Conclusion générale

L’approche développée permet de territorialiser le risque et fait ressortir l’importance de la variabilité spatio-temporelle de l’aléa et de la vulnérabilité du fait de l’interaction complexe des dynamiques naturelle et urbaine. Appliquée à l’espace du « Y lyonnais », elle confirme la pertinence de la démarche géohistorique et systémique globale comme clé de lecture de la complexité du risque, qui enrichit l’équation classique fondée sur le binôme aléa/vulnérabilité. Les deux composantes principales du risque sont appréhendées comme des sous-systèmes en interaction ; elles évoluent, et cette évolution dépend des pas de temps et des échelles considérés. En plus de cela, la définition classique de l’aléa, basée sur l’hydrologie, est enrichie par la prise en compte de l’aléa géomorphologique. Le cas lyonnais corrobore l’hypothèse du rôle joué par l’évolution de l’enveloppe physique de la crue, selon deux échelles de temps emboîtées : sur le temps long, l’aléa évolue du fait de l’ajustement du système fluvial aux variations hydroclimatiques, et interagit avec les dynamiques de peuplement ; à un pas de temps plus court, l’aléa est modifié par effet d’impact des perturbations anthropiques.

La démonstration permet ainsi de nuancer la lecture traditionnellement admise de la construction urbaine des vieilles villes fluviales, qui auraient progressivement domestiqué leur cours d’eau. La conquête de l’espace du fleuve par la ville n’est pas linéaire mais est au contraire rythmée par des interactions entre le milieu fluvial et la société.

Le concept de crise et son alternance avec des phases d’accalmie sont ici essentiels. Dans les périodes de calme hydrologique, au cours desquelles la contrainte fluviale est moins prégnante, on observe une tendance à la conquête du corridor fluvial. Nous avons ainsi vu que le peuplement des terres basses à l’Antiquité, certes motivé par des considérations socio-économiques, a été rendu possible par l’atténuation de la contrainte d’inondation liée à la métamorphose du paysage fluvial dans une période de calme hydrologique. De la même façon, l’absence de crue forte dans la deuxième moitié du XXe siècle a très probablement favorisé le développement des enjeux urbains au sein du lit majeur. On assiste alors à une vulnérabilisation par les actions humaines, à l’échelle du risque et à l’échelle plus vaste du bassin versant, qui fragilise en sourdine le système du risque. D’une part, la vulnérabilité est potentiellement plus forte puisque les enjeux exposés sont plus nombreux ; d’autre part, l’aléa a évolué car l’urbanisation modifie et déplace le risque.

Le retour à une période de crise hydroclimatique, ou, sur un temps plus court, la survenue d’un événement de crue important après une période plus ou moins longue marquée par l’absence de crue forte, matérialise alors l’aggravation du risque à travers l’endommagement et suscite une réaction de la part de la société. Le cas du basculement hydraulique du canal de Miribel est ici exemplaire : quelques années après la mise en service de l’ouvrage, la commune de Vaulx-en-Velin enregistre une aggravation des inondations et demande à être protégée, protection que l’Etat accorde pour compenser l’impact aggravant de l’aménagement. A un pas de temps plus long et à l’échelle du bassin versant, la péjoration hydroclimatique du Petit Age Glaciaire a entraîné une métamorphose du paysage fluvial qui s’est traduite par l’expansion et l’aggradation de la bande active et le durcissement de la contrainte naturelle : une partie de la plaine est redevenue inondable et les crues ont été plus violentes et plus fréquentes. Les édiles ont cherché à protéger les enjeux situés dans le lit majeur par la mise en œuvre de réponses hydrauliques de plus en plus affirmées. La logique de l’urbanisation est entrée en conflit avec la dynamique fluviale, ce qui s’est traduit par des interactions entre ces deux systèmes. On peut distinguer deux logiques :

Dans ce contexte, la survenue des deux inondations catastrophiques successives de 1840 et 1856, causées par des crues qui sont les dernières manifestations paroxystiques de la crise hydroclimatique du Petit Age Glaciaire, marque une rupture dans la relation de la ville avec le fleuve. A Lyon comme dans de nombreuses vieilles villes fluviales, le milieu du XIXe siècle constitue un tournant dans la politique de gestion des inondations en précipitant (au double sens du terme comme nous l’avons déjà souligné) la volonté d’affranchir les villes de la contrainte fluviale et en suscitant un consensus entre la position de l’Etat et celle de la ville. La protection des enjeux urbains devient prioritaire aux yeux de tous, du moins aux yeux de ceux qui détiennent le pouvoir de décision. Les modalités de gestion et les aménagements alors mis en œuvre sont autant d’héritages qui vont durablement influencer le risque d’inondation au sein du « Y lyonnais ».

A l’échelle du bassin versant, les actions humaines ont un effet direct et indirect sur l’aléa en modifiant les entrées sédimentaires et les volumes ruisselés, et en agissant sur les conditions du transit des débits solides et liquides. L’enveloppe physique de la crue est modifiée par l’ajustement du système fluvial, le débit de pointe et les conditions de mise en eau sont transformées. L’impact anthropique concerne donc à la fois l’aléa hydrologique et l’aléa géomorphologique. Les actions mises en œuvre peuvent agir dans le sens d’une réduction ou d’une aggravation, et souvent ces deux aspects sont les versants d’une même réalité : une amélioration locale déplace le risque d’une rive à l’autre ou d’amont en aval (voire d’aval en amont dans le cas des remous liés aux aménagements). Par exemple, la construction de la digue en terre des Brotteaux en 1837-1839 induit une aggravation de la submersion dans le village de Vaulx-en-Velin ; de la même façon, la multiplication des remblais industriels au sud de Lyon à partir de la fin du XIXe siècle a rapidement provoqué un exhaussement des hauteurs d’eau dans les parties non remblayées de la plaine, ce qui est prouvé par la comparaison du niveau des crues de 1856 et 1957 à La Mulatière. Sur un secteur donné, les tentatives de réponse apportées par la société agissent soit en tant que rétroaction positive et atteignent l’objectif visé, à savoir réduire le risque, soit en tant que rétroaction négative lorsqu’elles ont l’effet inverse de celui escompté et entraînent une aggravation du risque. L’effet positif ou négatif dépend d’ailleurs souvent de l’importance de la crue considérée. Le sentiment de sécurité absolue apporté par les digues et l’effet aggravant en cas de surverse ou de rupture de ces dernières est un bon exemple. Si les digues conservent une revanche sur le niveau de la crue, le risque se trouve localement supprimé (du moins en ce qui concerne les débordements directs) ; en revanche, lorsque la protection se montre défaillante, comme sur la rive gauche du Rhône en 1840 ou en 1856 par exemple, l’endommagement est d’autant plus fort que les enjeux se sont multipliés en arrière des ouvrages et que la différence de niveau entre le plan d’eau et les terres jusque-là abritées entraîne la formation de courants violents et dévastateurs. Le cas des extractions massives pratiquées dans le canal de Miribel au milieu des années 1980 est lui aussi riche d’enseignements. Alors que les dragages ont été décidés afin d’abaisser la ligne d’eau et réduire les inondations en rive droite du canal de Miribel, cette mesure a au contraire accentué le phénomène de déconnexion de la rive gauche et augmenté la perte d’écrêtement de cette dernière, ce qui a accentué le report de l’onde de crue sur la rive droite. Au lieu de diminuer, l’aléa inondation s’est aggravé et le risque a augmenté.

L’étude du cas lyonnais permet de confirmer une de nos hypothèses de départ : il est possible de redéfinir le gradient ville-campagne par rapport à l’inondation par la mise en évidence d’un gradient pôle d’activité-pôle de passivité. L’urbain se caractérise par la faculté à se doter des conditions matérielles et perçues de la sécurité. La pérennité de la protection dépend de la préservation des champs d’inondation situés à l’amont, ce qui impose de maintenir l’inondabilité des espaces ruraux ; ces derniers subissent alors l’inondation pour protéger l’urbain. Alors que l’urbanisation se diffuse dans la plaine et que la distinction entre rural et urbain s’atténue, l’héritage des politiques de gestion mises en œuvre depuis le milieu du XIXe siècle reste présent et contribue à différencier les territoires.

La politique de gestion des inondations au sein du « Y lyonnais » implique ainsi trois groupes d’acteurs : ceux qui sont intéressés dans la logique urbaine de protection, qui détiennent le pouvoir économique et décisionnel ; ceux qui défendent les intérêts des territoires situés sur les marges de l’agglomération, qui subissent l’inondation et déplorent souvent d’être sacrifiés au profit de la ville ; et enfin l’Etat et ses services déconcentrés, qui arbitrent les choix des décisions à mettre en œuvre au nom de l’intérêt général. En définitive, la gestion du risque d’inondation résulte de l’interaction entre deux champs de force : les édiles urbains d’une part, marqués par une conception fermée et traditionnelle du rempart de protection, à l’image du rempart de protection contre l’ennemi, et l’Etat d’autre part, qui introduit une vision plus moderne de la gestion des inondations menée à l’échelle du bassin versant. Le troisième groupe d’acteurs reste dépendant des décisions prises par les deux premiers.

Cependant, la position de l’Etat est complexe et ambigüe. La priorité accordée à la protection des enjeux urbains s’est parfois faite au détriment de la gestion du risque à l’aval. Ainsi, lorsque le Service Navigation s’inquiète de l’impact des remblais massifs réalisés dans le couloir de la chimie, c’est uniquement la situation lyonnaise qui est considérée, et non le risque d’aggravation plus en aval dans la vallée du Rhône. En plus de cela, l’enjeu de la gestion du risque d’inondation est compromis par l’existence d’une autre logique considérée comme prioritaire : celle du développement économique et urbain. L’attitude paradoxale de l’Etat est illustrée par l’existence de conflits entre deux services aux missions parfois contradictoires : les Directions Départementales de l’Equipement (qui ont remplacé le Service Ordinaire), chargées de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme, cherchent à favoriser la croissance économique et l’urbanisation du corridor fluvial, tandis que le Service Navigation (anciennement Service Spécial du Rhône et de la Saône), en tant que gestionnaire du domaine public fluvial, a la responsabilité de préserver le bon écoulement des crues et de ne pas aggraver le risque dans le corridor fluvial. Des conflits entre les deux services se sont manifestés à plusieurs reprises en différents points du « Y lyonnais » :

La priorité donnée à la protection des enjeux urbains au détriment des espaces ruraux voisins suscite l’opposition des communes situées sur les marges. Ces dernières se voient refuser la protection au nom de la loi de 1858 jusqu’à ce qu’elles soient suffisamment intégrées à l’espace urbain, moment à partir duquel l’Etat consent des mesures de défense contre les inondations, moins complètes au demeurant que dans le cœur urbain, afin de ne pas déplacer le risque et de ne pas menacer l’efficacité du système de défense de la ville. On peut à ce titre distinguer différents sous-systèmes en fonction de leur proximité vis-à-vis de l’agglomération :

Comment expliquer la disparition de l’enjeu de la protection de Lyon du domaine de préoccupation des acteurs locaux et de l’Etat ? Quelles sont les raisons de la quiétude de la ville, qui contraste avec l’importance accordée à cette question au milieu du XIXe siècle et avec les revendications observables sur les marges ? La démonstration a permis d’identifier plusieurs facteurs d’explication de cette évolution :

Au cours du XIXe siècle, la ville a fortement investi dans la protection du cœur urbain. Suite aux inondations de 1840 et 1856, elle a consenti un effort financier considérable pour se doter des moyens de la protection, réelle et perçue. Le tandem formé du sénateur Vaïsse, maire de Lyon et bras droit de Napoléon III, et de l’ingénieur en chef de la Ville G. Bonnet, va s’employer à concevoir et mettre en œuvre un dispositif de protection complémentaire des travaux hydrauliques encadrés par l’ingénieur d’Etat Kleitz. L’urbanisation a ensuite entraîné le prolongement du rempart le long des nouveaux quartiers, en dépit des craintes du Service Spécial quant à la menace que cette réduction supplémentaire du champ d’inondation faisait peser sur l’efficacité de la protection établie suite à la loi de 1858. L’attitude des édiles urbains traduit d’ailleurs le fait que les acteurs locaux ne raisonnent pas à l’échelle du bassin versant et conçoivent le milieu naturel et la contrainte hydraulique de façon stable, sans envisager que l’aménagement du corridor fluvial puisse aggraver ou déplacer le risque. Les riverains ne semblent pas avoir conscience que la protection acquise au milieu du XIXe siècle n’est pas absolue ni définitive. Cela pose la question de la limite de la protection structurelle : cette dernière procure un sentiment de sécurité complète alors que le système de défense peut être pris en défaut par un mauvais entretien des ouvrages, par l’augmentation des hauteurs d’eau du fait de l’évolution des conditions de propagation des crues ou encore par la survenue d’un événement exceptionnel supérieur aux crues de projet. Ce sentiment de sécurité, conforté par l’absence de forte crue dans la deuxième moitié du XXe siècle, va favoriser l’oubli de la menace des crues et la perte de conscience du risque, et encourager le développement urbain au sein de la plaine. 

Tout se passe comme si la ville estimait qu’elle avait assumé ses responsabilités par l’acquisition d’un dispositif de protection contre les crues, et que la question était ainsi résolue, la gestion du risque étant désormais du ressort de l’Etat.

Par la suite, les lyonnais ont progressivement oublié l’existence du système de défense et le fait qu’une partie de la ville est établie dans le lit majeur des fleuves. On a vu que la plupart des aménagements de protection s’inscrivent dans un mouvement de modernisation de la ville : modernisation de la desserte viaire que l’on place au-dessus du niveau des crues au moyen de remblais ou sur la crête même des quais et des digues, reconstruction des ponts, mise en place d’un système d’assainissement pour l’évacuation des eaux usées et pluviales en aval de la ville, approfondissement du chenal navigable. Les aménagements du dispositif de protection ont été intégrés au paysage et au fonctionnement urbain, et leur rôle de protection vis-à-vis des crues s’est trouvé effacé, masqué par les autres fonctions urbaines qu’ils remplissent et occulté par l’absence de crue forte. Cet oubli est favorisé par l’effet du barrage de Pierre-Bénite qui a créé un plan d’eau au niveau relativement stable qui ne traduit plus les variations de hauteur entre les basses eaux et les petites crues.

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la problématique des inondations a été occultée par la priorité donnée au développement économique, dans une période qui coïncide avec une phase de calme hydrologique, où la mémoire des crues n’est pas réactivée par les caprices du fleuve. L’aménagement du Rhône et de la Saône réalisé des années 1950 à la fin des années 1980, qui n’a pourtant pas vocation à réguler les crues, est ainsi perçu à tort comme un facteur de réduction de l’aléa. On assiste dans cette période à une évolution du mode de gestion du risque : le principe de l’endiguement du cœur urbain associé à la préservation de la capacité d’étalement des crues au sein du lit majeur situé sur les marges a été remplacé par l’édification de remblais au sein du lit majeur qui devaient être compensés par l’approfondissement de la voie d’eau. Suite à la récession économique liée aux chocs pétroliers, l’Etat s’est progressivement désengagé des projets d’aménagement du territoire en cours, par souci d’économie des finances publiques. Dès lors, peut-on avancer que plus personne ne semble s’être soucié d’améliorer ou de garantir la protection de Lyon contre les crues jusqu’à une date récente, et certaines mesures destinées à compenser les effets de l’urbanisation n’ont pas été mises en œuvre, en particulier dans la plaine de Miribel-Jonage ?

Alors que la problématique des inondations semble avoir disparu des préoccupations des gestionnaires, des décideurs et de la population, le développement des actions humaines à l’échelle du bassin versant et sur l’espace du risque, en lit mineur et en lit majeur, a complexifié le système du risque : d’une part la courbe de la vulnérabilité potentielle augmente au sens où les enjeux se multiplient au sein de la plaine historiquement inondable et d’autre part l’aléa est modifié. La quiétude de la ville contraste avec les revendications des marges qui subissent l’inondation et connaissent même dans certains cas une aggravation des inondations. L’augmentation du risque provoque la réaction des populations concernées qui cherchent à obtenir une meilleure protection. Cela se traduit par des conflits entre les acteurs et les populations exposées qui ont le sentiment d’être sacrifiées au profit des intérêts urbains.

Le retour d’événements de crue importants en Europe et dans le bassin du Rhône (mais non à Lyon) a matérialisé l’aggravation du risque et a entraîné la réactivation de la problématique de gestion des inondations. Dans ce contexte de recrudescence des crues fortes, auquel s’ajoute l’incertitude liée au changement climatique qui fait craindre la survenue d’événements plus fréquents et plus importants, les acteurs se mobilisent pour adapter la politique de gestion à la situation actuelle.

On retrouve ici le rôle déterminant des crises dans l’évolution des politiques de gestion. La succession d’événements dommageables depuis le début des années 1990, dont le caractère catastrophique s’explique en grande partie par l’impact des actions humaines, provoque une réaction de la société. Comme au milieu du XIXe, l’évolution de la politique de gestion est motivée par la prise de conscience de la limite de la protection structurelle. Ce qui a changé cependant, c’est que le corridor est aujourd’hui en grande partie occupé. Ceci signifie que le risque ne peut pas être supprimé, et ce pour deux raisons principales. Premièrement, il n’est pas possible de réduire suffisamment l’aléa au droit des secteurs à enjeux par un étalement ou un stockage des crues à grande échelle, car on ne dispose plus des terrains nécessaires. Il n’est plus possible, contrairement à ce qui fut instauré par la loi de 1858, d’imposer l’inondation des champs d’expansion des crues car ces derniers abritent aujourd’hui de nombreux enjeux liés à l’urbanisation. La restauration des champs d’inondation nécessite l’accord des acteurs locaux. On touche ici au deuxième changement majeur : la vulnérabilité a fortement augmenté en lien avec l’expansion de l’urbanisation. Il y a plus de territoires à enjeux forts, et ces enjeux sont plus vulnérables du fait de la multiplication des échanges et de la complexité grandissante de l’urbanisation.

L’enjeu de la politique actuelle est donc triple :

Au terme de notre analyse, quel bilan peut-on faire de la situation actuelle de l’agglomération lyonnaise face au risque de crue du Rhône et de la Saône ? Lyon est-elle une ville à risque ? La façon dont l’Etat et les acteurs locaux envisagent le risque est-elle complète au regard des héritages géomorphologiques et anthropiques et à la lumière des expériences praguoise et parisienne ?

Parvenir à un tel diagnostic est une tâche complexe du fait même de la variabilité spatio-temporelle des composantes du risque et de leurs interactions. L’approche géohistorique et systémique nous a permis d’apporter des éléments de réponse et de souligner les points noirs et les incertitudes à prendre en compte dans l’équation du risque. Cette dernière ne peut s’appréhender pleinement sans un raisonnement multiscalaire qui permette de jouer sur les échelles de temps et d’espace afin de saisir le risque dans toute sa complexité. L’enjeu est de comprendre les tenants et les aboutissants des dynamiques actuelles, « naturelles » et sociétales, à la lumière des héritages qui jouent un rôle actif dans la configuration du risque actuel ; la démarche permet d’apporter des éléments de prospective sur la base de la connaissance des évolutions passées et en cours. Elle permet également un retour sur les effets des politiques de gestion mises en œuvre et sur le contexte d’élaboration de ces dernières. Néanmoins, nous ne prétendons pas ici à l’exhaustivité, et le bilan présenté reste provisoire et en partie théorique : seule la survenue d’un événement extrême aura l’autorité d’un fait avéré.

A l’échelle du bassin versant, les volumes ruisselés ont dans l’ensemble augmenté du fait de l’imperméabilisation des sols et de la modification des pratiques agricoles, ce qui reste cependant difficilement quantifiable, mais tout de même avéré sur la Saône. Les barrages-réservoirs semblent avoir un effet presque nul lors des grandes crues ; l’Etude Globale Rhône a montré que les barrages de Génissiat et de Vouglans peuvent potentiellement jouer un rôle régulateur sous certaines conditions et dans une certaine mesure, mais il existe un problème de compatibilité des usages des retenues et de définition de l’ordre des priorités. La retenue de Vouglans peut-elle être considérée comme un des éléments du dispositif de protection de Lyon et de l’aval par l’écrêtement des pics de crue de l’Ain, dont on sait le rôle déterminant dans la formation des crues fortes à Lyon ? Pour l’instant, il n’y a pas de revendication de l’aval quant à une fonction d’écrêtement du barrage, et EDF affirme la priorité de la production hydroélectrique. Cela pose la question de la définition de l’ordre des priorités entre la gestion des inondations, la qualité et la quantité d’eau (eau potable et gestion de la pénurie), la production hydroélectrique, vocation première des ouvrages, et le tourisme. Les effets attendus du changement climatique vont très probablement accentuer le problème de l’incompatibilité des usages des retenues : comment concilier la gestion des fortes crues et de la pénurie ? Il est indispensable de constituer une réserve pendant la période de hautes eaux en prévision des pénuries estivales, tandis que la fonction d’écrêtement implique de maintenir une tranche utile au stockage des crues. Les deux fonctions sont conciliables pour les crues d’automne et d’hiver, mais le problème se pose au printemps : il faudrait à la fois qu’un volume important soit stocké mais qu’une partie suffisante des débits de crue soit stockable si une crue tardive survenait.

Par ailleurs, les volumes stockés dans la plaine d’inondation lors des grandes crues ont diminué du fait de l’emprise des constructions, de l’artificialisation des conditions de mise en eau par les barrages au fil de l’eau et par les aménagements formant obstacle à l’écoulement des crues dans la plaine, ainsi que par l’ajustement fluvial aux perturbations anthropiques (incision du lit mineur par tarissement du débit solide du fait des extractions de gravier, du piégeage de la charge solide dans les retenues et de la végétalisation des versants en altitude ; comblement du lit majeur par sédimentation fine). La fonction naturelle du laminage des crues a donc diminué, ce qui provoque très probablement une augmentation du débit de pointe, une accélération du transfert de l’onde de crue et une aggravation du risque de concomitance des pics de crue du Rhône et de ses affluents. L’augmentation de la débitance du chenal par approfondissement du lit et la contraction du champ d’inondation sont localement perçus comme des facteurs d’amélioration (ce qui est à nuancer si l’on considère l’impact de l’incision du canal de Miribel sur l’aléa en rive droite), mais ils contribuent à aggraver le risque à l’aval. Il faut donc jouer sur les échelles pour définir une gestion optimale, et intégrer l’évolution dynamique de l’hydrosystème. L’amélioration de la connaissance en matière de prévision et d’anticipation de l’hydrogramme de crue est un enjeu pour optimiser la gestion hydraulique des ouvrages et améliorer l’alerte. Sur la Saône, il s’agit de mieux anticiper l’onde de crue pour abaisser les barrages de navigation et réduire l’augmentation des crues juste débordantes ; sur le Rhône amont, la modification des consignes d’exploitation des barrages de la CNR permettrait d’augmenter les volumes stockés dans les Vieux-Rhône et de ralentir le transfert de l’onde de crue. 

Dans l’ensemble, le transfert des masses d’eau est accéléré et les débits de pointe augmentent vers l’aval. Face à ces perturbations anthropiques, Lyon semble relativement épargnée comparée aux villes du Rhône aval qui ont payé un lourd tribut à l’urbanisation de la plaine depuis le début des années 1990. Il semblerait que l’agglomération lyonnaise, du fait de sa position à l’amont du corridor du Rhône le plus aménagé et de l’importance du système de défense contre les crues, soit moins concernée par l’augmentation du risque que les villes du Rhône aval, qui subissent par ailleurs les effets des aménagements réalisés à Lyon. Mais aucune crue notable n’est survenue à Lyon depuis plus de cinquante ans, depuis que les enjeux se sont multipliés sur les marges ; celles-ci sont moins bien protégées et constituent les points noirs du système du risque actuel à Lyon. En plus de cela, il convient de souligner un certain nombre d’éléments qui posent question quant à la sécurité de la ville.

Sur l’espace du risque, le système de défense apporte une amélioration notable mais il comporte des lacunes et n’est pas infaillible en cas de crue exceptionnelle, supérieure au maximum historique connu.

La protection contre les débordements du Rhône est relativement efficace dans la ville intramuros et dans le couloir de la chimie, en particulier en rive gauche du canal de fuite de la CNR. Pour une crue millénale, ces secteurs seraient à l’abri des débordements du Rhône grâce à l’endiguement et à l’approfondissement du lit du Rhône ; sur le Rhône aval, l’importance du volume dérivé dans le canal de fuite de Pierre-Bénite contribue à fortement réduire l’importance de l’aléa. Dans ces secteurs, le risque de rupture de digue est faible car les ouvrages sont larges et imperméabilisés, d’autre part l’importance du remblai urbain en arrière des ouvrages réduit l’écart entre la crête des ouvrages et le niveau du terrain situé en arrière. Cependant, les inondations indirectes n’ont pas été complètement supprimées ; en l’état actuel des connaissances, il n’est pas possible d’établir un diagnostic précis de l’importance de ce type de risque car il reste pour l’instant moins bien connu. On sait cependant que l’inondation par remontée de la nappe reste possible malgré l’amélioration apportée par les drains de la CNR ; les remblais ont permis de surélever les constructions mais ils ne sont pas tous insubmersibles. En plus de cela, la multiplication des aménagements en sous-sol complexifie la situation. Par ailleurs, les gestionnaires de réseaux ont été peu impliqués lors de l’élaboration du PPR, contrairement à ce qui a été fait à Paris, et la vulnérabilité liée à ces enjeux reste elle aussi mal connue. Or, comme l’a souligné M. Reghezza à propos du cas parisien (2006), ce point est essentiel à l’échelle d’une grande agglomération et devrait être un des enjeux de la gestion du risque à venir.

Par ailleurs, pour les crues caractéristiques envisagées par les gestionnaires, la protection de l’agglomération présente des lacunes à partir desquelles l’inondation reste possible. Le centre historique lyonnais reste exposé à une crue très forte de la Saône. Les extrémités du rempart édifiées au XXe siècle sont vulnérables en cas d’événement supérieur à la crue centennale ou bicentennale : Vaulx-en-Velin, les terrains de la Cité Internationale, les quartiers de Vaise et de Gerland. Les digues, les remblais et l’approfondissement du chenal par les dragages ont amélioré la situation dans la traversée de la ville mais ils ont apporté un sentiment de sécurité absolue alors qu’ils ne sont pas infaillibles. Ces zones potentiellement exposées constituent pourtant des enjeux essentiels dans la stratégie actuelle de développement de l’agglomération qui ne semble pas envisager d’amélioration de la protection à l’heure actuelle. Les quartiers historiques du Vieux Lyon et de la Presqu’Ile revêtent une valeur patrimoniale précieuse pour une ville classée au patrimoine mondial de l’Unesco et qui mise sur l’ouverture internationale et le tourisme. A ce titre, le pôle tertiaire prestigieux de la Cité Internationale constitue également une vitrine pour l’agglomération. Les vieux quartiers industriels de Gerland et de Vaise sont pour leur part en cours de requalification et sont destinés à accueillir le développement futur de l’agglomération alors qu’ils restent inondables en cas de crue exceptionnelle.

A Vaulx-en-Velin, la mise en œuvre du PPR a révélé une situation paradoxale : la municipalité et les habitants pensaient que les digues avaient apporté une solution définitive à la question des inondations. Pour s’affranchir de la contrainte du fleuve, la commune avait d’ailleurs consenti un investissement financier important au milieu du XXe siècle. La sécurité de la ville aurait dû être garantie par le doublement de la ligne de protection au moyen de la ceinture autoroutière construite pas l’Etat dans les années 1980. A l’époque, l’Etat s’était engagé à adapter les caractéristiques de l’ouvrage à cette exigence. Or, la réactualisation de la connaissance du risque menée ces dernières années a révélé les lacunes du dispositif, ce qui est inquiétant au vu de l’importance des enjeux situés en arrière des ouvrages. Le zonage du PPR affiche l’existence du risque sur le territoire de la commune, assorti des contraintes spécifiques liées à la proximité des digues et au risque de rupture. Face à cela, les riverains estiment que l’Etat doit respecter son engagement initial de supprimer la contrainte de l’inondation. Ils considèrent qu’il est contradictoire et doublement contraignant de devoir supporter la servitude liée au débordement direct et au risque de rupture de digue sur un même secteur. Vraisemblablement, la protection de ce secteur va être une des priorités de l’Etat dans les années à venir ; il est déjà prévu de renforcer la deuxième ligne de défense.

On a vu que la question de la vulnérabilité de la ville reste posée en cas de survenue d’une crue exceptionnelle de l’Ain, du Rhône et de la Saône, qui verrait coïncider le pic de crue du fleuve et de ses affluents. Cela pourrait donner un débit remarquable sur le Rhône aval et poser des problèmes de remous sur la Saône dans la traversée de la ville. Quelle est la probabilité, même très rare, d’un tel scénario et quelles en seraient les conséquences ? L’étude de la bibliographie prouve que ce cas de figure ne peut pas être complètement exclu, d’autant plus que le transfert de l’onde de crue du Rhône et de la Saône est très probablement accéléré pour les raisons que nous avons expliquées. Les événements survenus en Europe centrale en 2002 ont de surcroît confirmé que des crues exceptionnelles n’ayant encore jamais été observées sont possibles. En plus de cela, l’incertitude liée au changement climatique impose de considérer la question avec sérieux. Mais ce scénario n’a pas été envisagé lors de l’élaboration du PPR du Grand Lyon ; la modélisation utilisée pour déterminer l’aléa est basée sur l’alternance du pic du Rhône et de la Saône (le Rhône monte puis s’abaisse pour laisser passer le flot de la Saône, avant de remonter une fois que la pointe de la rivière s’est écoulée). Or la question a réellement son importance et mériterait d’être posée car elle intéresse Lyon-même et pose également la question de la sécurité des digues CNR à l’aval, notamment dans le couloir de la chimie qui abrite plusieurs usines classées Seveso : que se passerait-il en cas de débit supérieur à la crue de projet ?

Enfin, qu’en est-il du risque de mobilisation brutale en cas de crue forte des graviers accumulés au Grand-Camp et des conséquences du relèvement éventuel du fond du lit qui pourrait en résulter sur les niveaux du plan d’eau dans la traversée de la ville, en particulier au droit du resserrement du pont Poincaré, à proximité de l’entrée du tunnel du boulevard périphérique et des bâtiments de la Cité Internationale ?

A l’amont de Lyon, la préservation du champ d’inondation dans le Val de Saône et dans la plaine de Miribel-Jonage représente un enjeu pour la protection de Lyon et du Rhône aval. Ces secteurs connaissent une aggravation du risque et s’opposent à un gel de leur développement économique au nom des intérêts lyonnais.

La plaine de la Saône est relativement bien protégée pour une crue du type de celle de 1955 car la réglementation a permis de prendre en compte ce niveau d’aléa dans l’aménagement. Mais la situation reste préoccupante en cas de crue supérieure à ce qui a pendant longtemps été la crue de référence, mais qui reste bien en-deçà du maximum historique connu. En particulier, la zone industrielle de Neuville, qui joue un rôle dans l’animation économique du secteur, reste inondable dès la crue forte. En plus de cela, les remblais ont empiété sur le champ d’inondation et ont très probablement accéléré le transfert de l’onde de crue, déjà accru par l’approfondissement du chenal navigable, ce qui a sans doute augmenté le risque de concomitance entre le pic de crue de la rivière et celui du Rhône. Les élus locaux et les acteurs économiques contestent la position prudente de l’Etat qui veut imposer la référence à la crue exceptionnelle de 1840. Cette mesure est perçue comme une confiscation du libre arbitre des riverains qui revendiquent le droit de choisir eux-mêmes de prendre ou non le risque de vivre en zone inondable tout en continuant leur développement économique. A l’échelle du bassin versant, et donc au-delà des enjeux locaux, la plaine de la Saône joue un rôle dans l’écrêtement des crues et de la réduction du risque à l’aval, mais les acteurs locaux accepteront-ils de subir l’inondation ou de limiter l’occupation du lit majeur pour protéger les enjeux urbains situés à Lyon et sur le Rhône aval ?

Sur le Rhône amont, la perte de la capacité d’écrêtement de l’île de Miribel-Jonage a entraîné une aggravation des inondations en rive droite du canal de Miribel et pose question quant à l’augmentation des niveaux à l’aval. Les communes de Niévroz et Thil connaissent une aggravation des inondations liée à l’impact des actions humaines à l’échelle du bassin versant et dans la plaine (ajustement de l’hydrosystème aux travaux de canalisation puis aux extractions massives pratiquées en lit mineur et emprise des remblais qui modifient les conditions d’écoulement et réduisent le volume stockable). Elles demandent à être protégées, mais la mise en œuvre de telles mesures (restauration de la capacité d’écrêtement de la rive gauche ou endiguement localisé) est conditionnée par la volonté de ne pas aggraver le risque à l’aval et la priorité implicite accordée aux enjeux établis en rive gauche, qu’il n’est pas question de compromettre. De fait, la gestion de l’inondation dans la plaine de Miribel-Jonage est gouvernée par la priorité donnée aux intérêts de l’agglomération lyonnaise situés en rive gauche du canal de Miribel et à l’aval. L’Etude Globale Rhône a souligné l’enjeu de restaurer l’inondabilité des zones inondables pour abaisser le niveau des eaux au droit des secteurs exposés, à Niévroz, Thil et Vaulx-en-Velin. Cela pourrait permettre de réduire la mise en charge hydraulique de l’endiguement de Vaulx-en-Velin et réduire le risque de rupture. Or des études ont montré la difficulté d’améliorer la capacité d’écrêtement de l’île de Miribel-Jonage dans la situation actuelle ; cent-cinquante ans après la réalisation des premiers aménagements, les formes sont relativement fixées. Aujourd’hui la réouverture des brèches est une question complexe : on s’interroge sur le gain à en attendre dans la configuration actuelle. Par ailleurs il existe un problème de compatibilité des usages de la plaine, dont la priorité hiérarchique n’est pas celle de la protection contre les crues. A l’heure actuelle, le secteur est stratégique pour l’alimentation en eau potable de l’agglomération lyonnaise, et la préservation de cette fonction essentielle induit des choix de gestion contradictoires avec la volonté de préserver, et à plus forte raison restaurer, l’étalement des crues dans l’île de Miribel-Jonage.

A l’heure où ces lignes sont écrites, Lyon ne dispose pas encore de plan de gestion de crise : qu’arriverait-il si un événement exceptionnel survenait dans la situation actuelle ? La question reste posée, malgré le gros effort d’actualisation de la connaissance du risque mené ces dernières années : une fois de plus, il importe que les acteurs locaux ne considèrent pas comme résolue la question complexe de la gestion du risque d’inondation. Il apparaît primordial de rétablir la conscience du risque car force est de constater que les acteurs locaux et la population restent peu sensibles au caractère potentiellement inondable d’une grande partie de l’agglomération. L’idée de la « culture du risque » est en vogue à l’heure actuelle, mais elle recouvre néanmoins un enjeu essentiel : se préparer à une crise grave pour éviter un scénario catastrophique, réduire la vulnérabilité des biens et des personnes et organiser la gestion de crise pour ne pas être pris au dépourvu lorsqu’une crue exceptionnelle surviendra, ce qui est inévitable à plus ou moins long terme. L’accent est mis sur une sensibilisation de la population riveraine et des acteurs au risque actuel, sur la mémoire des crues historiques grâce aux repères de crue, mais il est aussi important de ne pas avoir une vision statique, à un instant t, de ne pas avoir une mémoire figée mais d’intégrer la notion de variabilité spatio-temporelle et l’histoire complexe des dynamiques à l’œuvre.

L’approchegéohistorique et systémique permet une analyse globale des phénomènes et contribue à l’effort collectif de compréhension et de gestion du risque dans toute sa complexité, en enrichissant l’équation classique par la prise en compte des interactions entre les composantes du risque, à l’interface nature-société, et de leur évolution dans le temps et dans l’espace. Les cartes obtenues permettent de territorialiser le risque. Elles peuvent constituer un outil d’aide à la décision intéressant car elles permettent de poser les bases objectives d’un débat entre les différents acteurs du risque, pour mieux cibler les mesures à mettre en œuvre en fonction de la réalité des territoires. Ces réflexions ouvrent également sur l’aspect pédagogique du SIG, pris cette fois en tant qu’outil de sensibilisation de la population urbaine et périurbaine à l’histoire des terres du Rhône et de la Saône, qui peut ainsi contribuer à promouvoir une certaine culture du risque en milieu fluvial urbain et périurbain.