I.3. Des pertes considérables qui matérialisent la vulnérabilisation induite par l’urbanisation

L’étude de l’endommagement causé par la crue permet de mieux saisir la réalité du risque d’inondation au moment de la catastrophe. L’ampleur des pertes mobilières et matérielles fut considérable, et résulte en grande partie de la vulnérabilisation résultant des choix d’aménagement.

Dans Lyon et ses faubourgs, on a comptabilisé 730 bâtiments détruits ou gravement endommagés par les eaux. Ce chiffre représente plus de la moitié des pertes immobilières enregistrées dans le département du Rhône (1315 maisons). Cependant, comme on peut facilement l’imaginer, tous les quartiers ne furent pas également touchés. Les pages suivantes sont consacrées à l’analyse de l’endommagement et à sa répartition spatiale. On va voir que les faubourgs ouvriers, de construction récente, ont été sans conteste plus touchés que Lyon même, où l’essentiel des bâtiments est fait de pierre et a résisté à la submersion.

Ce sont de loin les plaines de Vaise et Serin qui furent les plus touchées : non pas en nombre de destructions, mais en proportion de maisons écroulées. En plus de comporter une majorité de constructions fragiles, ce sont aussi les quartiers qui ont enregistré les hauteurs d’eau les plus élevées (jusqu’à 3,85 m !) imputables en grande partie aux remous des ponts dont nous avons déjà expliqué la cause. Dans la plaine de Serin, encore peu bâtie (Barre, 1993), ce sont surtout les boutiques et les entrepôts alignés en arrière du quai qui ont été touchés : sur les 23 bâtiments endommagés, 10 sont des entrepôts, dont les deux tiers, édifiés à base de planches et de pisé, se sont complètement effondrés. La totalité des marchandises stockées a été perdue.

A Vaise, la moitié des constructions, bâties en pisé, a été dévastée : sur 600 maisons, 250 se sont écroulées, 40 ont été fortement endommagées84. Les destructions ont surtout concerné les quartiers récents, édifiés depuis 1830 : la plupart des maisons, comportant parfois jusqu’à 4 ou 5 étages, se sont complètement écroulées le long des routes du Bourbonnais et de Bourgogne, de même qu’au sud de Vaise dans la rue du Chapeau-Rouge (« la plus touchée, seules quelques constructions restent debout » précise la presse85), et dans le quartier de Champvert, à l’entrée de Gorge-de-Loup. Par contre les constructions anciennes en pierre, élevées entre la gare de Vaise et Champvert ont été épargnées86.

A Lyon même, peu de dommages immobiliers ont été enregistrés, la plupart des maisons étant en pierre. Pour l’essentiel, les destructions concernent les bâtiments en pisé du quartier de Perrache.

C’est la rive gauche qui enregistre le plus de destructions. La moitié des bâtiments endommagés dans Lyon et ses faubourgs se situe dans la commune de La Guillotière (377 sur 730). Cependant, si l’on ramène ce chiffre au nombre d’habitants, c’est le faubourg de Vaise qui a été le plus frappé, comme on l’a déjà dit. Les secteurs les plus densément peuplés furent sans surprise les plus endommagés : les Charpennes, les Brotteaux, (où 60 maisons dont 42 en pisé furent touchées), dans le quartier de la Buire au sud de la Part-Dieu (38 maisons sur 40 se sont écroulées) et dans la Grande Rue de la Guillotière. Dans les quartiers de Villeurbanne, Montchat, Montplaisir et La Mouche, au bâti plus lâche et d’aspect encore rural, les dégâts furent eux aussi importants mais plus disséminés (Freynet, 2002)

Les dégâts aux infrastructures de transport ont eux aussi été considérables : 3 ponts se sont effondrés sur la Saône (ceux de Saint-Vincent, du Palais de Justice, de La Mulatière), de nombreuses voies ont été dépavées ou se sont affaissées, les quais, digues et chemins de halage ont été fortement endommagés, le chemin de fer de Lyon à Saint-Etienne a subi des dégradations majeures. Dans le département du Rhône, l’Etat a enregistré 730 000 francs de dommages aux routes royales, quais, digues et chemins de halage, tandis que les dégâts causés aux routes départementales se sont élevés à 140 000 francs.

Les réparations faites suite aux avaries causées aux quais, digues et chemin de halage par la crue de 1840 furent les suivantes:

Dans l’inventaire de l’endommagement, les pertes matérielles et de marchandises ne sont pas en reste, ni le manque à gagner des activités industrielles et commerciales dues à l’immobilisation de la ville.

La plupart des embarcations amarrées le long des quais ont été emportées et détruites par les flots : 71 bateaux de marchandises et usines flottantes ont été perdus87. La ville est restée inondée pendant un mois, avec des communications bloquées et une économie paralysée : « une interruption de près d’un mois dans les travaux industriels, dans les relations commerciales, dans les transactions en tout genre […] et pour ainsi dire, la vie de ce département » 88. Indirectement, même les riches commerçants habitant les Terreaux et Saint-Clair, s’ils n’ont pas été inondés, subissent donc d’importants dommages financiers, d’autant plus qu’une grande part des entrepôts de marchandises était installée à Vaise et Serin. A Vaise, les commerçants se font délivrer des certificats justifiant le manquement aux expéditions pendant les quinze premiers jours de novembre, où la navigation était impossible. A Serin, la circulation ne reprend que début décembre.

Le tableau 6 synthétise le montant des pertes financières dans Lyon et ses faubourgs, en francs de l’époque, dont le total est estimé à 9,6 millions de francs.

Tab. 6. Pertes financières dues à l’endommagement direct causé par la crue de 1840
  Montant des dommages (en francs) Part du total des dommages de Lyon et ses faubourgs (%) Part du total des dommages ramenés au nombre d’habitants
Lyon 2 792 862 29,1  
Vaise 4 922 364 51,3 46 %
Serin 875 577 9,1 52 %
La Guillotière 1 010 724 10,5  
TOTAL 9 601 527 100  

(source : AML)

Alors que le total des pertes enregistrées par le département du Rhône dépasse les 16 millions de francs, le montant des sommes consacrées aux secours atteint à peine 2,4 millions, soit moins de 15 % des dommages. L. Freynet (2002) a étudié les modalités de collecte et de répartition des sommes destinées aux secours des sinistrés. L’Etat décide d’un fonds extraordinaire de 5 millions de francs destiné à l’ensemble des 14 départements touchés par la crue. Celui du Rhône, le plus frappé avec plus de 16 millions de francs de pertes totales, bénéficie ainsi de 440 000 francs de la part du Ministère de l’Agriculture et du Commerce. Mais cette aide ne peut répondre immédiatement et complètement à la nécessité des premiers jours, et les édiles locaux font appel à la charité publique. Le montant total des sommes récoltées grâce aux différentes souscriptions se porte à près de deux millions de francs (81 % du montant total alloué aux secours, les 19 % restants correspondant à la somme versée par l’Etat).

Le 7 novembre, un arrêté préfectoral instaure une Commission Centrale chargée de collecter puis de redistribuer des fonds de secours. Dirigée par le Préfet, elle est composée des maires des communes sinistrées et des plus importants notables du département. Dans chaque commune, un comité d’enquête est chargé d’estimer la réalité et le montant des pertes foncières, mobilières et en marchandises, afin de favoriser une répartition équitable des secours. Les sommes disponibles sont distribuées en priorité aux ouvriers indigents et sans ressources. A plusieurs reprises, le préfet insiste sur l’importance de ne pas confondre cette assistance de première urgence avec une quelconque forme d’indemnité, afin de ne pas donner à la population le sentiment d’un droit à l’indemnisation89. Cette position est d’ailleurs mal acceptée par les couches les plus aisées de la population, qui supportent mal de voir leur position sociale ainsi nivelée (Freynet, 2002). Par ailleurs, une partie des habitants de Lyon déplore de devoir partager les sommes récoltées avec la population des faubourgs. En dépit de ces critiques, le préfet reste ferme. La mission de répartition de la Commission Centrale s’achève le 24 mars 1841.

Notes
84.

AML 2WP029, lettre officielle de la mairie de Vaise

85.

Le Courrier de Lyon, « chronique locale », 15 nov. 1840

86.

Le Censeur, 11 nov. 1840

87.

AML 4WP0051, rapport de J.-F. Terme, maire de Lyon sur l'inondation de 1840

88.

ADR 1001bis, session 1838-43, rapport sur l’administration du département présenté par M. le Préfet, 1841-42

89.

AML 4WP0051, Lettre du préfet du Rhône au maire de La Guillotière, 2 janvier 1841