cartographie réglementaire et de sa prise en compte dans le droit des sols. Au début des années 1980, les travaux de G.-C. Ravier ont identifié un certain nombre de lacunes dans la protection lyonnaise et souligné l’hétérogénéité de la cartographie réglementaire et sa mauvaise prise en compte dans le droit des sols (1982a et b). Ce document, qui a été transmis aux services gestionnaires et se trouve notamment dans les archives vivantes du SNRS, ne semble pas avoir préoccupé outre mesure les acteurs lyonnais. Il faudra attendre 15 ans avant que ne soit reconnue la nécessité de remettre à jour la connaissance du risque et d’homogénéiser et durcir sa réglementation sur le territoire du Grand Lyon.

A Lyon, les limites du plan des zones inondables (PZI) de 1911, basé sur les limites de la crue du Rhône de 1856, n’ont été que partiellement reprises dans le POS de Lyon, et n’ont pas fait l’objet d’une servitude d’utilité publique. Seules sont prises en compte les zones inondables du PSS du Haut-Rhône de 1972, basé pour sa part sur la crue de 1928, qui n’a pas débordé dans Lyon excepté dans le secteur de l’actuelle Cité Internationale du fait de l’existence du rempart de protection. Autrement dit, malgré la validité réglementaire du PZI sur le territoire de Lyon, qui avait été approuvé suite à la loi de 1858 afin d’afficher l’existence du risque en cas de rupture des digues ou de survenue d’une crue plus forte, on a en réalité privilégié les limites de l’inondation de 1928, qui se limite presque au lit mineur dans la traversée de la ville, comme si les terrains du lit majeur historique situés en arrière du rempart de protection n’étaient plus inondables. Cela est confirmé par le cas villeurbannais : la commune est concernée par le PSS du Haut-Rhône, dont la servitude est prise en compte dans le POS, mais par contre le risque n’est pas affiché sur les terrains épargnés en 1928 du fait de la construction des digues, mais inondés en 1856. Cela semble confirmer l’hypothèse selon laquelle les acteurs de la gestion considèrent que la question du risque sur les terrains protégés au milieu du XIXe siècle est résolue.

Il n’existe par ailleurs aucune réglementation sur la Saône lyonnaise. On constate donc des lacunes dans l’affichage du risque, qui est par ailleurs très hétérogène : la crue de référence retenue pour le PSS de la Saône, en amont de la commune de Lyon, est celle de 1955, qui est bien inférieure à la crue centennale préconisée par les textes et sans commune mesure avec l’extrême historique de 1840.

La contrainte réglementaire n’a pas été strictement appliquée, comme l’a justement souligné G.-C. Ravier (1982a, p. 99): « la disparition du sentiment de risque lié aux inondations s’est traduite, sur le terrain, par le non respect de la réglementation, et la dérogation est devenue le droit ». Fait à nouveau constaté au début du XXIe siècle, cette fois par les services de l’Etat qui reconnaissent l’insuffisante portée réglementaire de la cartographie existante : « l’absence de règlement spécifique entraîne une gestion au coup par coup des opérations dans le cadre d’un régime déclaratif 24  ».

En plus de cela, à l’heure où ces lignes sont écrites, Lyon ne dispose pas encore de plan de secours et de gestion de crise à la mesure des enjeux exposés.

Pourtant, le retour de crues aussi importantes voire supérieures aux événements historiques du milieu du XIXe n’est pas à exclure. A la suite de M. Pardé, tous les auteurs qui ont travaillé sur la question des crues à Lyon ont évoqué le fait qu’un tel scénario, bien qu’exceptionnel, reste tout à fait possible (Pardé, 1925 et 1928 ; Villien, 1937 ; Faucher, 1968 ; Bravard, 1985 ; IRS, 2001). Ne risquerait-il pas de prendre en défaut le système de protection lyonnais ? L’expérience de la crue de 2002 en Europe centrale a rappelé les limites de la crue de référence : des crues supérieures à la crue centennale et aux maxima historiques connus surviendront un jour à Lyon. Cette éventualité n’est-elle pas rendue encore plus probable par les conséquences attendues du réchauffement climatique puisque les modèles prévisionnels annoncent tous une aggravation des précipitations hivernales dans le bassin du Rhône, saison qui est justement celle pendant laquelle la probabilité d’occurrence de crues importantes à Lyon est la plus forte ?

Notes
24.

SNRS, 2000, rapport de synthèse adressé au préfet, p.4