III.3. Extension de la Presqu’Ile vers le sud : Perrache et le confluent (1735-1830)

Jusque vers la fin de l’Ancien-Régime, et ce au moins depuis le XIIIe siècle comme l’attestent les textes (Kleinclausz, 1925), le Rhône et la Saône confluaient en aval de l’abbaye d’Ainay. Au-delà des remparts du même nom se développaient des bancs de gravier et « l’isle Moignat », ensemble de trois îlots achetés au domaine d’Ainay par Louis Moignat au cours du XVIe siècle, dont l’île du Conflant, séparée de la Presqu’Ile par la crue de 1609.

En décembre 1735, le Consulat se porte acquéreur de l’île Moignat et des brotteaux environnants contre la somme de 20 000 livres versées à Moignat, 720 livres d’étrennes ainsi qu’une pension de 220 livres à l’abbé d’Ainay et 20 livres de rente au chapitre (ibid.). Les motivations des édiles lyonnais sont détaillées dans la délibération du Consulat du 29 décembre 1735 : le gain de ces nouvelles terres sur le Rhône, envisagé depuis le XVIIe siècle, doit permettre de résoudre l’impérieuse question de la saturation de l’espace intra-muros. En effet, Lyon ne peut se développer sur les pentes abruptes des collines, et la conquête de la rive gauche du Rhône est alors exclue car elle nécessiterait de dispendieux travaux d’endiguement et de fortifications que le Consulat est encore loin d’envisager. La solution du confluent permettrait ainsi d’accroître la superficie habitable de la cité afin de proposer des locations meilleur marché aux ouvriers en soie, et offrirait suffisamment d’espace pour pouvoir y entreposer les matériaux pondéreux46 et y déplacer les établissements insalubres et dangereux alors au cœur de la ville47. Enfin, on espère ainsi mieux défendre la ville des inondations « qui noyaient les caves, gâtaient le vin et les provisions des bourgeois et endommageaient les fondations de leurs immeubles » (ibid., p. 257).

Un premier plan d’aménagement prévoyant le recul du confluent jusqu’à la Mulatière, imaginé en 1738 par Guillaume Delorme et confié à Joseph Gras, n’aboutira pas et sera repris en 1766 par Michel-Antoine Perrache (Clerc, 1982). Dans son  Projet pour la partie méridionale de la ville de Lyon, l’architecte propose de repousser les fleuves environ deux kilomètres et demi plus au sud grâce à une digue de ceinture unique, surmontée d’une chaussée reliée à La Mulatière par un nouveau pont, et de remblayer l’espace ainsi gagné sur le fleuve pour créer une vaste étendue constructible48. Le développement industriel et commercial du quartier devait être favorisé par le creusement d’une gare d’eau raccordée à la Saône et d’un canal devant alimenter des moulins.

D’emblée, l’ambition du projet de Perrache suscite le véto unanime des notables, inquiets de voir leurs revenus fonciers diminuer face à la concurrence du nouveau quartier. Confiant, l’architecte décide de remanier le projet initial. En 1769, il présente un nouveau plan (fig. 22) prévoyant la création de deux ensembles distincts séparés par un large bassin: un quartier élégant dans le prolongement d’Ainay et, plus au sud, un quartier à vocation industrielle et commerciale. Soutenu cette fois par le pouvoir royal, Perrache obtient l’accord de la commission d’enquête. Mais le Consulat et les Hospices n’en restent pas moins hostiles au nouveau quartier et multiplieront les obstacles à la bonne marche du projet.

Les travaux, débutés en 1772, s’avèreront bien plus longs et coûteux que prévu, et n’aboutiront qu’en 1830 (Clerc, 1982). Côté Rhône, la Chaussée Perrache est achevée dès la fin de l’année 1776, mais le Consulat refuse de contribuer à la dépense de la digue de halage en bord de Saône, si bien que l’ensemble est régulièrement inondé par les débordements de la rivière et reste marécageux (ibid.). En janvier 1783, la Saône en crue emporte le nouveau pont de La Mulatière, poussant la Compagnie Perrache, au bord de la faillite, à solliciter l’aide du roi (Kleinclausz, 1925). A la fin du XVIIIe siècle, si le canal des Moulins et la Gare d’eau sont creusés, et les rues tracées en prolongement du quartier d’Ainay, le nouveau quartier n’est que théorique car il reste inondable et est réputé insalubre. En 1788, seulement un tiers des remblais a été réalisé (ibid.). Au-delà de la gare d’eau, les « marais de Perrache » ont gardé leur allure de brotteaux.

Ce n’est que sous l’Empire que la Ville se préoccupe enfin d’assainir cet espace (Clerc, 1982). En 1805, elle bénéficie à cet effet d’une subvention de l’Etat, avant de décider un an plus tard d’acquérir les terrains sis en aval de la gare d’eau pour y construire entre autres un palais impérial (Kleinclausz, 1925). Le nouveau projet, approuvé par décret le 3 juillet 1810, prévoit le comblement des marais et la construction de la digue de ceinture côté Saône49. L’ensemble représente un budget de 6 millions de francs répartis comme suit50 : 1 000 000 francs pour la digue, 2 400 000 francs pour les remblais (dont 800 000 francs pour l’exhaussement du palais au dessus des hautes eaux), 400 000 francs de plantations et 200 000 francs destinés à acquérir le reste des terrains. Les travaux vont bon train mais l’ampleur de la tâche est considérable : en 1811, 3000 ouvriers s’emploient à acheminer le gravier extrait des îles du Rhône ainsi que la terre prise à Bourgneuf et aux Etroits (Clerc, 1982). A la chute de l’Empire, la digue n’est réalisée qu’aux deux tiers et les remblais atteignent seulement la limite sud de l’actuel marché de gros.

L’entreprise est poursuivie sous la Restauration : de 1814 à 1820, les mares sont comblées jusqu’à 2,23 mètres au-dessus de l’étiage et le cours du midi est créé (ibid.). L’ensemble sera finalement achevé après 1823, lorsque la Compagnie Perrache, pour solder ses dettes, cèdera à la ville le reste des terrains qu’elle avait conservés dans le quartier neuf. Le maire P.-T. Rambaud et son successeur A. Lacroix-Laval poussent alors activement l’aménagement de la Presqu’Ile, qui va enfin prendre la vocation industrielle souhaitée par Perrache. Avec l’arrivée du chemin de fer en 1827, la Compagnie Seguin se voit confier l’animation du secteur51. Côté Saône, la digue de ceinture est complétée de 1827 à 1830 (en aval du quai d’Occident, elle est alors baptisée cours Rambaud) et les bas-fonds sont finalement comblés(Clerc, 1982). Il était prévu de remblayer les parcelles à 4,5 mètres au-dessus de l’étiage et d’exhausser les rues et places publiques à un niveau plus important encore (ibid.), mais ces objectifs ambitieux ne seront pas complètement atteints : nous verrons qu’en 1840, un grand nombre de secteurs sont inondés (cf. chap. 3.II).

Fig. 22. Le plan Perrache
Fig. 22. Le plan Perrache

(source : AML)

Notes
46.

Bois de chauffage et de construction, pierres et sable, céréales et vin en particulier.

47.

Tanneries, suiferies, triperies, poudrière installée près de Bellecour.

48.

AML, BB 305 fol. 3

49.

AML 01 114

50.

AML 01 114

51.

Traité signé par la Ville de Lyon et la Compagnie Seguin le 30 oct. 1927, AML 02 in Clerc, 1982.