Deuxième partie. La ville au péril des fleuves de l’Antiquité au désastre de 1856. L’endiguement du cœur urbain

On a vu que le milieu du XIXe siècle constitue un tournant dans la politique de gestion des inondations qui pose les fondements de la gestion actuelle du risque dans les grandes villes fluviales. A Lyon, les inondations catastrophiques de 1840 et 1856 sont les crues historiques de référence qui semblent avoir entraîné la mise en place du dispositif de défense actuel de la ville. Il s’agit bien entendu d’analyser en détails ces deux événements et leurs conséquences afin d’asseoir cette théorie et de mieux comprendre le rôle déterminant de ces crises dans l’évolution du rapport de la ville à ses fleuves.

Mais l’observation des champs d’inondation des crues du milieu du XIXe siècle soulève plusieurs questions essentielles. On va voir en effet qu’une grande partie du Vieux Lyon en rive droite de la Saône était sous les eaux, et que plusieurs quartiers de la Presqu’Ile étaient soumis aux doubles débordements de la Saône et du Rhône. Autrement dit, l’essentiel de la vieille ville médiévale était inondable au XIXe siècle. Mais alors, comment expliquer qu’une cité d’une telle importance ait pu s’installer et se développer dans un espace aussi contraignant, et ce sans grande protection jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, soit pendant près de deux millénaires depuis la fondation de la colonie romaine ? L’hypothèse serait que la contrainte fluviale n’est pas une donnée stable mais est au contraire rythmée par des périodes de durcissement marquées par un retrait de l’occupation ou des tentatives d’adaptation des peuplements, et des phases de relative accalmie favorable au développement de l’urbanisation. La crise hydroclimatique du Petit Age Glaciaire semble s’être manifestée à Lyon et avoir suscité des tentatives de réponse hydrauliques de la part de la ville. Qu’en est-il alors des interactions entre l’hydrosystème et la société ? La péjoration des conditions naturelles, si elle est avérée, a-t-elle été perçue à l’époque par les acteurs locaux ?

Cette hypothèse est complexifiée par un autre constat : à partir du milieu du XVIIIe siècle, la ville dépasse le site de la presqu’île et cherche à s’étendre dans la plaine alluviale. Ce serait donc au moment où la contrainte fluviale devient plus forte que la ville part à la conquête du lit majeur. N’a-t-on pas là une apparente contradiction ? Qu’est-ce qui a motivé le développement urbain, et quelles ont été les formes de la conquête urbaine ?

Enfin, l’observation de la géométrie du champ d’inondation de la grande crue de 1856 amène un autre questionnement. La carte de l’inondation de 1856 indique plusieurs espaces laissés hors d’eau au sein même du lit majeur. Comment se fait-il que la plaine, qui semble si homogène si l’on en croit la topographie très peu différenciée (du confluent de l’Ain à Lyon, soit sur plus de trente kilomètres de long et plusieurs kilomètres de large, les dénivellations transversales n’excèdent pas les deux à trois mètres) et la carte géologique au 1/50 000e Lyon-Montluel, qui présente la plaine alluviale holocène comme un ensemble homogène composé d’alluvions post-würmiennes, soit inégalement soumise aux inondations ?

Pour répondre à ces interrogations, nous proposons dans les pages qui suivent de reconstituer les étapes de l’urbanisation du corridor fluvial en relation avec l’évolution des conditions de site et les variations de la contrainte fluviale. Il s’agit d’identifier les périodes de crise et d’interroger l’existence des réponses apportées par la société et leur effet en retour sur le risque d’inondation à Lyon. Le premier chapitre sera consacré à une mise en perspective sur le temps long pour comprendre le rôle des héritages géomorphologiques et de la dynamique fluviale. Les trois chapitres suivants seront consacrés à l’étude des modalités de la conquête progressive de l’espace alluvial par la ville jusqu’à la survenue des grandes crues du milieu du XIXe siècle et la mise en œuvre d’un système de défense voulu complet et définitif.