III.1.b. Le deuxième pic ravageur des fleuves

Le répit fut de courte durée puisque le premier épisode va s’enchaîner avec une deuxième crue du Rhône et de son affluent. Le 28 mai, le vent tourne à nouveau au sud, apportant trois jours de pluie battante : l’averse tombe sans discontinuer du 28 au 30 mai. En 36 heures du 28 au 29 mai, il est tombé 132 mm de pluie, soit le cinquième des précipitations annuelles moyennes à Lyon. L’intensité des pluies provoque d’ailleurs un certain nombre de glissements de terrains sur les coteaux de balmes lyonnaises101.

Dans la nuit du 29 au 30 mai, les eaux amorcent une montée brutale : + 1,6 m pour le Rhône, + 0,75 m pour la Saône, qui dépasse les 5 m le 30, et atteint 6 m le 31. Les parties basses des quais sont à nouveau envahies, mais cette fois, bien que les eaux continuent de monter jusqu’à atteindre 6,33 m le 7 juin à midi, l’inondation s’arrête là : suivant l’exemple démonstratif de la rue Centrale, les égouts ont été mis en service et un batardeau a été édifié le long de la rivière au niveau du quai Saint Antoine qui est alors le point le plus bas par lequel les eaux pénètrent en premier. Cette mesure permet de maintenir la circulation quai Saint-Antoine et dans les rues adjacentes. En revanche, les choses vont prendre une tournure bien plus catastrophique sur le Rhône, en particulier en rive gauche, qui va éprouver la plus terrible inondation qu’elle ait jamais enregistré (fig. 31).

Dès le 30 mai, le Rhône a dépassé son maximum de 1840. Du pont Morand au pont de l’Hôtel-Dieu, toute la ligne des quais de rive droite est inondée, suivie de peu par le quai Saint-Clair, puis celui d’Albret en rive gauche. Le 30 à 22 heures, on a terminé d’exécuter les ordres de l’ingénieur en chef Bonnet, qui a commandé de renforcer la digue en terre et fermer les ouvertures maintenues dans la digue des fortifications pour le passage des chemins desservant la campagne environnante. Mais la montée des eaux est telle qu’elle menace fortement les digues et finit d’ailleurs par les submerger par endroits. Le 30 mai, la hauteur du plan d’eau a cru de 3,20 m en 24 h, soit de près de 0,15 m/h. Dès minuit, des infiltrations causées par la présence de nombreux trous de taupes sont repérées dans la digue en terre, à 300 mètres de la redoute du Haut-Rhône, c’est-à-dire dans la partie de l’ouvrage la plus proche de la ville. Rapidement, un renard se forme à l’intérieur du remblai et fait rompre l’ouvrage dans lequel une brèche de 70 m de large se forme en moins d’une demi-heure, de minuit et demi à une heure du matin. Les eaux s’engouffrent à travers l’ouverture et inondent la plaine des Charpennes, qu’on évacue en toute hâte. L’armée est immédiatement envoyée en renfort, et le sauvetage s’effectue à la lueur des torches grâce aux barques de l’Arsenal, à travers un courant rapide et d’autant plus dangereux que les directions en sont mal connues, au milieu des maisons qui s’écroulent de toute part les unes après les autres. En une seule nuit, 402 maisons s’effondrent dans le village des Charpennes. Le 31 mai au matin, toute la plaine en amont du chemin de ceinture est sous les eaux : « jusqu’aux balmes viennoises, on ne voyait, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, qu’une immense nappe d’eau trouble chargée de débris, et au-dessus de laquelle s’élevaient les décombres des maisons écroulées. D’instant en instant un bruit sourd s’entendait dans l’éloignement puis on voyait une poussière épaisse s’élever ; c’est qu’un nouveau bâtiment venait de s’écrouler dans les eaux » 102 .

Alors que l’espace situé en arrière du remblai du chemin de ronde des fortifications continue à se remplir, plusieurs milliers d’ouvriers civils et militaires se hâtent de renforcer et d’exhausser cette deuxième et ultime ligne de protection, dans laquelle des filtrations ont été repérées dès 8 h du matin, « avec des terres rapportées, des fascines, des planches et des gazonnements » 103 . En vain. Pourtant édifiée à 50 cm au-dessus du niveau des eaux de 1840, la promenade sera finalement submergée sous 30 cm d’eau (Bravard, 1985). A midi, le batardeau en maçonnerie fermant le fossé du côté du fort des Brotteaux est emporté sur 100 m. « Aucun moyen humain ne pouvait plus désormais empêcher l’irruption du Rhône dans les Brotteaux » 104 . Une nouvelle alarme est donnée pour évacuer les ouvriers au travail sur le boulevard et tous les habitants des maisons bâties en pisé, qui ont à peine le temps de s’enfuir, sans pouvoir emporter le moindre bien. Les eaux, accumulées en arrière de la deuxième digue à deux mètres au-dessus des Brotteaux, s’engouffrent en trombe dans le quartier intramuros en suivant à peu près la direction du cours Vitton et de l’avenue des Charpennes, où la vitesse du courant est telle qu’elle emporte tout sur son passage « arbres, murs, clôtures, maisons » 105 . L’ingénieur Bonnet note la formation de deux courants principaux : l’un empruntant la direction du chemin des Charpennes et de la rue Saint-André, l’autre suivant la vallée de la Rize et le chemin du Sacré-Cœur. En aval de la lône Béchevelin, les eaux en furie se jettent dans le lit du Rhône en franchissant la crête de la digue de la Vitriolerie, submergée sur plus d’un kilomètre de long. Ces deux axes d’écoulements préférentiels s’expliquent par l’existence d’une topographie de détail expliquée par les héritages géomorphologiques (ancienne lône et ancien cours de la Rize) ; ces dépressions existent encore aujourd’hui : elles ont été mises en évidence par les travaux de G.-C. Ravier au début des années 1980 (1982a et b). Si les vitesses sont moins violentes en d’autres points de la plaine, la montée des eaux est partout extrêmement rapide, engloutissant presque instantanément les maisons en pisé. Le 31 à 19 heures, soit six heures seulement après la rupture du batardeau, la totalité de la plaine en rive gauche située en contrebas des terrasses de Villeurbanne et de la Guillotière est sous les eaux et presque toutes les constructions de terre sont dévastées.

Le Rhône au pont Morand atteint le record de 6,25 m le 31, hauteur inégalée depuis. La hauteur aurait même été de 6,4 m sans la rupture de la digue des Brotteaux (Pardé, 1925). Enfin, la décrue s’amorce jusqu’au 4 juin.

Notes
101.

AML 925WP227

102.

AML925WP227, Rapport de l’ingénieur en chef Bonnet sur les inondations du Rhône et de la Saône pendant le mois de mai 1856 et sur les travaux à exécuter pour protéger la ville de Lyon contre les crues des deux rivières

103.

AML925WP227, Rapport de l’ingénieur en chef Bonnet sur les inondations du Rhône et de la Saône pendant le mois de mai 1856 et sur les travaux à exécuter pour protéger la ville de Lyon contre les crues des deux rivières

104.

AML925WP227, Rapport de l’ingénieur en chef Bonnet sur les inondations du Rhône et de la Saône pendant le mois de mai 1856 et sur les travaux à exécuter pour protéger la ville de Lyon contre les crues des deux rivières

105.

Ibid.