Chapitre 1. Mise en perspective sur la longue durée : du Tardiglaciaire à l’époque moderne

Les problèmes et les interactions des dynamiques qui composent le risque et le font évoluer dépendent, comme on l’a dit, du pas de temps considéré. On peut distinguer deux mouvements, qui correspondent à deux échelles temporelles d’observation :

  • La longue durée, soit une mise en perspective du risque et des héritages géomorphologiques du Tardiglaciaire à l’époque moderne.
  • L’échelle historique, depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle, marquée par une augmentation des actions anthropiques et une complexification grandissante du risque, en lien avec le développement de l’agglomération et des enjeux qui l’accompagnent.

La compréhension des modalités de l’inondation de la plaine alluviale avant que les aménagements humains de grande ampleur aient affecté la morphologie et les écoulements nécessite un retour sur l’histoire du remblaiement du corridor fluvial. Il existe en effet de faibles variations de niveau héritées qui délimitent des secteurs plus ou moins exposés à la contrainte fluviale. Les travaux de la paléodynamique et de la géoarchéologie menés depuis 25 ans ont permis de préciser les modalités de construction de la plaine alluviale, en mettant en évidence le rôle de l’ajustement fluvial aux variations des entrées de flux liquides et sédimentaires. Ces recherches ont permis d’identifier une série de métamorphoses fluviales depuis le Tardiglaciaire (ibid.; Bravard et Salvador, 1999), qui se traduisent par l’existence de pulsations verticales du plancher alluvial et par la mobilité latérale des lits fluviaux. « Des talus ont été identifiés là où les divagations ont pu retailler des niveaux anciens à la faveur du resserrement du lit majeur ; ailleurs, la confusion entre les niveaux est due à l’égalisation de la surface topographique par les dépôts successifs de limons de débordement » (Bravard et al., 1995, p. 178)

Le principe général est le suivant : à l’amont de Lyon, le Rhône non aménagé possédait une forte pente liée au calibre des matériaux, héritée des modalités de la déglaciation et  en réajustement constant du fait des variations de l’apport sédimentaire fourni par l’Ain en provenance du Jura (Bravard, 1985),une charge grossière abondante et de puissants débits de crue. Du fait de ces caractéristiques morphodynamiques, le fleuve est très réactif et est le moteur du fonctionnement du système fluvial dans le « Y lyonnais » (Bravard et al., 1997). La Saône, quant à elle, est moins mobile, mais sa dynamique à la confluence est fortement influencée par le fonctionnement rhodanien : elle est contrôlée dans sa partie aval par le niveau de base du Rhône. La longue durée (échelle de l’Holocène) s’avère donc pertinente pour l’étude du risque, tant pour comprendre les héritages géomorphologiques qui conditionnent aujourd’hui la géométrie des crues (formation de basses terrasses emboîtées, notamment en rive gauche du Rhône actuel) qu’au regard des interactions entre la dynamique du milieu et celle des sociétés.

Le concept d’aléa, traditionnellement basé sur l’hydrologie et analysé sur des chenaux considérés comme stables, doit être complété par la prise en compte de la dynamique fluviale et de la variabilité spatio-temporelle : la contrainte fluviale n’est pas une donnée constante mais varie au contraire du fait de l’ajustement dynamique des cours d’eau aux fluctuations des conditions hydroclimatiques. Les modalités de l’aléa hydrogéomorphologique varient en fonction du type de paysage fluvial (fig. 5). Dans les périodes de péjoration hydroclimatique, la chute des températures provoque l’abaissement de la limite de la couverture forestière et expose les versants à l’érosion, cette dernière étant favorisée par l’abondance des précipitations et l’hydrologie active qui en découle. Un abondant matériel sédimentaire alimente ainsi l’hydrosystème, qui répond à l’augmentation des charges solides et liquides par le développement d’un style en tresses. De telles situations se produisirent ainsi dans le Y lyonnais notamment au Ier Age du Fer et, à l’échelle historique, lors du Petit Age Glaciaire. Un style en tresse est caractérisé par l’expansion et l’exhaussement de la bande active, favorisé par une hydrologie intense. Les crues sont fréquentes, leur niveau est élevé du fait de la faible profondeur du lit, la formation de courants importants est favorisée par une pente forte et provoque des phénomènes de corrosion de berge, dont le tracé est instable. Au contraire, l’établissement d’une période de calme hydroclimatique, plus sèche et aux températures plus clémentes, entraîne le tarissement de l’apport sédimentaire du fait de la reconquête forestière, qui induit une tendance à l’incision et au méandrage. Un style à méandres se traduit ainsi par une tendance à la simplification du lit et à son incision. Le tracé en plan est donc plus stable, les crues débordent moins facilement, elles sont plus lentes et moins fréquentes. Une plus grande partie de la plaine est à l’abri des inondations pour les crues faibles et moyennes ; le paysage fluvial est donc plus favorable à l’installation humaine.

Fig. 5. Processus géomorphologiques affectant l’enveloppe fluviale dans une période de crise hydroclimatique
Fig. 5. Processus géomorphologiques affectant l’enveloppe fluviale dans une période de crise hydroclimatique

(source : Bravard, 2003).

L’analyse géohistorique du risque fluvial s’enrichit ainsi de la prise en compte des relations complexes entre l’aléa et les sociétés : l’histoire de la construction urbaine des vieilles villes fluviales n’est pas linéaire mais discontinue, elle est rythmée par une interaction forte entre les processus de construction urbaine et les processus de réajustement dynamique des cours d’eau. Bien loin du déterminisme naturel, « on conçoit donc que le processus de construction urbaine a été modelé par une histoire complexe qui associe des choix urbanistiques certes déterminés par des considérations socio-économiques, mais aussi à des réponses hydrauliques, plus ou moins affirmées en fonction des niveaux techniques des différentes époques, à des contraintes naturelles non stabilisées » (Bravard, 2007, p.34)

A Lyon, on peut ainsi avancer l’hypothèse d’une conquête des basses terres dans les périodes de calme hydrologique, lorsque les crues sont rares et faibles, et du retrait ou de l’adaptation de la ville dans les périodes de crise hydrologique au cours desquelles le risque est plus prégnant.

Nous adopterons dans les paragraphes suivants un plan diachronique pour retracer les étapes de l’édification de la plaine et comprendre les conditions qui ont permis la conquête de l’urbanisation du corridor fluvial.