Première partie. Catastrophe, événement historique, événement romanesque

Tout événement, si misérable ou si odieux qu’il soit en lui-même, lorsque les circonstances en sont sérieuses et qu’il fait époque, ne doit pas être traité avec légèreté ; ce qu’il fallait voir dans la prise de la Bastille (et ce que l’on ne vit pas alors), c’était, non l’acte violent de l’émancipation d’un peuple, mais l’émancipation même, résultat de cet acte. On admira ce qu’il fallait condamner, l’accident, et l’on n’alla pas chercher dans l’avenir les destinées accomplies d’un peuple, le changement des mœurs, des idées, des pouvoirs politiques, une rénovation de l’espèce humaine, dont la prise de la Bastille ouvrait l’ère, comme un sanglant jubilé
François-René de CHATEAUBRIAND 20

Quelle était donc la place de l’événement dans ce Zeitgeist, cet « esprit du temps » d’avant le changement ? A cette question initiale, on va proposer une réponse qui va s’articuler entre science de la vie, histoire, récit romanesque.

Articulation qui, je le mesure, ne va pas de soi. Précisons d’emblée qu’il n’y a ici ni quête d’une hypothétique précédence chronologique entre ces trois "disciplines" du savoir, où l’une aurait "devancé" les autres – ni revendication d’un quelconque ordre hiérarchisé, où l’une dominerait orgueilleusement les autres.

Une enquête historique n’est pas non plus dans notre propos, et courrait en outre le risque de se conformer à certains préjugés, plus ou moins scolaires, plus ou moins tenaces, soit en faveur d’une vision scientifique du monde, soit en faveur d’une option plus artistique, ou plus philosophique...

De même, l’ordre de présentation choisi n’est aucunement le reflet d’une prétendue suprématie vis à vis de ce qu’on nommerait la réalité. La littérature ne "suit" pas les transformations de la science, et résiste à une éventuelle instrumentalisation par elle. Rappelons ce qui pour nous est une évidence, les vérités artistique et scientifique ne sont pas hiérarchisées 21 ...

Nous irons du moins fictif (la biologie, dont on verra, nous l’avons dit, que dans le cas de Cuvier ce n’est peut-être pas aussi clair…) au plus fictif (le roman) – en passant par cette position intermédiaire qu’en tant que science humaine occupe l’histoire. Il y a d’abord à ce choix des raisons d’ordre méthodologique.

Et en premier lieu celle-ci : le concept de catastrophe apparaît, explicite, en toutes lettres, dans la biologie de Cuvier. Evénement à caractère universel 22 , et qui occupe une place centrale dans sa théorie, elle y est dès lors beaucoup plus directement lisible que dans l’écriture romanesque. Pas plus prégnant : je montrerai que l’événement est aussi au cœur de l’écriture fictionnelle.

Mais je suis d’entrée conscient d’une difficulté épistémologique, soulevée en son temps par Michel de Certeau. En cherchant « des cohérences reçues » propres à une époque donnée, qui seraient « impliquées par le perçu ou le pensé d’un temps, des systèmes culturels susceptibles de fonder une périodisation ou une différenciation des temps », ne risque-t-on pas de tomber dans « les ambiguïtés de ces systèmes d’interprétation [qui] tiennent essentiellement au statut incertain, ni chair ni poisson, de ces "tonalités" qui ne sont pas lisibles à la surface des textes, mais sous-jacentes, réalités invisibles qui porteraient les phénomènes » ? Sorte de mystérieuse et problématique « âme collective », d’« inconscient collectif », « trace d’un ontologisme » persistant ? « Ce sous-sol représente le besoin qu’en a l’historien, plus qu’il n’est un instrument d’analyse ; il signifie une nécessité de l’opération scientifique, et non une réalité saisissable dans son objet 23  ».

Alors, pure commodité heuristique ? Je dirai simplement ceci toutefois : c’est aussi pour minimiser le risque d’une herméneutique excessive, ou incontrôlée, que je pars précisément de l’œuvre de Cuvier pour l’étude de la place de l’événementiel dans le récit romanesque. Car il n’y a en elle aucune "sous-jacence", l’événementiel n’y est pas que "tonalité": non seulement la catastrophe y est explicite, mais elle est au fondement de la doctrine scientifique. Et de plus, elle fait l’objet d’un récit de la part du biologiste : c’est bien une histoire qu’il nous raconte, on est bien dans un moment narratif.

Une réflexion de Georges Canguilhem a confirmé les choix faits. Les concepts de catastrophe et d’événement, sont, bien sûr, très liés à ceux d’évolution et de développement 24 . Or voici ce qu’en dit le grand épistémologue : « Sans doute, les concepts en question ont joué à l’époque [le XIXe siècle] – et continuent à jouer – un grand rôle aussi dans la pensée des philosophes, des historiens, des sociologues et des psychologues. Mais nous estimons que c’est d’abord au point de vue du biologiste qu’il faut se placer pour saisir, indépendamment de toute extension hors du domaine d’origine, le sens instructif d’une réformation du concept 25 ». Si, comme je l’ai dit, je ne crois pas que ces concepts trouvent nécessairement leur "domaine d’origine", au sens chronologique, dans la pensée biologique, il reste que c’est dans ce domaine qu’ils apparaissent le plus immédiatement repérables. C’est ainsi que l’on entendra la formule de Canguilhem.

A ces premières raisons, méthodologiques, justifiant les "détours" préliminaires par d’autres modes de savoir que ceux de la "pure" littérature 26 , s’en ajoutent d’autres, plus fondamentales, cette fois d’ordre épistémologique.

C'est Michel Foucault qui suggère la principale : « L’existence d’un tel jeu de déplacements [il s’agit très généralement ici des ruptures engendrées par de nouvelles théories dans un « système notionnel préalable »] ne rend-il pas impossible la prise en compte d’un domaine ou d’une pluralité de domaines sans tenir compte en même temps de l’articulation du ou des objets d’études choisis par rapport au réseau général de concepts scientifiques disponibles en un moment déterminé ? 27  » Conformément à ce programme, il me paraît difficile de négliger cette nécessité épistémologique pour l’étude de cette autre sphère de la production d’une époque qu’est la littérature romanesque.

Je l’ai dit, la forme de l’œuvre la plus connue de Cuvier n’est d’ailleurs peut-être pas si éloignée de celle-ci. Il s’agit bien d’un récit, oùla catastrophe-événement occupe la position centrale. Le Discours 28 reste enté sur le texte biblique de la Genèse 29 , son aspect est parfois très narratif 30 , et l’auteur-narrateur, au je omniscient, nous raconte une histoire (au sens de Benveniste)du passé, beaucoup plus proche d’une "histoire naturelle" sur le modèle qui court de Pline l’Ancien à Buffon que d’un essai scientifique.

Notes
20.

Mémoires d’outre-tombe[1848], Livre de Poche, 1988, t. I, p. 217.

21.

Il s’agirait donc plutôt de faire ce que Roger Caillois a appelé des études « diagonales », de tracer des « obliques » entre les branches du savoir. Ou, pour faire référence à un autre écrivain de ces frontières, d’entrer dans « la zone intermédiaire » entre pensée artistique et pensée scientifique (voir Robert MUSIL, « Notes pour une métapsychique »[1914], Essais, trad. de l’allemand par P. Jaccottet, Seuil, 2001, p. 73).

22.

Entre événement et catastrophe, il y a un flou terminologique de la part de Cuvier lui-même : « La vie a donc été souvent troublée sur cette terre par des événements effroyables. Des êtres vivans sans nombre ont été victimes de ces catastrophes » (Discours sur les révolutions de la surface du globe[1812 puis 1825], Bourgois, 1985, Op. Cit., p. 42). Mais la biologie contemporaine est tout aussi vague : « certains considèrent la grande coupure de Stehlin comme l’événement le plus dramatique du Tertiaire. Cet événement est dès lors érigé au rang de catastrophe et appelé "Terminal Eocent Event" » (Hubert THOMAS, Préface au Discours…, p. 16). Ce serait donc bien par son ampleur que l’événement deviendrait catastrophe…

23.

Michel de CERTEAU, L’écriture de l’histoire, Gallimard, 1975, pp. 38-39. N’ y a-t-il pas ici l’écho de la mise en garde kantienne contre le risque de faire du jugement téléologique un jugement déterminant (soit « d’attribuer de la causalité par rapport à un objet à un concept d’objet, comme si ce concept se trouvait dans la nature (et non en nous) »), alors qu’il appartient à la faculté de juger réfléchissante (Critique de la faculté de juger, trad. de l’allemand par A. Philonenko, Vrin, 1979, p. 182) ? Cette question, capitale, sera souvent au cœur de notre propre réflexion.

24.

Une des tâches que se sera assignée Michel Foucault aura précisément été de "déconstruire" ces liens (« ces formes immédiates de continuité ») pour mieux faire droit à cette «population d’événements » qui remplit «l’espace du discours en général » (L’archéologie du savoir, Op. Cit., p. 38. Voir également L’ordre du discours, Gallimard, 1976, en particulier pp. 58-62).

25.

Georges CANGUILHEM, Georges LAPASSADE, Jacques PIQUEMAL, Jacques ULMANN, Du développement à l’évolution au XIXe siècle, PUF, 1985, p. 3.

26.

La forme particulière du "savoir littéraire" est résumée ainsi par Roland Barthes : « La littérature ne dit pas qu’elle sait quelque chose, mais qu’elle sait de quelque chose » (Leçon, Seuil, 1978, p. 19). Elle serait « dans les interstices de la science » (p. 18).

27.

Michel FOUCAULT, «La situation de Cuvier dans l’histoire de la biologie », Revue d’Histoire des Sciences, n° 23, PUF, 1970, pp. 63-92 (p. 76). Voir aussi la citation de L’archéologie du savoir, supra.

28.

Le titre, devenu emblématique, de l’œuvre la plus célèbre de Cuvier est exactement : Discours sur les révolutions de la surface du globe et sur les changements qu’elles ont produits dans le règne animal.

29.

On se doit de signaler que les historiens de la biologie sont en débat sur la question. Si Goulven LAURENT écrit : « Bien que la vision de destruction totale des espèces ne correspondît pas aux données de la Genèse, Cuvier se présentait comme un défenseur du Déluge biblique » (Paléontologie et évolution en France 1800-1860, de Cuvier à Lamarck, Editions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1987, p. 21), d’autres sont moins affirmatifs : « les progressionnistes (Cuvier, Buckland, etc.) n’ont certainement pas songé à se servir de la Genèse I comme d’une source pour leur géologie, pourtant[…] on peut tenir pour assuré que l’effet de la Genèse I sur ces croyants fut de les induire à situer leurs théories dans un cadre historique » (Régis HOOYKAAS, Continuité et discontinuité en géologie et biologie, Seuil, 1970, p. 264). En fait, Hooykaas semble penser que ce sont plutôt les successeurs de Cuvier qui ont rapproché son catastrophisme et la doctrine chrétienne : « Contrairement à ce que l’on soutient en général, on doit dire que la doctrine cuviériste de la fixité des espèces et son catastrophisme ne se fondaient pas sur ses convictions théologiques, mais étaient d’ordre purement scientifique[…]. Malgré tout, l’illustre école des paléontologistes et géologues anglais de la première moitié du XIXe siècle adopta ses théories de catastrophes et de renouvellement des faunes, mais en les interprétant comme des manifestations de l’intervention divine » (pp. 316-317). Voir enfin Claudine COHEN : « L’explication catastrophiste du devenir de la Terre et le fixisme biologique qui en est le corollaire – constituent un cadre narratif qui entretient un rapport complexe et ambigu avec les dogmes de la religion chrétienne. […] Si le mot de "Diluvium" désigne dans la géologie cuviérienne les alluvions anciennes recouvrant les niveaux tertiaires, il évoque inévitablement le Déluge biblique, dont Cuvier affirme qu’il peut bien coïncider avec la dernière des grandes catastrophes. En cela, l’œuvre de Cuvier apparaît bien à certains égards comme une tentative pour concilier le savoir scientifique avec une lecture plus ou moins littérale du texte de la Genèse. Dans le système ainsi construit, le cadre de l’histoire biblique – et tout particulièrement l’épisode diluvien – imprime encore un sens à l’élaboration d’une histoire de la nature » (L’Homme des origines, savoirs et fictions en préhistoire, Seuil, 1999, p. 40).

30.

Exemple : «Des êtres vivans sans nombre ont été victimes de ces catastrophes ; les uns habitans de la terre sèche se sont vus engloutis par des déluges, les autres, qui peuplaient le sein des eaux, ont été mis à sec avec le fond des mers subitement relevé… » (Discours sur les révolutions …, Op. Cit., p. 42).