II.3.b. L’impuissance du Service Spécial face à la conquête urbaine du corridor

Face à la tendance inexorable à la colonisation du corridor fluvial par les enjeux urbains, les ingénieurs du Service Spécial du Rhône peinent à faire respecter le maintien du bon écoulement des crues imposé par la loi de 1858. Afin d’encadrer le développement anarchique de l’habitat et des industries et de limiter la tendance de la ville à empiéter sur l’espace du fleuve, le Service Spécial décide de prolonger le rempart de protection existant pour endiguer le flot des constructions. De cette manière, le tissu urbain se densifie à l’arrière des nouveaux quais, tandis que le lit mineur conserve une certaine largeur permettant de garantir le maintien de conditions d’écoulement des crues satisfaisantes.

Un rapport des ingénieurs du Service Spécial sur les travaux effectués dans le champ d’inondation du Rhône, adressé à l’Administration Supérieure le 4 avril 1923, illustre parfaitement ce jeu d’acteurs. Les ingénieurs du Service Spécial y expriment leur relative impuissance à empêcher ou limiter l’extension des villes au-delà des limites urbaines qui prévalaient lors du vote de la loi de 1858, et demandent à l’Administration Supérieure de préciser la législation en matière de protection du champ d’inondation192. Ils déplorent d’ être insuffisamment armés par les textes réglementaires et la jurisprudence qui en a découlé pour s’opposer aux travaux exécutés par des particuliers, lesquels risquent de menacer la stabilité des ouvrages de protection contre les inondations ou de perturber l’écoulement normal des crues. C’est justement l’exemple de Lyon qui est avancé :

‘« C’est ainsi qu’à Lyon, immédiatement aux abords de la ville, le champ d’inondation à l’aval de l’agglomération a été progressivement couvert par une série d’immeubles et de murs de clôture qui arrêtent complètement l’écoulement des eaux. Cet inconvénient paraît difficile à éviter dans les cas de cette espèce. Si l’on voulait, en effet, maintenir dans cette région le champ d’inondation, il faudrait interdire de ce côté toute extension de la ville. En général, une telle interdiction soulèverait de très vives protestations et pourrait difficilement être maintenue. On doit donc chercher à remédier aux inconvénients résultant de ces constructions en établissant les quais qui limitent le fleuve dans cette extension de la ville, dans des conditions telles que la section d’écoulement soit suffisante pour que la suppression de cette partie du champ d’inondation n’entraîne pas à l’amont un relèvement sensible des crues. Il s’agit, en somme, de prolonger à l’aval, dans les conditions les plus satisfaisantes possibles, la section du fleuve maintenue entre deux digues longitudinales insubmersibles 193 . » ’

Si la loi du 28 mai 1858 pose comme principe de précaution la nécessité de préserver les champs d’expansion des crues pour éviter une aggravation du risque et permet à l’Administration d’interdire tout endiguement insubmersible, elle ne s’applique pas aux emprises ponctuelles réalisées par les particuliers et ne peut empêcher le développement des constructions dans le lit majeur. La situation est quelque peu améliorée par la loi de 1935 et par son décret d’application datant de 1937, qui mettent en place un nouvel outil réglementaire suite aux crues du sud-ouest de 1930 (Garry et Veyret, 1996). Les plans de surfaces submersibles (PSS) soumettent la réalisation de toute nouvelle construction dans le champ d’expansion des crues à l’autorisation préalable de l’Administration afin de préserver les conditions d’écoulement des crues et d’empêcher l’aggravation de la vulnérabilité. Plus précisément, les PSS visent à prévenir l’exposition des personnes et des biens en y interdisant toute construction dans la zone soumise aux aléas, préserver le champ d’expansion des crues en y contrôlant strictement l’urbanisation et éviter tout endiguement ou remblaiement nouveau qui ne serait pas justifié par la protection des lieux fortement urbanisés.

La circulaire n° 34 du 5 Avril 1952 définit deux zones d’aléa qui sont chacune soumises à des contraintes d’urbanisation différentes :

  • La zone A, dite de grand débit, est inconstructible, sauf autorisation exceptionnelle accordée pour non entrave à l’écoulement des eaux ou déclarée d’utilité publique.
  • La zone B, dite complémentaire, d’écoulement faible voire inexistant, est potentiellement constructible. Une autorisation préalable doit obligatoirement être délivrée par le service gestionnaire des surfaces submersibles, ici le Service de la Navigation Rhône-Saône, sauf pour les bâtiments d’une superficie inférieure à 10 m², et pour les constructions sur des piliers espacés, situés entre le niveau du sol et celui des plus hautes eaux.

Néanmoins, les PSS n’édictent pas d’interdiction générale des constructions : chaque cas particulier doit être examiné par l’Administration technique, qui doit statuer au coup par coup.

Dans la région lyonnaise, il faudra attendre 1972 pour que les PSS de la Saône, du Rhône amont et du Rhône aval soient approuvés. Les territoires de Lyon et Villeurbanne, épargnés par les crues centennales de 1918, 1928 et 1944 sur le Rhône et par la crue cinquantennale de 1955 sur la Saône, ne sont pas concernés par cette nouvelle cartographie règlementaire. Sur ces communes, c’est le plan des zones inondables (PZI) approuvé en 1911 dans le cadre de l’application de la loi de 1858 qui a été en vigueur jusqu’au début du XXIe siècle, avant d’être remplacé par le PPRNI du Grand Lyon. Cette cartographie, qui s’appuie sur le périmètre de l’inondation du Rhône de 1856, n’a cependant jamais été intégrée en tant que servitude dans le Plan d’Occupation des Sols de la Communauté Urbaine. Ainsi, la réglementation n’a pas permis d’enrayer la tendance à l’urbanisation du lit majeur.

Notes
192.

Archives du SNRS, C1433, D8514

193.

Archives du SNRS, C1433, D8514, rapport des ingénieurs du Service Spécial sur les travaux effectués dans le champ d’inondation du Rhône, adressé à l’Administration Supérieure le 4 avril 1923.