Introduction

En 1866, Paul Cézanne fait le portrait de son père. Voit-on seulement l’anecdote, Louis-Auguste, si craint, si réticent à la vocation de Paul, mais acceptant néanmoins de poser pour son fils ? Ou la nature morte, peinte quelque temps auparavant, placée au dessus de la figure paternelle, comme pour mieux affirmer son indépendance ?... Où l’événement du tableau, est bien alors, à la lettre, le nom du journal, qu’on lit à l’envers : le père prenant connaissance de l’article de Zola dans L’Evénement 2 , de l’ami Emile qui défend becs et ongles la jeune peinture en train de bouleverser les codes picturaux, quel joli clin d’œil…

Mais alors, le regard change. Les obliques inversées du fauteuil et du journal, le contraste entre le blanc du journal, doublé par celui du fauteuil, et le noir de la veste, doublé par la grande tache de la porte, la pâte, épaisse, de la touche, qui rend le « phrasé » du peintre si visible : on est bien déjà dans la révolution impressionniste.

Il s’est produit quelque chose du même genre dans le roman : aux alentours de 1860, on a aussi touché à la place que l’événement y occupe. Que s’est-il donc passé ? Là aussi, l’événement a été mis sens dessus dessous, un renversement s’est produit, avec lequel ce genre littéraire n’en a pas encore fini. Et que s’est-il passé, après ? On a continué à écrire des romans. Avec quels événements, pris en compte de quelles façons ?

Telle est, à très grands traits, l’histoire qu’on va tenter de raconter ici.

***

Faisons-la commencer par une hypostase. Wladimir Propp, le linguiste russe, érigeait le conte russe en archétype. De la même façon, et s’inspirant de sa Morphologie du conte, n’est-il pas remarquable que les grands théoriciens du récit aient très généralement trouvé le leur dans un certain roman du XIXe siècle ?

Je formulerai deux hypothèses : ou bien quelques romanciers et nouvellistes du XIXe siècle sont parvenus à une perfection indépassable, et leurs œuvres constituent des modèles – aussi bien pour les romanciers postérieurs que pour les narratologues ; ou bien les théories se sont indexées sur ce qui est devenu un artefact (on parle alors de roman "classique", de modèle "balzacien") et c’est l’objet d’étude privilégié qui alors dicte ses codes et ses recettes 3 . Et qui devient la norme : « La clôture réaliste, c’est celle qui va de soi, celle dont normalement il n’y a rien à dire, car il ne lui manque rien.[…] Quand nous pensons à la clôture narrative, nous avons dans l’esprit le grand roman réaliste et naturaliste.[…] La norme de la clôture narrative se réalise dans l’œuvre réaliste 4  ». Nous retiendrons le privilège accordé dans ce qu’on pourrait appeler "l'invention d'une tradition".

Erich Auerbach, le grand philologue allemand, aboutit aux mêmes conclusions, cette fois du point de vue de l’histoire littéraire. Il situe les prémisses des grandes tendances du roman réaliste dans l’« historisme » allemand (Herder, Möser) de la fin du XVIIIe siècle. En réaction contre celui-ci serait né le premier romantisme de Goethe et de Schiller, dont les écrits restent peu ancrés dans la réalité historique du moment. Et c’est en France, avec Stendhal, puis Balzac, et en Russie, avec Gogol, puis Tolstoï et Dostoïevski, que le réalisme, entendu ici comme la prise en compte des événements contemporains et leur intégration au mouvement même de l’œuvre, a pris son essor – pour devenir en définitive le schème prégnant, et presque hégémonique, de toute la littérature romanesque occidentale 5 .

Un paradigme narratif serait donc né dans le courant du XIXe siècle avec les romanciers cités par Auerbach. Mais il serait naïf de croire qu’il serait parfaitement délimitable dans le temps, ou qu’il couvrirait tout le champ de la littérature occidentale de l’époque. Dans tout ce mouvement, bien entendu, les frontières sont floues, tant du point de vue historique que classificatoire, et l’éventail des possibles est largement ouvert… Comme l’écrit Paul Ricœur (justement à propos des « types d’intrigues hérités du roman du XIXe siècle »), « ce que nous appelons paradigmes sont des types de mise-en-intrigue issus de la sédimentation de la pratique narrative elle-même 6  ». Fort de ces réserves et de ces garde-fous, on peut quand même affirmer, d’une part que c’est sur ce modèle que s’est élaborée une immense partie de la production fictionnelle ultérieure, jusqu’à aujourd’hui (et notamment de la littérature policière à la science-fiction, voire dans d’autres formes de médiats que l’écrit – B.D. ou cinéma par exemple), d’autre part que ce même modèle a aussi subi un certain nombre de remises en cause – auxquelles nous nous intéresserons particulièrement. Dès lors les "déviances" qu’on observera seront lues dans la perspective de cette sédimentation, devenue un paradigme certainement moins élaboré, d’un point de vue théorique, par ceux que l’on inclut généralement en lui (les romanciers du "XIXe siècle", les guillemets voulant simplement signifier que ce "XIXe siècle" n’a évidemment pas son commencement en 1800, ni sa fin en 1900… 7 ) que par ceux qui le contestent par la suite.

Il convient d’ajouter que ce "paradigme" propre au champ littéraire ne peut être dissocié d’une vision générale du monde, qui a pris la forme, singulière, d’une sorte de mixte de continuité et de discontinuité dans l’appréhension du temps. Il nous a semblé que l’étude du concept d’événement, encore peu étudié pour lui-même 8 , permettait peut-être de rendre compte, et de cette vision du monde, et des figures qu’elle prend dans l’écriture fictionnelle que je nommerai désormais "classique" 9 , et enfin des transformations radicales que cette vision du monde a pu subir par la suite.

Nous allons donc parler ici de la révolution qui s’est opérée en littérature dans la deuxième partie du XIXe siècle. Encore, dira-t-on ? Certes, mais non plus comme Sartre, en y voyant la production significative de l’avènement d’une nouvelle bourgeoisie, ou comme Bourdieu, la révolution symbolique initiée par Baudelaire et Flaubert en un refus conjoint des arts bourgeois et social, mais en se concentrant sur les transformations subies par l’événement, cet objet si singulier de la littérature.

N’est-il pas au cœur même de l’idée de narrativité ? Pour employer le langage courant 10 , s’il s’agit de "nous raconter quelque chose", de "faire un récit", n’est-ce pas qu’il doit "se passer quelque chose" – c’est-à-dire des événements 11  ?

Mon étude portera donc sur le nouvel événementiel 12 qui commence à apparaître dans une certaine fiction romanesque occidentale à partir, singulièrement, de Bouvard et Pécuchet et de Bartleby. Mais comme il s’agit de "mesurer" des ruptures aussi bien que des persistances, nous devons disposer d’un "étalon" – que, suivant en cela la pente des narratologues, nous allons chercher dans ce fameux roman "classique". Pour mieux appréhender le "nouveau", il faut bien comprendre "l'ancien", auquel il s’oppose. C’est pourquoi la première partie dresse une sorte d’état des lieux de l’événementiel dans le roman réaliste, en particulier balzacien 13 .

Cet étalon se construira selon un double mouvement : d’abord, dans une perspective se rattachant à l’histoire des idées, il s’agit de montrer que l’événement est au cœur de la vision du monde qui traverse tout le XIXe siècle. Ensuite, d’une manière plus large, à travers l’examen de différentes pensées et théories modernes de l’événement, seront précisés les caractères principaux de l’événement romanesque "classique" 14 , dont la remise en cause sera plus ou moins radicale dans plusieurs grandes œuvres de fiction postérieures – en concordance, là aussi, avec de nouvelles "conceptions du monde".

Cette première étape a donc pour but de montrer comment cet événementiel informe les grandes branches du "savoir 15 " au XIXe siècle : le roman de type balzacien en priorité, mais aussi la discipline historique, et même la science biologique de Cuvier. On se demandera en particulier si la position centrale de l’événement (sous le nom de catastrophe) dans la théorie cuviériste n’est pas conséquente à une certaine "façon de raconter" généralisée, s’appliquant même à une pensée scientifique...

La première partie va permettre de préciser ce qui par la suite sera remis en cause. Historico-épistémologique, elle commence par une description de la place centrale de l’événement dans ces trois branches (roman, histoire, biologie), ce qui conduira à en dégager les caractères, en faisant appel alors à une lecture plus philosophique du concept.

Il sera ici question de continuité et de discontinuité. L’événement est une fracture dans le tissu du temps. Comment reconstruire, recoudre la trame qu’il déchire ? Le "XIXe siècle" répondra en reprenant à son compte le « post hoc, ergo propter hoc » de la rhétorique classique. On insistera donc sur les causes, on détaillera les conséquences.

Que devient cette vision du monde, avec et après Flaubert et Melville ? Car c’est à cette conception, très peu "consciente", de la narrativité, que vont s’opposer un certain nombre de romanciers majeurs. Après avoir rapidement montré que cette remise en cause passe également à travers, à nouveau, la biologie, avec Darwin, et l’histoire, avec l’école des Annales, je me concentrerai sur la place de l’événement dans la fiction romanesque, du naturalisme jusqu’à Beckett.

En réponse au "siècle" qui le précède, le "XXe siècle" tentera de cerner l’événement dans sa radicale nouveauté. Mais, même si cela le fait parfois succomber à la tentation du fragmentaire, il serait trop caricatural de le réduire à la discontinuité. Car il cherche aussi à comprendre cette chose si profonde : l’événement crée la continuité du temps. Atemporalité ? Ce n’est donc pas si sûr…

Mon hypothèse est donc qu’une rupture épistémologique, une mutation de paradigme (en étendant ces notions, développées par Gaston Bachelard et Thomas Kuhn : on assiste à un changement de vision du monde, de Weltanschauung, qui trouve son illustration comme son origine 16 aussi bien dans la science "dure" que dans le récit romanesque) s’accomplissent entre Cuvier et Darwin, entre l’histoire positiviste issue de Comte et l’histoire non événementielle des Annales, entre Balzac et Joyce. Rapprocher ces noms, c’est déjà montrer l’étendue de la révolution du mode de penser dont j’entreprend l’analyse.

Elle me conduira à montrer, et qu’un certain nombre de ruptures ont lieu, ouvrant la voie à d’autres formes d’événements qui n’avaient pas été pris en compte auparavant (l’événement intérieur, l’événement de l’instant), et que, sous des apparences nouvelles, persistent des formes anciennes (le roman d’aventures).

***

Reste à expliciter les délimitations, à justifier les choix.

  • 1°) Délimitations temporelles :

Nous irons très généralement, pour fixer sur des noms les frontières temporelles de la recherche, de Flaubert à Beckett et Sarraute. Pourquoi le premier – et avec lui le naturalisme ? Parce que, mais c’est là un lieu commun, l’auteur de Madame Bovary inaugure la « crise du roman », autour de 1860. Ce que j’espère apporter de nouveau, c’est l’angle sous lequel va être lue cette crise, en reliant le changement de paradigme qui s’y manifeste au changement dans la considération de l’événement dans le roman. A l’autre bout, pourquoi Beckett et Sarraute ? Parce qu’il semble bien qu’on ne puisse s’éloigner davantage du paradigme ancien qu’avec ces deux écrivains. Ils apparaissent ainsi particulièrement exemplaires du nouveau mode romanesque.

  • 2°) Délimitations géographiques :

Dans ce domaine, la difficulté à délimiter précisément le champ tient à l’idée même d’Occident. Où commence-t-il, où finit-il ? Seule sa frontière nord paraît claire – mais peut-être justement parce qu’elle n’existe pas…

Il n’est donc pas question de donner des précisions définitives ici. On sait bien qu’à l’ère moderne la multiplicité et la facilité des échanges ont décloisonné toutes les littératures.

C'est peut-être quand même du côté du Levant que la "limite" est la moins problématique : la littérature orientale, de l’aire musulmane jusqu’à la Chine et au Japon, issue de traditions au moins aussi anciennes, diffère de la nôtre dans ses caractères, ses thèmes, ses modes narratifs. Dès lors une étude de la place de l’événement dans les romans orientaux prendrait probablement des voies très différentes de celles que je vais tracer 17 .

Sauf pour la Russie – mais on sait bien que l’Europe va de l’Atlantique à l’Oural… Je ne pouvais donc faire moins que d’évoquer le grand roman russe, en telle interaction avec toute la littérature européenne. Notre "connaissance de l’Est" rencontrera donc Tolstoï et Dostoïevski, Tchekhov et Gogol – jusqu’à Soljenitsyne et Chalamov.

La frontière ouest n’est guère plus précise. Comment, par exemple, ne pas prendre en compte la littérature américaine ? Les Etats-Unis ne se voient-ils pas comme la pointe avancée de la culture occidentale jusqu’à l’aire pacifique ? C’est donc précisément à partir de cette question de la frontière que seront étudiés certains romanciers d’Outre-Atlantique.

Au Sud, on n’a pas plus de chance. Si la Méditerranée fait office de frontière naturelle, alors il faudrait exclure toute référence aux littératures du Maghreb et d’Afrique noire ? Ce serait singulièrement réducteur, tant elles ont partie liée avec les anciennes puissances coloniales, et surtout tant les pistes qu’elles ouvrent sont riches – et dans la prise en compte des événements réels, et dans le renouvellement des formes narratives. L’extrême vitalité de ces littératures aurait mérité un développement spécifique, pour lequel la place a manqué – mais certainement pas l’envie…

Enfin, le problème s’est posé dans les mêmes termes pour la littérature latino-américaine. Ne pouvant, là non plus, me lancer dans une étude particulière, je me suis limité à confronter la vision du monde de deux écrivains, l’un des Etats-Unis (Boyle), l’autre du Mexique (Fuentes), pour montrer que c’est peut-être dans cette confrontation même que se trouve une part de la "vérité" de ces deux littératures, américaine et latino-américaine.

  • 3°) Choix des auteurs :

Par son ampleur, le sujet imposait de faire des choix, qui ne peuvent éviter de susciter des interrogations. Comme pour une anthologie, ou pour la sélection d’une équipe sportive, on pourrait ainsi se demander : pourquoi privilégier Broch plutôt que Thomas Mann, dont l’importance n’est pas moindre ? Pourquoi Musil plutôt que Gombrowicz ? Pourquoi préférer Sarraute et Beckett à Butor et Robbe-Grillet ? Et où est passé Gide, dont Les faux-monnayeurs inaugure la mode de ces romans qui se retournent sur leur propre écriture ? Etc., etc.

Pour chaque angle d’étude, le critère a été le même : quels étaient les auteurs qui l’illustraient particulièrement ? Je prendrai un seul exemple. Un certain nombre de romanciers aurait conduit le roman vers ce qu’on a nommé (un peu vite, je tâcherai de le montrer) un épuisement de la narration, où ne cesserait de s’amoindrir la place de l’événement. J’évoque assez largement ce thème, d’abord en opposant les romanciers de l’aventure et ceux que j’ai appelés les romanciers de l’ennui (Troisième Partie), mais surtout en explicitant cette pente qui ferait glisser, depuis Bartleby et Bouvard et Pécuchet, jusqu’à Sarraute et Beckett, en passant par un certain Maupassant, puis par Kafka et Joyce (Sixième Partie). Un certain Gombrowicz, encore lui (je pense en particulier à Cosmos et à certaines nouvelles), n’aurait-il pas sa place dans ce mouvement vers une supposée « immobilité » narrative ? Ou encore, de manière si différente, Arno Schmidt, Robbe-Grillet ? Et que dire de Gertrude Stein ? Il fallait éviter les redites. Et je ne suis pas sûr qu’intégrer de nouveaux auteurs aurait permis d’apporter beaucoup de nouveautés par rapport à ce que j’ai pu écrire à propos de ceux finalement retenus. Une dernière précision, qui pour moi va de soi : l’exemplarité de ces derniers, indéniable, ne diminue en rien la qualité des auteurs écartés. Il ne s’est agi, la plupart du temps, ni d’un jugement de valeur, ni d’un jugement de goût…

Je parlais de manques. A l’inverse, peut-être jugera-t-on excessives les présences philosophiques – qui risqueraient d’instrumentaliser la littérature, en la réduisant à une simple illustration de concepts. Mais c’est le contraire qui est vrai. Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Gilles Deleuze et Félix Guattari définissent leur activité comme un artisanat : le philosophe est un fabricant de concepts, qui peuvent parfaitement être opératoires dans d’autres champs que celui dans lequel le philosophe les avait présentés. C’est de cette façon que je peux utiliser certaines notions philosophiques : comme outils qui peuvent aider à saisir le mouvement d’une œuvre. Ce serait alors bien davantage les philosophes qui pourraient se plaindre qu’on instrumentalise leur discipline…

  • 4°) Questions narratologiques :

On aura peut-être un autre regret, concernant quelques omissions narratologiques. Par exemple, on ne lira aucune étude générale concernant la « vitesse » du récit (c’est Gérard Genette qui a initié ce genre de recherche sur les relations entre un événement et sa narration 18 , dont les exemples canoniques vont de Tom Jones à L’Education sentimentale). Mais plutôt que d’entreprendre une étude systématisée des différentes vitesses dans le "roman du XXe siècle", il m’a paru préférable d’évoquer la question lorsque les singularités d’écriture de tel ou tel auteur l’exigeaient (pour exemple : Faulkner et son événement "différé").

De la même façon, il n’y a pas de développement général concernant les focalisations et la prise en compte du récit de l’événement. Là encore, je me suis plutôt intéressé au déplacement qui s’est opéré : le transport de l’événement dans le for intérieur et dans le langage, ouvrant la voie à une forme de continuité beaucoup plus large que celle du XIXe siècle.

Qu’en est-il enfin de la prise en compte du réel dans le roman ? La plupart des études récentes concernant l’événement romanesque sont consacrées à cette question. Même si elle fait l’objet de ma dernière partie (à partir, plus spécifiquement, de l’expérience concentrationnaire, qui, je l’affirme, n’est pas un événement comme les autres), elle n’est pas centrale dans mon propos, qui se veut plus généraliste.

Ma recherche m’a plutôt conduit, on va s’en rendre compte, à « réfléchir au statut de l’événement tel qu’il se manifeste dans la littérature moderne », et à tâcher d’y lire ce que Dominique Rabaté nomme, à la suite de Walter Benjamin, la « crise de l’expérience » qui caractérise le XXe siècle. Je n’ai rencontré son article qu’« après-coup », mais je peux reprendre, presque mot pour mot, son projet : pour moi aussi, de cette crise, il s’est agi d’« examiner les répercussions ou les signes dans le roman, pour autant que l’on veuille bien admettre premièrement, que cette crise concerne au premier chef une crise de la temporalité, et deuxièmement, que le roman, comme forme littéraire vouée à la configuration du temps, s’en fait l’une des premières chambres de résonance 19  ». Je me suis assigné pour tâche de montrer que cette crise de la temporalité prend la figure essentielle d’un renversement de l’échelle des positions de la continuité et de la discontinuité du temps, tant humain que supra-humain : il y a transfert de la continuité à l’échelle de la vie humaine et de la vie intérieure, ce qui s’accompagne de la considération, beaucoup plus forte parce que faite par isolation et suppression, de la discontinuité essentielle qu’est l’événement.

Notes
2.

Les spécialistes débattent encore pour savoir si le peintre n’a pas changé le nom du journal. Selon certains, jamais Cézanne n’aurait osé montrer l’article de Zola à son père, que celui-ci n’aurait sans doute pas accepté de lire…

3.

Un article de Jean-Louis CHISS analyse l’impensé du structuralisme littéraire des années 1960, qui transfère les codes et concepts de la linguistique structurale, en particulier saussurienne, à l’analyse des récits. Il montre «comment une certaine lecture de Saussure et d’abord du célèbre couple langue/parole a servi de catalyseur au développement du structuralisme littéraire, des formalistes russes à Roland Barthes » (« Du structuralisme linguistique au structuralisme littéraire : la présence du récit », in Récit et connaissance, textes publiés par F. Laplantine, J. Lévy, J.-B. Martin, A. Nouss, Publications du Centre de Recherches et d’Etudes Anthropologiques, Presses Universitaires de Lyon, 1998, pp. 165-173). La métaphorisation que constituent ces transferts conduit à parler, tout « naturellement », de la « langue du récit », de la « grammaire narrative », sans que soit interrogé le rapport homologique mis en place. Par ailleurs le structuralisme n’a-t-il pas poursuivi l’impossible objectif de trouver des invariants et des structures stables dans le récit, indépendamment de toute historicité ? Il a alors cru trouver la forme canonique du récit dans le roman du XIXe siècle.

4.

Armin Kotin MORTIMER, La clôture narrative, Corti, 1985, p. 139.

5.

Voir notamment les chapitres XVII, XVIII, XIX de Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale[1946], trad. de l’allemand par C. Heim, TEL Gallimard, 1994.

6.

Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Seuil, 1986, p. 16.

7.

Ce changement s’effectue aux alentours des années 1850-1860. Nous ne saurions prendre assez de précautions pour qu’on évite de croire à une systématisation excessive du projet : on visera des tendances, non des règles ou des lois.

8.

Paul VALERY le regrettait déjà en 1931: « La notion d’événement, qui est fondamentale, ne semble pas avoir été reprise et repensée comme il conviendrait » (Regards sur le Monde Actuel, Idées Gallimard, 1982, p. 16). Récemment, un certain nombre de travaux, qu’on sera amené à rencontrer tout au long de ce travail, ont toutefois commencé à s’intéresser à cette notion, à divers points de vue. On remarquera cependant que, si elle a commencé à être prise en compte dans certaines études spécifiquement littéraires, celles-ci considèrent beaucoup plus généralement la place de l’événement réel (historique, fait-divers) dans la fiction qu’elles ne s’interrogent sur ce qu’est un événement dans une fiction. On sera amené à revenir sur ce point.

9.

Le qualificatif est très usité à propos du roman, de Roland BARTHES, dès Le degré zéro de l'écriture[1953] à Lucien DÄLLENBACH, qui l’identifie, de façon tout aussi généraliste, au « grand roman réaliste et naturaliste » (« Du Fragment au Cosmos (La Comédie Humaine et l’Opération de Lecture I) », revue Poétique, n° 10, 1979, pp. 420-431. P. 420). Et lorsqu’un romancier contemporain affirme : « Chaque période historique a sa forme et le roman a été celle du XIXe siècle » (Vidhiadar S. NAIPAUL, entretien, Le Monde, 20 septembre 2002), c’est encore à ce roman "classique" qu’il fait référence. Je fais miennes, en les transposant à la sphère littéraire, les réflexions d’Ilya PRIGOGYNE et Isabelle STENGERS sur l’usage du terme de "classique" en épistémologie : « On parle beaucoup de science classique. Le qualificatif revêt quelquefois un sens précis. Le plus souvent, il sert les fins d'une stratégie d’opposition. Classique, craignons-le, évoque pour les dévôts l’idée d’un "avant". Avant la rupture.[…]avant la science : le geste de démarcation repousse alors une "pseudo-science" ancienne, naïve, entachée de présupposés, trop proche du "bon sens". Or le terme "classique" possède une qualité majeure : il désigne un style, et donc une culture. Qualifiant la science, il nous aide à la penser partie intégrante d’un ensemble de pratiques économiques, artistiques, techniques, sociales » (« La dynamique, de Leibniz à Lucrèce », in Critique n° 380 : Michel Serres : Interférences et turbulences, janvier 1979, pp. 35-55, p. 35). C’est ce style, si l’on veut, que l’on va s’attacher à cerner.

10.

Antoine COMPAGNON, dans Le démon de la théorie (Seuil, 1998), montre comment la théorie littéraire a passé son temps à se construire contre un tel "sens commun".

11.

Le récit est très généralement référencé à l’événement. Voir par exemple Dorrit COHN, qui donne cette définition "consensuelle" : « un récit est une série d’assertions traitant d’une séquence d’événements liés causalement et qui concernent des êtres humains (ou des êtres semblables à eux) » (Le propre de la fiction[1999], trad. de l’anglais par C. Schaeffer, Seuil, 2001, pp. 27-28). Au cours de notre discussion, nous retrouverons, sous forme problématique, la plupart des termes de cette définition (voir aussi Gérard GENETTE : « le récit ne connaît que des événements ou des discours (qui sont une espèce particulière d’événements, la seule qui puisse être directement citée dans un récit verbal ) » (Nouveau discours du récit, Seuil, 1983, p. 42).

12.

On distinguera l’événement et l’événementiel, comme le fait Eric MARTY dans son étude du "cas" Althusser (Louis Althusser, un sujet sans procès. Anatomie d’un passé très récent, Gallimard, coll. « L’infini », 1999). Le second, « toujours de l’ordre du scénario ou du récit », est « enchaînement déterministe des causes », tandis que le premier, « bloc opaque sans avant ni après », est une « éternité sans causes », un « procès sans sujet ni fins » (pp. 45-47). Pour Marty, l’énigme du philosophe (et sa folie) est tangible dans le récit autobiographique de L’avenir dure longtemps, auto-justificateur, où Althusser fait de la strangulation de sa femme un événement détaché de toute dialectique et de tout procès, et tente de « détruire ou suspendre l’événementiel pour faire de la scène du meurtre un événement pur » (p. 44).

13.

Certes, il ne s’agit pas de feindre d’ignorer qu’un certain nombre de romanciers du XXe siècle, comme Kundera, se réfèrent, plus ou moins explicitement, à la "tradition" du roman du XVIIIe siècle (Sterne et Diderot par exemple, dont le relais est assuré, en sous-main, au XIXe siècle par un Nodier, un Jean-Paul…). Reste que cette référence se fait peut-être bien, là encore, contre le roman balzacien…

14.

Proposant ainsi des réponses au problème posé par Sartre (il est vrai dans une autre perspective) : « Notre problème technique est[…] de rendre la pluridimensionnalité de l’événement » (Qu’est-ce que la littérature ?[1947], Folio Gallimard, 1982, p. 371).

15.

J’emploie ce terme dans le sens que lui donne Michel FOUCAULT : « ce à partir de quoi se bâtissent des propositions cohérentes (ou non), […] se déploient des théories. […] C’est aussi l’espace dans lequel le sujet peut prendre position pour parler des objets auxquels il a affaire dans son discours. […] Le savoir n’est pas investi seulement dans des démonstrations, il peut l’être aussi dans des fictions, dans des réflexions, dans des récits, dans des règlements institutionnels, dans des décisions politiques. […] C’est le champ de coordination et de subordination où les concepts apparaissent et se définissent » (L’archéologie du savoir[1969], Gallimard, 1999, pp. 237-239). Je souligne.

16.

Je me contente de rappeler ici les remarques de Thomas PAVEL : « Il m’est impossible de souscrire aux théories selon lesquelles l’esprit d’une époque (qu’on l’appelle Zeitgeist ou épistémè) règne sur les hommes en déterminant de manière impersonnelle la forme et le contenu de leurs connaissances et de leur art. » Et Pavel prend l’exemple de Chateaubriand, Mme de Staël, Benjamin Constant, Schlegel et Kleist : « Dira-t-on que [leurs œuvres] portent toutes la même marque de l’époque ? Que René, tout comme Michael Kohlaas, Corinne, Lucinde et Adolphe sont des œuvres, mettons, "romantiques" ? J’accepte volontiers le terme, mais il me semble qu’il désigne moins un trait commun[…] que l’atmosphère culturelle issue de leur action convergente. Ce terme désigne un résultat final fort palpable, et non pas un principe invisible qui aurait, dès avant le commencement, présidé à la création de ces œuvres » (Pensée du roman, Gallimard, 2003, pp. 411-412). Les historiens modernes ne disent pas autre chose. Voir les remarques de Fernand BRAUDEL au sujet de « la règle de réciprocité » à l’œuvre dans l’avènement du capitalisme : villes et monnaies sont « à la fois des moteurs et des indicateurs » du changement : elles le provoquent et en sont aussi la conséquence (La dynamique du capitalisme[1985], Champs Flammarion, 2002, pp. 20-21). Ou cette observation d’Edward SAÏD, parlant de «la dialectique entre le texte ou l’écrivain individuel et la formation collective complexe à laquelle l’œuvre en question est une contribution » (L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident[1978], trad. de l’anglais (américain) par C. Malamoud, Seuil,2005, p. 37).

17.

Même si la littérature japonaise, par exemple, a, surtout depuis la guerre, beaucoup à voir avec toute la littérature occidentale, et singulièrement américaine.

18.

Genette retient quatre catégories : pause, ellipse, scène, sommaire (voir Figures III, Seuil, coll. « Poétique », 1972, pp. 122-144).

19.

« Figures de l’après-coup (le temps de l’événement dans le roman moderne) », in Les figures du temps, sous la direction de L. Couloubaritsis et J.J. Wunenburger, Presses universitaires de Strasbourg, 1997, pp. 221-232 (pp. 222-223).