I.2.b. De l’équilibre dynamique à la métamorphose fluviale: l’enrichissement du concept d’aléa par la notion d’instabilité

La définition classique de l’aléa est basée sur hydrologie. Les crues et les inondations ont été progressivement décrites par des critères mesurant leur puissance (durée, débit de pointe, forme de l’hydrogramme de crue, volume ruisselé et écoulé), leur fréquence, et leur extension dynamique. Le caractère normal ou exceptionnel d’une inondation peut être défini grâce à la combinaison de ces différents critères, selon une approche statistique ou climatologique (Laganier et Davy, 2000).

La méthode hydrogéomorphologique de détermination des zones inondables, qui s’est développée en lien avec l’élaboration de la méthode PER (Garry, 1994; Garry et al, 2002), a contribué à affirmer le rôle et la place des cartes dans la connaissance, l’étude et la gestion du risque d’inondation. Fondée sur une différenciation spatiale des héritages, elle vise à étudier la plaine alluviale et le fonctionnement des cours d’eau, et s’appuie sur une utilisation complémentaire du travail de terrain et de la télédétection, en particulier l’analyse stéréoscopique des photographies aériennes (Garry et Doridot, 1987; Lambert et Prunet, 2000; Prunet et Vidal, 2001). Il s’agit d’étudier les courbes-enveloppes des crues historiques et de repérer les transformations d’origine anthropique ayant pu modifier le fonctionnement hydraulique de la plaine (notamment les obstacles à l’écoulement de crue). Cette approche s’appuie sur les concepts de lits mineur, moyen et majeur pour identifier trois ou quatre unités fonctionnelles dans une plaine alluviale moderne (Garry et al, 2002). Une notion essentielle est celle de débit à pleins bords, noté Qpb, dont la fréquence est fonction de la taille du bassin versant dans un contexte régional relativement homogène (Petts, 1977), et au-delà duquel les crues débordent dans la plaine alluviale et peuvent avoir une action morphogène (Bravard et Petit, 1997). On distingue ainsi les crues non débordantes, contenues dans le lit mineur, les crues fréquentes qui modèlent le lit moyen et les crues rares à exceptionnelles, qui parcourent les lits majeurs ordinaire et maximal (Garry et al, 2002). On a ainsi une hiérarchisation de l’aléa sans doute plus pertinente au regard de la réalité du phénomène d’inondation que celle basée sur des périodes de retour apparemment très précises mais pourtant dépendantes de la période d’observation (Masson, 1993; Garry et al., 2002; Lambert et Prunet, 2000; Bravard, 1998).

La méthode hydrogéomorphologique peut être perfectionnée en replaçant la période actuelle dans le cadre de l’évolution des lits majeurs sur le temps long, depuis l’Holocène, et à l’échelle historique.

Le concept classique d’aléa, basé sur l’hydrologie, s’enrichit en effet d’une mise en perspective dans le temps et dans l’espace, grâce aux concepts récents de la géomorphologie dynamique et aux apports de la géoarchéologie (Bravard et Salvador, 1999). Depuis une quinzaine d’années, la géomorphologie s’est en effet complexifiée grâce aux outils de la systémique, empruntés à la thermodynamique (Bravard, 1998). L’intérêt que l’on peut trouver à ces nouvelles approches est de prendre en compte sur la longue durée le fonctionnement de la totalité des flux et des formes au sein du bassin versant, en dégageant des interactions (Bravard et Petit, 1997) par un jeu d’emboîtement d’échelles spatio-temporelles.

L’apport essentiel de ces travaux est l’abandon de l’idée de stabilité, et même d’« équilibre dynamique », au profit des notions fondamentales de réversibilité et de mobilité, introduites par le concept intégrateur de système fluvial pris dans ses quatre dimensions spatio-temporelles (Schumm, 1977 ; Roux, 1982; Amoros et Petts, 1993; Bravard et Petit, 1997) et la notion de métamorphose fluviale (Starkel,1983). Les chenaux et le lit majeur, définis par des variables internes, ou variables géométriques, s’auto-ajustent aux flux liquides et sédimentaires en transit, appelés variables de contrôle ou variables externes. La notion de métamorphose fluviale désigne un changement d’état durable de tronçons fluviaux au sein du système (Bravard, 1998). Il s’agit d’un bouleversement du fonctionnement du système causé par un « forçage » externe, autrement dit une perturbation, d’origine climatique ou anthropique, entraînant le franchissement d’un seuil au-delà duquel le système bascule vers un autre état, par exemple le passage d’un style en tresses à un style à méandres. Le temps de réaction-relaxation varie en fonction de la possibilité d’ajustement dynamique du système par la mise en œuvre de processus de rétroaction positive ou négative (Bravard et Petit, 1997).

Dans son étude des usages passés et de l’écologie de la Garonne, M. Fortuné (1988) adopte ainsi une perspective historique, globale et comparative afin d’analyser les interactions entre la société et le fleuve depuis la fin du XVIIe, sous l’angle du fonctionnement écologique et de l’ajustement du fleuve aux perturbations anthropiques. L’analyse est basée sur l’étude de documents cartographiques et photographiques, de documents d’archives et de la littérature existante. S’appuyant sur le concept d’hydrosystème fluvial, L. Astrade (1996) a quant à lui cherché à déterminer et à caractériser le fonctionnement de l’hydrosystème de la Saône en crue en prenant en compte l’influence des héritages géomorphologiques et l’impact des actions humaines menées depuis le milieu du XIXe siècle sur la dynamique fluviale, selon un jeu d’emboîtement d’échelles spatio-temporelles. Ces deux auteurs abordent la crue non pas comme un handicap contre lequel il faut lutter, mais comme une composante du fonctionnement naturel des milieux humides, qu’il faut intégrer au développement et préserver, voire restaurer.

La notion de métamorphose fluviale a été appliquée à la paléodynamique par le Polonais L. Starkel (1983), qui a mis en avant l’importance des notions de couplage-découplage des versants et du fond de vallée, sous impact climatique et anthropique30, qui contrôlent les crises érosives, donc les entrées sédimentaires (fig. 1). Cette démarche a ensuite été reprise et complétée par la géoarchéologie, qui reconstitue par un travail interdisciplinaire les paléofonctionnements et les paysages qui leurs sont associés, grâce à différents marqueurs temporels et aux descripteurs de fonctionnement que sont les paléochenaux (Bravard et Salvador, 1999). Nous avons déjà évoqué les perspectives apportées à l’étude du risque fluvial en milieu urbain par les travaux de la géoarchéologie : l’histoire de la construction urbaine s’enrichit de la prise en compte des interactions de l’urbanisation avec des contraintes de site non stabilisées (Bravard, 2007).

Fig. 1. Ajustement des lits fluviaux aux flux liquides et sédimentaires
Fig. 1. Ajustement des lits fluviaux aux flux liquides et sédimentaires

(source: Bravard, 1998).

En d’autres termes, l’histoire de la dynamique fluviale introduit dans le jeu du risque la notion fondamentale d’instabilité et enrichit la notion d’aléa, basée jusqu’ici uniquement sur l’hydrologie : le support physique de la crue évolue, connaît des pulsations verticales dans les systèmes à forte énergie, qui réagissent aux perturbations climatiques et anthropiques. Le raisonnement porte ici sur un temps plus long et un espace plus vaste que ceux envisagés par l’ingénieur, qui ne considère que la modification du lit mineur et seulement à l’échelle d’une crue donnée. Le géomorphologue prend en compte la métamorphose durable, sur un temps plus long, non seulement du lit mineur mais aussi de ses marges. On a donc une instabilité des conditions de site : à hydrologie égale, à occupation humaine égale, la transformation de l’enveloppe fluviale modifie l’aléa et donc le risque.

Notes
30.

On trouve la trace de défrichement agro-pastoral à partir du Néolithique