II.2. Originalité de la démarche

Le risque en milieu fluvial reste bien souvent analysé essentiellement à un instant t, ou du moins sur des chenaux considérés comme stables dans le temps.

A notre connaissance, la prise en compte de la variabilité de l’aléa ne concerne que la composante hydrologique de ce dernier. L’approche géohistorique s’intéresse à la chronologie des crues et des inondations pour diagnostiquer l’alternance de phases de calme et de stress hydrologique afin d’interroger leur rôle dans la mise en œuvre de politique de gestion. La géohistoire systémique, quant à elle, prend en compte deux facteurs d’évolution d’origine anthropique : l’impact des changements d’occupation des sols sur l’augmentation des volumes ruisselés (échelle du bassin versant) et les obstacles formés par les aménagements qui modifient les conditions d’écoulement de la crue (échelle du risque). Mais, dans les systèmes réactifs tels le Rhône, il convient de tenir compte également de la modification de l’enveloppe physique de la crue par l’ajustement du système fluvial aux variations hydroclimatiques sur le temps long, et aux perturbations anthropiques sur un temps plus court. L’approche géohistorique systémique, qui s’intéresse à la variation de l’aléa et de la vulnérabilité dans le temps, est ainsi enrichie par la prise en compte de l’aléa géomorphologique.

L’approche hydrogéomorphologique, pour sa part, prend en compte les héritages géomorphologiques mais ne considère pas la mobilité de l’enveloppe physique des crues sous contrôle climatique et anthropique, ni l’incidence de ces variations sur le risque en milieu fluvial.

Par ailleurs, l’étude des interactions - quant il est question d’interactions relevant d’une même complexité et non de simple superposition de deux réalités parallèles, comme c’est souvent le cas notamment en matière de cartographie réglementaire - n’est pas si répandue dans l’étude du risque, ou du moins elle ne nous semble pas exploitée à sa juste mesure.

Les approches comportementaliste et globale sont bien fondées sur l’étude des interactions, mais elles s’intéressent surtout aux représentations et à la vulnérabilité en tant que système, qui dépendent elles-mêmes des caractéristiques de l’aléa.

L’approche phénoménologique, quant à elle, étudie bien l’impact des actions humaines sur le risque et son aggravation, à partir d’une étude de l’endommagement pris en tant que matérialisation du risque, mais la dynamique du milieu reste très peu prise en compte. La relation de causalité ne va bien souvent que dans un sens : elle s’intéresse à l’anthropisation de l’aléa mais pas à l’adaptation sociétale à la modification de la contrainte naturelle. En plus de cela, l’analyse du risque est menée de façon synchronique et n’est pas enrichie de la profondeur temporelle.

Notre démarche est donc novatrice en ce sens qu’elle vise à étendre la prise en compte de la variation et de la variété spatio-temporelles à l’ensemble des composantes du risque en milieu fluvial, pris en tant que système complexe issu de l’interaction des différentes dynamiques qui le façonnent. Ce travail s’intègre dans un effort de recherche marqué par le souci de la prise en compte des interactions nature-sociétés et de l’intégration du temps et de l’espace comme clé de lecture du risque. On est bien loin de l’équation classique du risque, comme le montre le schéma synthétique de la figure 3. Ce schéma conceptuel a été proposé par J.-P. Bravard (2003) à propos du risque dans le bassin du Haut-Rhône. La démonstration s’appuie sur ce modèle conceptuel et le complète par la prise en compte du jeu d’acteurs et du rôle des représentations du risque dans les choix des politiques de gestion. L’hypothèse est qu’il se dégage très probablement différents sous-systèmes spatiaux en fonction de la proximité des territoires vis-à-vis du cœur urbain. Pour analyser les interactions spatio-temporelles entre les dynamiques naturelle et sociétale, l’approche systémique s’appuie sur une méthodologie cartographique basée sur l’utilisation d’un SIGéohistorique dont les bases méthodologiques sont explicitées à la fin de ce chapitre.

Le risque en milieu fluvial urbain et périurbain est un système complexe, à l’interface nature-société, qui évolue dans le temps et dans l’espace. Les différentes dynamiques qui le composent interagissent sur une durée plus ou moins longue, et modifient ainsi l’aléa et/ou la vulnérabilité, contribuant à façonner et à faire évoluer la structure spatiale du risque. Aux pas de temps et sur les espaces considérés, l’évolution n’est pas la même.

D’une part, l’aléa évolue du fait de la variation des flux liquides et sédimentaires. Ces changements se font à la fois sous contrôle climatique, avec l’alternance de phases de calme hydrologique et de périodes de crises hydroclimatiques qui se traduisent par une augmentation de la contrainte fluviale, et par impact anthropique. L’impact des actions humaines joue à la fois à l’échelle du bassin versant, à travers l’évolution de l’occupation du sol et l’artificialisation du régime par les barrages, et sur l’espace du risque où il peut y avoir des modifications directe et/ou indirecte des conditions d’écoulement par les aménagements réalisés en lit mineur (travaux de génie civil réalisés pour endiguer ou approfondir le chenal) et en lit majeur (remblais, constructions bâties, voies de communication).

Parallèlement, la vulnérabilité augmente elle aussi, surtout lors des périodes où la contrainte fluviale est moins forte : on a un « risque résiduel » au sens de Lascoumes, et une « vulnérabilisation »32 qui modifie et fragilise « en sourdine » le système du risque (B. Tamru, 2002 ; Bravard, 2003 ; Combe, 2004). La vulnérabilisation peut se traduire par une augmentation de la vulnérabilité comme par une augmentation de l’aléa. Cette fragilisation est révélée par l’occurrence d’événements exceptionnels ou par le retour à une phase de crise hydrologique.

Insistons sur l’importance du temps de la crise, en tant que phénomène déstabilisateur qui éprouve la résilience du milieu et des sociétés et fait évoluer le risque d’inondation dans ses manifestations physiques, dans sa perception et dans sa gestion (C. Combe, 2002). Les perturbations vont en effet entraîner des mécanismes dits de rétroaction positive ou négative agissant sur l’aléa et/ou la vulnérabilité, qui vont à leur tour augmenter le risque (rétroaction positive) ou le réduire (rétroaction négative). L’efficacité de ces processus dépend de la résilience de l’hydrosystème et de la société.

Fig. 3. Variabilité spatio-temporelle du risque en milieu fluvial
Fig. 3. Variabilité spatio-temporelle du risque en milieu fluvial

(d’après Bravard, 2003, modifié).

Qu’en est-il de l’évolution de l’aléa, de la vulnérabilité, du risque, selon les pas de temps et les espaces considérés? Quelle est la capacité d’adaptation de la société aux perturbations ? Quelles sont les actions humaines qui vont avoir une action sur le risque, qu’elles soient volontaires ou inconscientes ? Autrement dit, qu’en est-il des interactions entre l’aléa, les aménagements et l’urbanisation ?

En fonction de ce complexe d’interactions très spatialisé, et donc éminemment géographique, qu’en est-il de la prise en compte du risque par les édiles ? Qu’est-ce qui sous-tend l’action, la prise de décision ou son absence ? Un des objectifs de la démarche, à travers l’analyse de la territorialisation des politiques de gestion du risque d’inondation sur la période d’étude, est d’interroger le gradient ville/campagne par rapport à la contrainte fluviale. Nous avançons l’hypothèse de l’existence d’un gradient pôle de protection active contre les crues dans le cœur urbain/pôle de passivité sur les marges qui subissent l’inondation pour protéger l’urbain.

C’est à ces questions que nous allons tenter de répondre, en travaillant notre approche à partir de l’étude du risque d’inondation par les crues du Rhône et de la Saône dans l’agglomération lyonnaise.

Notes
32.

Le terme de vulnérabilisation a été proposé par B. Tamru (2002) à propos de l’émergence du risque d’inondation à Addis-Abeba, puis complété par j.-P. Bravard (2003)