IV.2. L’enquête publique préalable au projet

Comment cet effort financier considérable est-il perçu par les différents acteurs ? Les lyonnais sont-ils unanimes quant à la nécessité d’investir dans un tel dispositif de défense ? La crainte des ingénieurs que le relèvement des quais en avant des maisons ne suscite l’opposition des propriétaires s’est-elle avérée justifiée ? En vertu de l’article 3 de la loi du 28 mai 1858 et du décret d’application du 15 août 1858, la mise en œuvre des projets de défense des lieux habités dut faire l’objet d’une enquête préalable destinée à recevoir les observations de la population sur l’utilité et la convenance des travaux projetés, ainsi que sur la répartition des dépenses. L’étude des registres d’enquête ouverts pendant un mois dans la mairie de chaque commune intéressée apporte de précieux renseignements sur la perception du risque par les différents acteurs146.

Deux enquêtes furent ouvertes à Lyon du 18 octobre au 19 novembre 1858 : une pour les travaux de la Saône, l’autre pour ceux du Rhône. Après avoir été déposés pendant un mois en mairie, les registres furent l’objet d’un avis motivé du commissaire enquêteur, puis du conseil municipal. Enfin, une commission formée par le préfet examina le dossier dans un délai d’un mois, avant que l’ensemble des pièces ne soit adressé par ce dernier au Ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, qui statua le projet par un décret d’application. Pour le Rhône comme pour la Saône, très peu d’observations ont été consignées par les habitants. Pourtant, les dispositions prévues pour la réduction du risque lié aux crues de la Saône avaient été largement consultées en mairie, relayées et discutées par la presse locale. Le petit nombre de remarques n’est donc pas attribuable à un manque d’information, ni à une abstention, et l’on est même en droit d’imaginer que les débats engagés dans les journaux ont été fort suivis par la population. Il faut probablement plutôt y voir une absence de critiques traduisant l’adhésion des Lyonnais au projet.

Tab. 8. Nature et montant total de l’ensemble des travaux de protection réalisés pour la défense de la ville après la crue de 1856
a. Travaux au compte de la Ville seule :
Travaux de défense réalisés par la ville immédiatement après la crue 1856 :
Travaux d'exhaussement réalisés de la presqu'île 500 000
Transformation de la digue d'Albret en quai (élargissement) 150 000
Travaux de voirie à Vaise dans le cadre de l'achèvement du quai de Vaise en 1857 (avant l'exhaussement décidé par le plan Kleitz) 400 000
Travaux de protection complémentaires décidés par la ville et votés au budget de 1857   
remblais des rues des Brotteaux et de la Guillotière (3° ardt) 1 500 000
égouts en presqu'île (1 et 2° ardts)
égouts en rive gauche du Rhône (3° ardt)
350 000
1 050 000
égouts de Vaise et de la Mulatière 1 000 000
TOTAL 4 950 000

b. Travaux à compte commun entre la Ville et l'Etat :
Travaux antérieurs à la loi du 28 mai 1858 exécutés en vertu du décret du 24 juin 1857
 quai de Vaise 3 050 000
 quai de Ste Marie des Chaînes à Serin 425 000
 digue des Brotteaux 1 550 000
 quai de la Tête d'Or 950 000
 commencement du quai Joinville 330 000
TOTAL 6 305 000
Travaux approuvés par le décret du 24 août 1859 en application de la loi du 28 mai 1858
Rectification des ponts de la Saône  
reconstruction du pont d'Ainay 250 000
reconstruction du pont Tilsit 700 000
dérasement des arches du pont de Nemours 550 000
SOUS TOTAL 1 500 000
Exhaussement et rectification des quais de la Saône (9710m)  
 murs de quais, promenades et trottoirs de rive gauche 2 830 000
 reconstruction des chaussées et trottoirs le long des maisons de rive gauche 265 000
 murs de quais, promenades et trottoirs de rive droite 1 535 000
 reconstruction des chaussées et trottoirs le long des maisons de rive droite 370 000
 construction de l'égout de rive droite entre le ruisseau d'Ecully et le pont Napoléon (4500m) 700 000
SOUS TOTAL 5 700 000
Pavage de certaines voies de la Saône incorporés au projet après enquête  
SOUS TOTAL 500 000
Exhaussement et rectification des quais du Rhône :  
 murs de quais, promenades trottoirs et reconstruction des chaussées (8894m) 5 000 000
 construction de l'égout de rive droite entre la place St Clair et le viaduc de chemin de fer (3200 m) 500 000
SOUS TOTAL 5 500 000
TOTAL 13 200 000
Travaux de rectification des quais du Rhône non prévus par le décret du 24 août 1859 mais ajoutés en 1861
 élargissement du quai St Clair de 22 à 30 m 280 000
 élargissement du quai de la Charité de 26 à 30m 150 000
 extension du quai du Prince Impérial sur la section de la digue de la Vitriolerie 370 000
TOTAL 800 000

c. Travaux au compte de l'Etat seul (crédits de la navigation) :
 digue séparative au confluent de la Saône 520 000
 digue des Rivières à la fuite de la digue de la Vitriolerie 150 000
TOTAL 670 000

d. Synthèse :
Coût de l’ensemble des travaux :
à frais commun entre la Ville (50%) et l'Etat (50%) 20 305 000
à charge ville seule 4 950 000
à charge Etat seul 670 000
somme totale à la charge de l'Etat 15 102 500
somme totale à la charge de la Ville 10 822 500
TOTAL 25 925 000

(source : AML).

Concernant les travaux de la Saône, seules 5 observations ont été recueillies, mais qui représentent 106 personnes. La plupart des observations sont favorables au projet et prônent le choix des solutions les plus larges parmi les variantes qui sont envisagées par l’Etat. La seule objection faite, mais qui représente 103 signataires, est celle des habitants de Vaise qui s’opposent à la surélévation des quais nouvellement construits et demandent que la digue projetée en amont de la gare d’eau soit accompagnée de ports et de rampes de tirage pour le bois. Selon eux, exhausser les quais n’empêchera pas l’inondation du fait des filtrations probables qui traverseront les ouvrages sans pouvoir être ensuite évacuées. En fait, comme l’explique Kleitz dans son rapport définitif sur le projet de défense du 22 mars 1859, ces réticences sont motivées par le peu d’intérêt qu’ont les propriétaires des immeubles bordant les quais à l’amélioration proposée : les bâtiments étant en pierre, ils sont peu menacés en cas de submersion, et les dommages éventuels enregistrés par les locataires ne coûtent rien aux propriétaires, tandis qu’un exhaussement des quais leur demandera d’investir dans des travaux pour raccorder les habitations à la chaussée. Par ailleurs, un entrepreneur de transports par eau exprime sa crainte que le dérasement des roches du pont de Nemours gêne ensuite la navigation.

Trente observations sont recueillies à propos des projets concernant le Rhône. Les deux tiers, qui représentent 34 signataires, sont des déclarations en faveur du canal de dérivation à travers les Charpennes. Le seul argument avancé par les habitants est la mise en avant de ce projet par l’Empereur lors de sa visite à Lyon le 31 mai 1856. Les ingénieurs pousseront à l’abandon de ce projet en raison de son coût exorbitant et de la réponse suffisante apportée par le reste des mesures envisagées. Seules deux requêtes sont formulées concernant les dispositions du projet de défense soumis à l’enquête : un signataire demande l’exhaussement du quai Saint-Clair sur toute sa largeur. Enfin, deux signataires demandent l’exhaussement des rues aboutissant à la digue de la Vitriolerie.

Comme on pouvait s’y attendre, le Conseil Municipal appuie fortement le projet, et demande que les dispositions les plus larges soient choisies parmi les différentes variantes proposées. Le point de désaccord concerne la question de la répartition de la dépense : alors que la plupart des villes du Rhône ne contribuent qu’à hauteur d’un tiers aux frais des travaux de protection, l’Etat demande à la ville une contribution s’élevant à la moitié du montant des dépenses, conformément aux dispositions adoptées auparavant pour les travaux de défense réalisés jusque-là. Appuyées par le Préfet et par l’avis de la commission d’enquête, qui est d’ailleurs constituée des principaux notables de la ville, les autorités municipales tentent d’obtenir une plus grande aide de l’Etat, qui maintient sa position, justifiée d’après les Ponts-et-Chaussées par le fait qu’une grande partie des dispositions adoptées concerne autant l’embellissement de la ville que la protection contre les inondations. Finalement, on s’accorde à maintenir les bases de la répartition initiale, mais la ville obtient la réalisation des projets aux dispositions les plus complètes.

Notes
146.

AML 925WP287