II.1.b. Deuxième phase : l’inondation monstrueuse de la Saône

L’inondation du Rhône est suivie de près par un extraordinaire débordement de la Saône, probablement le plus important jamais enregistré à Lyon. La Saône était déjà très élevée depuis le 27 octobre, inondant les caves des habitations riveraines à Vaise, sans pour autant alarmer les Lyonnais, bien plus préoccupés alors par la crue du Rhône : les crues de la rivière sont fréquentes et rien n’indique encore le désastre à venir.

Le vendredi 30 octobre, le flot de la crue du Rhône barre l’écoulement de la rivière, contribuant ainsi à l’augmentation du niveau des eaux. A Vaise, les canaux de décharge se remplissent et les ruisseaux en provenance de la balme d’Ecully sont refoulés dans la plaine80. Dès le lendemain matin, la Saône déborde en plusieurs points (fig. 28) : elle inonde les zones les plus basses du plan de Vaise, en particulier une partie du quartier du Chapeau Rouge où les trois premières maisons s’écroulent, inaugurant une longue liste de destructions, l’ensemble du quartier de la Claire, la route de Paris par la Bourgogne (rue de Bourgogne actuelle). A Lyon, les premières constructions sont envahies en plusieurs points au droit du quai Saint-Antoine, en rive gauche de la rivière (Freynet, 2002).

Fig. 28. L’inondation de la Saône en 1840. a : carte générale
Fig. 28. L’inondation de la Saône en 1840. a : carte générale
Fig. 28b : la Presqu’Ile inondée les 3 et 4 novembre
Fig. 28b : la Presqu’Ile inondée les 3 et 4 novembre
Fig. 28c : la Presqu’Ile traversée par de violents courants après la baisse du Rhône
Fig. 28c : la Presqu’Ile traversée par de violents courants après la baisse du Rhône

Le 1er novembre, alors que les eaux continuent leur ascension, l’inondation de Vaise est complète : aucun bâtiment n’est plus épargné de la Claire au quartier de Gorge de Loup, tandis qu’en face, sur la rive gauche, l’eau gagne le quai de Serin81. Plus en aval, l’inondation prend aussi une ampleur inquiétante : tous les quais de la rive droite et ceux de la rive gauche jusqu’au quai Saint-Antoine sont inondés, et la circulation est coupée sur au moins 50 rues et places, soit le tiers des routes de la ville selon la presse de l’époque82.

Du 1er au soir au 2 dans l’après-midi, la survenue d’une nouvelle averse méditerranéenne va fortement ralentir la décrue du Rhône (Pardé, 1925). Surtout, elle provoque une nouvelle crue torrentielle des affluents de rive droite, « littéralement déchaînés » (ibid.), qui viennent gonfler la crue de la Saône, déjà supérieure aux maxima historiques connus jusque-là. La rivière atteint alors 8,89 m au pont La Feuillée.

Le lundi 2, la Saône a envahi les entrepôts et les rez-de-chaussée des habitations du faubourg de Serin, et la totalité des quais en amont du pont Tilsitt, situé au droit de la place Bellecour, est sous les eaux. Dans la nuit, alors que les eaux montent de 5 cm par heure, les premières maisons s’écroulent à Serin ; puis, le mardi, le flot de la crue pénètre à travers la Presqu’Ile : il investit la rue Mercière, recouvre la place de la Préfecture (actuelle place des Jacobins) et inonde les rues perpendiculaires à la rivière. A 20 heures, la Saône atteint déjà la place des Cordeliers et, deux heures plus tard, elle rejoint le Rhône : sur 400 m de large, le flot de la rivière traverse alors la Presqu’Ile dans l’axe des rues Ferrandière et Port-Charlet, entre le pont Lafayette et le Pont de l’Hôtel-Dieu83. Rapidement, l’inondation s’étend vers le sud : dans la nuit, les eaux débordent quai des Célestins et recouvrent la place Bellecour sous plus d’un mètre d’eau (Freynet, 2002). Au matin, elles submergent l’ensemble de la digue de ceinture de Perrache et investissent la partie sud de la Presqu’Ile, restée à sec jusque-là. Ainsi, le 4 novembre, seul le quartier d’Ainay, suffisamment remblayé, et quelques rues de Perrache elles aussi surélevées, sont préservés de l’inondation, tandis que les eaux, qui continuent de monter jusqu’au lendemain en début d’après-midi, couvrent de 1 à 3 m l’ensemble de la Presqu’Ile, de Saint-Nizier à la rue Sala, puis du cours du Midi (actuel cours de Verdun, devant la gare de Perrache) à la Mulatière.

Les niveaux impressionnants atteints par les eaux (fig. 29), particulièrement à l’amont de la ville (à l’Ile-Barbe et à Vaise), et les vitesses dévastatrices observées dans la rivière, pourtant réputée si calme, s’expliquent par la mise en place d’un phénomène de cascades, causé par la réduction de la section d’écoulement au niveau des vieux ponts de la ville (tab. 3 et photo 3). Ces derniers offrent un débouché insuffisant à l’écoulement du débit extraordinaire de la crue. D’ordinaire très lentes du fait de la faible pente de la rivière, les eaux se sont donc d’abord trouvées encore plus ralenties par les obstacles des piles et tabliers des ponts, et se sont accumulées en arrière de chacun d’entre eux. Très vite, la différence de niveau entre le plan d’eau formé à l’amont de la ville (10,65 m au pont de Serin) et celui observé 5 km environ plus à l’aval (6,43 m au pont d’Ainay) crée une pente telle que les eaux s’écoulent en un véritable torrent. La dénivellation ajoutée à la pente ordinaire de la Saône a donc été supérieure à 0,8 à 0,9 m en moyenne par km.

A partir du 4 novembre, l’inondation prend un tour encore plus catastrophique : après le passage de la deuxième onde de crue du Rhône causée par l’averse des 1er et 2 novembre, la baisse sensible du niveau du Rhône crée une chute importante, et les eaux de la Saône se déversent alors dans le fleuve en un véritable torrent. Quatre principaux courants transversaux vont ainsi raviner la Presqu’Ile, arrachant les chaussées, sapant les fondations, et suscitant l’effroi des lyonnais, impuissants face à la vitesse furieuse et destructrice des eaux de la rivière. Si la décrue s’amorce enfin dans la soirée du jeudi 5, les eaux baissent avec une extrême lenteur, aggravée de surcroît par un fort vent du sud, et l’inondation reste très importante jusqu’au 10 novembre. Le courant de la rue Ecorche-Bœuf (actuellement rue du Port du Temple) se tarit dès le samedi 7, mais les trois autres persistent jusqu’au mardi 10, date à laquelle la place Bellecour est libérée des eaux. Le 11 novembre, le passage de l’Argue et une partie de la rue Mercière sont à sec, et dès le lendemain seuls les quais restent inondés. Mais les eaux ne rentrent complètement dans leur lit que le 29 novembre. Au total, la ville a été inondée un mois durant, dont une semaine où l’étalement des eaux a été très étendu avec des profondeurs impressionnantes. Les tableaux 4 et 5 accompagnent la figure 28 et détaillent l’importance des submersions.

Tab. 3. Cotes maxima de la crue de l’Ile-Barbe à Lyon enregistrées par les Ponts-et-Chaussées
Pont de l’Ile-Barbe 13,88 m
pont de Serin 10,65 m
pont la Feuillée 8,89 m
pont du Change 8,2 m
pont de Tilsitt 7,42 m
pont d'Ainay 6,43 m
pont de La Mulatière 6 m

(source : Service Navigation Rhône-Saône).

Photo 3. Le pont de pierre dit pont du Change (XIe s.) à l’étiage vers 1840.
Photo 3. Le pont de pierre dit pont du Change (XIe s.) à l’étiage vers 1840.

(source : Borgé, 1978, cliché de Durand).

Photo 4. Le quai Saint-Antoine vers 1850
Photo 4. Le quai Saint-Antoine vers 1850

(source : Borgé, 1978, cliché de Durand).

Photo 5. Le quai Saint Antoine sous les eaux en 1840
Photo 5. Le quai Saint Antoine sous les eaux en 1840

(source : AML 3PH00617, cliché de L. Froissard)

Tab. 4. Hauteur de la crue sur les quais de la Saône en 1840 (en m)
Localisation des quais d’amont en aval Rive gauche Rive droite
h. max h. moy. h. max h. moy.
du pont de la gare au pont de Serin 4,25 2,90 3,10 2,60
du pont de Serin au pont Saint-Vincent 2,48 2,30 2,62 1,90
du pont Saint-Vincent au pont de Nemours 2,30 1,90 2,60 2
du pont de Nemours au pont de Tilsitt 3,03 2,2 3,32 2,2
du pont Tilsit au pont Napoléon 1,5 1,2 1,7 1,3

(source : AML 925 WP 227). 

Tab. 5. Hauteurs et durée de submersion dans Lyon et ses faubourgs lors de la crue de la Saône de novembre 1840
Quartiers touchés Désignation des points submergés h. max. atteinte par les eaux Durée de la submersion
Faubourg de Vaise (r.d.) carrefour rues de la Claire / de Saint-Cyr
carrefour rues du Pont / de la Gare / de Saint-Cyr
place Valmy
carrefour rue l’Oiselière/ du Bourbonnais
rue du Chapeau Rouge, en face de l’hôtel
Ecole vétérinaire, dans la cour
3,6 m
3,55 m

2,8 m
3,85 m
3,25 m
3,15 m
26 jours
25 jours

14 jours
27 jours
22 jours
21 jours
Faubourg de Serin (r.d.) Quai de Serin 3,95 m 27 jours
Quartier Saint-Paul (r.d.) Eglise Saint-Paul, dans le chœur 1,02m 5 jours
Quartier Saint Jean (r.d.) emplacement du palais de Justice
église Saint-Jean, derrière le chœur
dans la cour des greniers de l’Archevêché
1,4 m
1,73m
2,26 m
7 jours
8 jours
2 jours
Presqu’Ile (r.g.) rues Mercière et Dubois
préfecture, au portail
passage de l’Argue
carrefour rues Ferrandière / Grolée
place Bellecour, vers la rue de la République
dans l’église et l’Hospice de la Charité
Hôtel-Dieu, dans le vestibule
Rue Sala, près du quai de la Saône
2,55 m
1,37 m
1,5m
1,3m
1,75m
1,5 m
82 cm
1,25 m
12 jours
6 jours
7 jours
6 jours
8 jours
7 jours
4 jours
5 jours

(source : AML 925 WP 227)

Fig. 29. Hauteurs d’eau enregistrées à Vaise et en Presqu’Ile en novembre 1840.
Fig. 29. Hauteurs d’eau enregistrées à Vaise et en Presqu’Ile en novembre 1840.
Photo 6. La place Confort (actuelle place des Jacobins) et l’ancienne Préfecture du Rhône au milieu du XIXe siècle
Photo 6. La place Confort (actuelle place des Jacobins) et l’ancienne Préfecture du Rhône au milieu du XIXe siècle

(source : Borgé, 1978, photographe inconnu).

Photo 7. La place Confort inondée en 1840
Photo 7. La place Confort inondée en 1840

(source : AML 3PH00596, cliché de L. Froissard)

Notes
80.

AML 2WP 029, « Lettre du maire de Vaise au Préfet du Rhône »

81.

AML 3WP 216 « Rapport sur l’inondation de la Saône à Serin », 14 novembre 1840

82.

Le Courrier de Lyon, supplément, 3 novembre 1840

83.

Le Censeur, « Chronique locale », 7 novembre 1840