IV.4. Persistance du problème des atterrissements du Rhône. Une politique d’attente jusqu’en 1825

Dans les années 1780, le problème des atterrissements du Rhône et la crainte d’une défluviation vers l’est se reporte en aval du pont de la Guillotière : le fleuve tend à abandonner son tracé le long de la Presqu’Ile, multipliant en particulier les atterrissements à hauteur du quai de la Charité, au profit de la lône dite de Béchevelin en rive gauche. L’engraissement des bancs de graviers, déploré dès le début des années 1790, finit par obstruer les ports, gêner l’activité des bateaux usines stationnés le long du quai, qui ne peuvent plus fonctionner qu’en période de hautes eaux, et empêche l’évacuation des eaux usées au débouché des égouts de la ville54.

Suite à plusieurs pétitions des Hospices, l’Ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées Vareigne soumet le problème au Conseil Général du Département de Rhône et Loire en 1790. Les rapports de Vareigne des 11 novembre et 17 octobre 1792 proposent de remplacer les digues de la Tête d’Or, du pont Morand et de la Guillotière par un ouvrage unique permettant de repousser les eaux sur la rive droite. Mais, pour des raisons financières, c’est un projet plus modeste qui sera élaboré : une digue et un épi à construire en rive gauche, à l’aval de l’arche marinière du pont de la Guillotière. Soumis à la Direction Générale des Ponts-et-Chaussées, ce dernier sera écarté par peur de reporter trop de courant sur la rive droite. On craint en effet de nuire à l’installation des usines flottantes projetée à la même époque le long du quai, et de provoquer l’érosion des quais de la rive droite, en particulier le quai de la Charité bâti en simples pavés avec des gradins en pierre, et aux fondations peu solides.

Six ans plus tard, la question est réactivée par une nouvelle pétition, adressée le 30 fructidor an IV (septembre 1796) à l’administration centrale du Département par les administrateurs des Hospices, adoptée et signée par les corps de métiers travaillant au bord du Rhône. Le texte attire l’attention sur le problème des atterrissements le long du quai de la Charité et l’abandon progressif de sa rive droite par le fleuve, et demande de creuser des tranchées en rive droite pour attirer les eaux au pied des quais nouvellement construits. L’ingénieur en chef Vareigne réaffirme alors la nécessité de créer un ouvrage défensif en rive gauche, depuis le pont Saint Clair jusqu’à l’aval du pont de la Guillotière, et propose dans un premier temps, étant donné que l’effort de guerre ne permet pas de dégager les finances nécessaires, d’accéder provisoirement à la demande des pétitionnaires en draguant le fleuve pour reconnecter l’exutoire des égouts au Rhône55.

Il faut attendre la Restauration pour que l’endiguement soit progressivement réalisé. On cherche alors à traiter la double question de l’instabilité et des débordements du fleuve. Un bras de fer s’engage alors avec le Rhône, car on tente de contraindre l’hydrosystème dans ce qui est en réalité un ajustement fluvial à la péjoration hydroclimatique du Petit-Age Glaciaire. Ce n’est qu’au prix d’énormes travaux de régularisation du lit réalisés à grand frais par le Service Spécial du Rhône des Ponts-et-Chaussées et nécessitant un entretien régulier que le fleuve va être complètement fixé. D’ailleurs, après l’abandon de la navigation sur le canal de Miribel dans le début du XXe siècle, dans un secteur où le Rhône avait naturellement un style en tresses, l’arrêt des travaux de rechargement des endiguements est très vite visible, le fleuve menaçant à nouveau la stabilité de ses berges.

En l’an X (1801), suite à une crue qui endommage les murs et les constructions de la rive gauche, les habitants des Brotteaux accusent les travaux réalisés en rive droite pour l’ouverture de la route de Bresse d’alimenter les atterrissements et d’exhausser la ligne d’eau en favorisant ainsi l’érosion de la rive gauche (Bravard 1985, p. 344) ; le même argument avait d’ailleurs déjà été avancé par Vareigne en 1797. Après plusieurs rapports des Ponts-et-Chaussées sur la question, le préfet du Rhône signe un arrêté le 26 février 1806 interdisant d’entraver le bon écoulement des eaux et tout nouvel ouvrage pouvant favoriser la création d’atterrissements (ibid.).

Dès la session de l’an IX, la municipalité de Lyon envisage de réparer la digue des Cordeliers et de la prolonger parallèlement à la rive droite, mais, face aux objections techniques des ingénieurs, on se contente de réparer la digue existante et de la soutenir par un perré allant jusqu’à la culée du pont Morand et bordé de plantations destinées à fixer le rivage et offrant ainsi également un espace de promenade. Le principe d’un prolongement de l’ouvrage vers l’aval, dans l’axe de la quatrième ou de la cinquième arche du pont de la Guillotière en partant de la culée de rive droite (en remblayant l’espace ainsi gagné sur le fleuve), et de son exhaussement au-dessus des plus hautes eaux connues, est néanmoins approuvé par le Conseil Municipal de Lyon. Le budget est voté, mais il sera ajourné l’année suivante par le maire faute de finances.

Depuis le début des années 1780, on a pu observer l’aggradation du lit du fleuve et voir les bancs de gravier qui s’y trouvent s’engraisser et se multiplier. Les édiles comme les ingénieurs se trouvent dépourvus face à la puissance du fleuve et l’ampleur de la tâche, dont la réalisation semble pourtant plus impérieuse d’année en année si l’on souhaite préserver les intérêts urbains. En l’an XI (1804), un concours est donc lancé par l’Académie de Lyon sur les moyens de lutter contre les atterrissements et de diriger le cours du Rhône, qui sera reconduit l’année suivante faute de solution satisfaisante apportée à cette question, sans plus de succès. Deux problèmes sont mis à l’étude : lutter contre l’affouillement supposé - mais non démontré - du pied du quai Saint-Clair, et supprimer les atterrissements « que l’on voit graduellement s’accroître depuis 25 ans » 56. On cherche aussi à mieux comprendre la cause des atterrissements formés depuis plusieurs années sur la rive droite du Rhône.

Aucune solution satisfaisante n’est apportée par les candidats, sauf celle d’un endiguement par M. Déchelenette, mais qui sera écartée par les Ponts-et-Chaussées, qui la jugent trop hasardeuse. Les ingénieurs semblent de toute façon penser, comme tous les autres candidats ayant répondu au projet, qu’on ne peut que proposer des palliatifs compte-tenu des limites des finances communales. En réponse, le Conseil Municipal oppose la nécessité de dépasser les idées « rétrécies » prévalant jusque-là : « dans le Grand Empire toutes les idées doivent s’agrandir » 57 . On projette alors de demander à l’Etat de financer une partie des travaux d’endiguement en vertu de la loi du 30 floréal an X, qui prévoit de consacrer les recettes de la navigation uniquement aux travaux d’amélioration de la voie navigable, mais rien ne sera fait entre la digue de l’Hôpital et le quai de la Guillotière jusqu’à la construction du quai Joinville en 1859.

La survenue d’une inondation importante en 1812 ne semble pas avoir suscité de nouveau projet. Par contre, suite aux crues de juin 1816 et avril 1817, Louis de Broal, Commissaire pour les Ponts-et-Chaussées de la province du Dauphiné, argumente en faveur de la défense de la rive gauche et obtient l’autorisation préfectorale d’édifier un nouvel éperon en enrochements pour repousser le Rhône sur sa rive droite (Préfet de l’Isère). Dans leur rapport sur le projet, les Ponts-et-Chaussées expriment leurs doutes quant à l’efficacité de ce nouvel ouvrage et envisagent, vraisemblablement pour la première fois la construction d’une grande digue de défense (Bravard 1985). Il faudra attendre quelques années et la survenue d’une crue supplémentaire en 1825 pour voir le début des premières réalisations.

Notes
54.

AML, 342 WP 001

55.

AML, 342 WP 001, rapport du 20 ventôse an V

56.

AML, 342 WP 001, séance de 1806 sur le concours de l’Académie de Lyon

57.

AML, 342 WP 001, séance de 1806 sur le concours de l’Académie de Lyon