Conclusion

Force est de constater que le risque est un phénomène complexe à l’interface nature société, marqué par des interactions entre ses deux composantes principales, l’aléa et la vulnérabilité. Une mise en perspective géohistorique semble confirmer le rôle de la prise en compte du temps et de l’espace pour saisir la réalité du risque en milieu urbain et périurbain. Elle met en évidence l’existence de crises « latentes » sur un temps plus ou moins long, au cours desquelles le risque augmente silencieusement avant que cette aggravation ne soit révélée par l’occurrence d’un ou plusieurs phénomènes de crue. La politique de gestion des inondations serait rythmée par cette alternance de phases de relative accalmie, favorables au développement des activités humaines, et de stress hydrologiques lors desquelles la contrainte fluviale se fait plus prégnante et matérialise l’aggravation du risque. Cette crise « révélée » susciterait des réponses de la part de la société, plus ou moins marquées en fonction des moyens techniques disponibles, des contextes socio-économiques et politico-administratifs.

L’aléa et la vulnérabilité évoluent dans le temps et dans l’espace du fait des interactions entre la dynamique fluviale et les héritages géomorphologiques et la dynamique de l’urbanisation et les choix des politiques de gestion du risque. Ces héritages dynamiques contribuent à territorialiser le risque. Mais par-delà la diversité des situations particulières, bien réelle, ces mêmes héritages semblent fonder la spécificité du risque d’inondation dans les vieilles villes fluviales. Il semble possible de dégager des périodes de crise qui ont marqué simultanément un grand nombre de villes occidentales et révélé des enjeux communs qui s’appuient sur des concepts de gestion partagés. Ainsi les villes occidentales sortiraient du XIXe siècle marquées par l’expérience de la catastrophe et dotées d’un système de défense plus ou moins complet qui affirme la priorité des enjeux urbains et associe la mise en œuvre localisée de mesures structurelles de protection et une volonté de gestion moderne, promue par des Etats forts et fondée sur la prise en compte de l’entité physique de gestion qu’est le bassin versant. Partant du constat qu’une protection généralisée des vallées est illusoire, priorité est donnée aux intérêts urbains, au détriment des zones rurales qui constituent des champs d’expansion des crues stratégiques pour la défense des villes. Il semble alors possible de relire le gradient ville/campagne par rapport à l’inondation, l’urbain se caractérisant par la capacité à se doter des moyens de la protection.

La survenue d’une période marquée par l’absence de crue forte dans la deuxième moitié du XXe siècle aurait favorisé un sentiment de sécurité complète et définitive vis-à-vis des crues et encouragé la conquête du lit majeur, qui s’est faite au détriment de l’amélioration obtenue au sortir de la crise du Petit-Age Glaciaire. De fait, le retour de crues importantes ces dernières décennies a matérialisée une nouvelle aggravation du risque imputable au développement de l’urbanisation, qui a vulnérabilisé le système du risque par la multiplication et la diversification des enjeux au-delà de l’endiguement du XIXe siècle, et par l’anthropisation de l’aléa. Les événements récents ont rappelé que des crues exceptionnelles aux conséquences potentiellement catastrophiques sont encore possible aujourd’hui et seraient particulièrement dommageables. On en revient alors à une nouvelle mobilisation de la société qui cherche à adapter les outils de la gestion afin de réduire le risque. Comme au milieu du XIXe siècle, l’effort de réflexion part du constat de la limite de la protection structurelle et de la nécessité de gérer le risque à l’échelle du bassin versant. Mais cette fois, l’expansion de l’urbanisation est telle qu’on reconnaît d’emblée que le risque ne pourra pas être supprimé et qu’il faut composer avec ce nouvel héritage qu’il s’agit de s’approprier car les riverains ont perdu la conscience du risque.

Dans ce contexte, la gestion du risque est confrontée à la difficulté d’appréhender celui-ci dans toute sa complexité et pointe les limites de l’approche classique du phénomène, marquée par une lecture duale selon laquelle l’aléa serait la composante active mais stable de l’équation qui s’imposerait à une vulnérabilité passive. L’approche géohistorique et systémique offre une nouvelle clé de lecture qui peut contribuer à dépasser cette difficulté. Les deux composantes principales du risque évoluent en interaction l’une avec l’autre, et cette évolution se conçoit en jouant sur les échelles spatio-temporelles. L’enjeu est de comprendre la genèse du risque et de la saisir dans sa territorialité passée, présente et à venir à la lumière des héritages géomorphologiques et des effets des choix des politiques de gestion passées, pris en tant qu’héritages dynamiques qui contribuent à façonner le risque dans le temps et dans l’espace.

Le cas du risque d’inondation dans le « Y lyonnais » semble propice à asseoir notre démonstration. Le choix de ce terrain d’étude se place d’emblée dans une perspective spatio-temporelle puisque la ville de Lyon, située au cœur du « Y lyonnais », va progressivement s’étendre au sein du corridor fluvial. Lyon se trouve par ailleurs au centre du bassin versant du Rhône, et nous émettons l’hypothèse que la gestion du risque d’inondation dans la ville va avoir de fortes répercussions sur les marges du « Y lyonnais » et à l’échelle de la vallée en y déplaçant le risque. La préservation des champs d’inondation situés à l’amont est stratégique pour la protection de la ville et contraint le développement de ces espaces, et la protection structurelle des enjeux urbains déplace probablement le risque à l’aval, comme semblent le confirmer les inondations importantes survenues sur le Rhône aval ces dernières années. Bien entendu, d’autres facteurs sont à prendre en compte pour expliquer la situation du risque sur le Rhône aval ; néanmoins il est probable que les choix de gestion faits à Lyon et pour Lyon se répercutent à l’échelle du bassin, au sein duquel l’agglomération tient une place socio-économique et politique essentielle.

Il convient d’interroger la quiétude de la ville que nous avons identifiée dans les pages qui précèdent, ainsi que les revendications des territoires situés sur les marges de l’agglomération. Peut-on y voir l’expression de la sécurité de la ville qui se ferait au détriment des espaces voisins ? Mais pourquoi alors l’Etat a-t-il récemment remis la question du risque à l’agenda de la politique urbaine ? Qu’en est-il de la réalité du risque à Lyon, et quelle en a été la genèse ? Quels sont les enjeux actuels qui sous-tendent la problématique des inondations au sein du « Y lyonnais » ? Comment la ville a-t-elle pu s’installer et se développer au sein du lit majeur depuis plus de 2 000 ans en ne semblant s’être mobilisée autour de la question du risque qu’au milieu du XIXe siècle, et ni avant, ni après ? Une telle lecture n’est-elle pas réductrice, et si, au contraire, elle est avérée, quels sont les facteurs d’explication d’une telle situation, pour le moins surprenante ?