Chapitre I. Les sciences de la vie et la catastrophe : Balzac et Cuvier

Fossile : preuve du déluge.
Gustave FLAUBERT 31

Partons du modèle balzacien. On sait que la référence biologique est centrale dans le projet de La comédie humaine. En témoigne le fameux Avant-Propos de l’édition de 1842, qui oppose à Cuvier le principe, soutenu par Geoffroy Saint-Hilaire, de l’unité de composition de tous les êtres vivants. La loi de variabilité entre les espèces obéit toujours à ce principe, qui sous-entend une continuité fondamentale du vivant. C’est sur ces mêmes règles que Balzac entend s’appuyer dans sa description des différences et des ressemblances entre les « Espèces Sociales » qui composent la société. Il y aurait donc un Balzac ici très "continuiste", s’opposant au catastrophisme de Cuvier 32 .

Mais en regard, il est intéressant de lire ceci dans La peau de chagrin : « Vous êtes-vous jamais lancé dans l’immensité de l’espace et du temps, en lisant les œuvres géologiques de Cuvier ? Emporté par son génie, avez-vous plané sur l’abîme sans bornes du passé comme soutenu par la main d’un enchanteur ?… 33  » Pourquoi alors un tel dithyrambe ? Que trouve donc l’auteur de La comédie humaine dans les récits de Cuvier ?

A un tel Balzac cuviériste, Alain de Lattre voit trois explications, qui vont progressivement nous conduire à trouver dans la catastrophe un fondement de ces récits.

La première tient à des questions de méthode – et en ce sens l’opposition n’est peut-être pas si forte avec l’unité de composition qu’il tire de la Philosophie zoologique de Geoffroy Saint-Hilaire. Comme Cuvier reconstitue un monde disparu à parti d’ossements fossiles, « La comédie humaine est une résurrection : nous sommes les débris du monde qu’elle invente », et en ce sens « Balzac rêve d’être le Cuvier de notre monde et de nous-mêmes 34  ». Et en effet, dans la première page de La recherche de l’absolu, Balzac se réclame de la méthode analogique et déductive de Cuvier. Sans que soit nommément cité l’auteur du Discours sur les révolutions, c’est bien son modèle qui sert à justifier les préambules, notamment architecturaux, du récit 35 . Dès l’entrée en matière, Balzac est déjà cuviériste.

La deuxième explication proposée par De Lattre nous introduit dans une première discontinuité, qui existerait au niveau synchronique dans le vivant – et qui commence à s’éloigner de l’unité de composition de Saint-Hilaire : « Le monde est fabriqué d’unités séparées, d’individualités qui ne s’égalent pas, qui ont chacune leur définition et leur qualité propre. Les espèces ne se ressemblent pas, dit Cuvier, […] l’ensemble du règne animal ne nous paraît pas comme une série unique où tout ne se ferait que par nuances et gradations : de l’un à l’autre plan, "la nature fait un saut" 36 ». De même, pour Balzac, si un principe de composition unique demeure, il existe une infinie variété entre « espèces sociales », une diversité irréconciliableentre personnages. Il y a donc des ruptures, des discontinuités qui apparaissent à ce niveau, première porte d’entrée de l’événementiel.

La troisième explication de de Lattre nous rapproche encore plus de celui-ci. N’oublions pas que, pour Balzac, Cuvier est « le plus grand poète de notre siècle ». Ce qui importe donc, c’est moins sa méthode, ou ce qu’il découvre, que l’acte créateur de l’artiste : Cuvier « réveille le néant. […]Soudain les marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule ! Après d’innombrables dynasties de créatures gigantesques, après des races de poissons et des clans de mollusques, arrive enfin le genre humain, produit dégénéré d’un type grandiose, brisé peut-être par le Créateur 37  ». On devine ce que Balzac trouve là : c’est l’impulsion inspiratrice qui dans et par le poème recrée l’univers. Et cet univers s’avance, comme le récit de Cuvier, par à-coups, à travers une succession de bouleversements, de catastrophes qui à chaque fois détruisent l’ordre ancien pour, avec ses débris, en reconstruire un nouveau qui lui ressemble. Et donc, lorsque Balzac identifie le poète et le Créateur, il vise là une discontinuité encore plus fondamentale – cette fois dans l’ordre diachronique. Cuvier est poète parce que son récit se fonde sur ces catastrophes, ces "révolutions", qui viennent briser le fil du temps linéaire et ordonné du monde. C’est de la même façon, on va le voir, que Balzac va placer, au centre de ses récits, des événements fonctionnant comme autant de catastrophes, qui bouleversent les positions sociales des uns et des autres, entre grandeur et déclin d’un César Birotteau, entre splendeur et misère des courtisanes, entre les illusions et leur perte...

Discontinuiste, cette vision du monde dont s’esquissent les contours ? Les choses ne sont pas si simples. Car Cuvier entremêle constamment le continu et le discontinu. On peut alors se demander si les discontinuités mises en avant ne sont pas là pour conforter l’image d’un monde en réalité immuable, si les événements qui en apparence en bouleversent le cours ne sont pas là pour confirmer sa perfection. Revenons un instant sur la question.

Avec Les mots et les choses, Foucault a entrepris une archéologie de l’événement constitué par la naissance des sciences humaines, à la charnière des XVIII e et XIX e siècles. Il voit dans cette naissance (analysée également à travers l’économie de Ricardo et la "linguistique" de Bopp) l’avènement d’une nouvelle historicité introduite dans le vivant – et en particulier bien sûr par Cuvier. Définie par l’existence de ruptures dans le temporel, cette historicité libère l’homme du continu chronologique : « forme nue de l’historicité humaine,– le fait que l’homme en tant que tel est exposé à l’événement 38  ». Où la vie se définit par les discontinuités qui sans cesse en bouleversent le cours.

Dès lors, et malgré l’apport du lamarckisme en ce domaine, la science biologique du XIX e siècle reste essentiellement catastrophiste, et le Discours de Cuvier, publié en 1812 (l’édition définitive est de 1825), en est bien l’emblème.

La vision du monde, issue des Lumières, qui voulait à toute force ramener l’anormal dans la sphère du normal, s’était auparavant attachée à trouver, dans toutes les catégories du savoir, le modèle explicatif permettant de comprendre cet "anormal", donc à faire rentrer dans l’ordre tout ce qui apparemment relève de l’accidentel, de l’inattendu – du désordre 39 . Une telle vision du monde restait obstinément continuiste.

Cuvier est à la fois l’héritier de ces préoccupations normatives, et l’initiateur que Foucault voit en lui. Continuité et ruptures se télescopent dans sa pensée. Sa préoccupation initiale est bien celle de la recherche d’un ordre : comment expliquer l’existence de ces restes fossiles d’espèces aujourd’hui disparues ? Et c’est là que naît une conception de "l’histoire" de la Terre tout à fait singulière, qui conjugue continu et discontinu. Le tissu temporel qui reste foncièrement continu 40 , y est néanmoins troué de "catastrophes" (Cuvier en dénombre quatre, de "l’âge des Reptiles" au "Diluvium", ce dernier, correspondant au Déluge mosaïque, étant l’âge de l’Homme), qui ont fait subir au monde biologique des "Révolutions", lui imposant une série de ruptures qui expliquent les discontinuités des espèces animales et la présence des fossiles.

On a souligné en quoi cette mise en avant des événements qui bouleversent le tissu continu du temps comme des êtres qui l’habitent, bien qu’erronée, était centrale dans la pensée du XIXe siècle : « Grâce à Cuvier les discontinuités cessent d’être des objections alors qu’elles en étaient bel et bien jusqu’à lui. […] Les lacunes, avant Cuvier, devaient être de fausses lacunes, des apparences à corriger. Par lui, elles peuvent devenir des signes ; elles n’ont plus à être comblées, mais à être comprises. […] Cette notion de l’impossible comme moyen de concevoir les lacunes confirmées, voilà ce qui constitue son apport essentiel 41  ». En d’autres termes, il ne s’agit pas de lever l’incompatibilité, mais au contraire de lui donner une position centrale, tant synchroniquement (ce qui permet la classification et l’organisation taxinomique des espèces) que diachroniquement 42 (les événements-catastrophes qui ici nous intéressent).

Cet événement d’ordre "naturel" 43 , sommairement vu, a déjà deux caractères :

  1. Il surgit pour terminer une ère, une époque. En ce sens il est final.
  2. Il en commence une autre. Il est alors nouveau, ou mieux, novateur.

La conjonction de ces deux caractères révèle son aspect de frontière, au cœur de la théorie littéraire de Iouri Lotman, analysée plus loin. Concept-limite, dira aussi Paul Ricœur 44

Forme singulière en tout cas que celle de cet événementiel, lié à cette vision du temps qui mêle continu et discontinu. Repéré ici dans la biologie, il est aussi un élément moteur de l’écriture romanesque du XIXesiècle, ce qui sera montré en passant par le "pont" de l’histoire. A cet égard la position de Balzac est particulièrement significative, et nous reviendrons sur la fonction génétique de l’événementiel dans son œuvre.Comme il l’a fait, historiens et romanciers ont écrit autour d’un événement, d’événements, donc de la rupture – tout en conservant une vision du monde presque obstinément continuiste.

Notes
31.

Dictionnaire des idées reçues.

32.

C’est ce que soutient par exemple Françoise GAILLARD : «Le parrainage de G. Saint-Hilaire procure sur tous les autres l’avantage d’une part de pouvoir se représenter, par suite représenter, les séismes et les bouleversements de la société post-révolutionnaire dont Balzac est le témoin et l’observateur passionné, comme autant de manifestations de la mobilité naturelle des espèces sociales, comme autant d’actions concrètes de la loi de variabilité ; d’autre part de pouvoir concevoir ces mêmes transformations comme un mouvement non orienté qui s’inscrit dans un continuum non marqué historiquement, et de nier ainsi l’irréversibilité des effets qu’impliquerait toute explication en termes de coupure et de fracture. Nous sommes aux antipodes de Cuvier qui croyait à une fixité des espèces brusquement ébranlée par des catastrophes et des révolutions du globe » (« La science : modèle ou vérité. Réflexions sur l’Avant-propos à La comédie humaine », in Colloque de Cerisy : Balzac, l’invention du roman, Belfond, 1982, pp 57-83. P. 76-77).

33.

La Peau de chagrin, in La comédie humaine, t. IV, édition Chollet, Editions Rencontre et Cercle du Bibliophile, 1965, p. 55. Sauf indication contraire, Balzac est cité dans cette édition.

34.

Alain de LATTRE, Le réalisme selon Zola, PUF, 1975, p. 116.

35.

« Les événements de la vie humaine[…] sont si intimement liés à l’architecture, que la plupart des observateurs peuvent reconstruire les nations ou les individus dans toute la vérité de leurs habitudes, d’après les restes de leurs monuments publics ou par l’examen de leurs reliques domestiques. L’archéologie est à la nature sociale ce que l’anatomie comparée est à la nature organisée. Une mosaïque révèle toute une société, comme un squelette d’ichthyosaure sous-entend toute une création. De part et d’autre, tout se déduit, tout s’enchaîne. La cause fait deviner un effet, comme chaque effet permet de remonter à une cause » (La recherche de l’absolu, t. VII, pp. 222-223).

36.

De Lattre, Op. Cit., p. 119, qui ajoute qu’alors « l’unité des êtres n’est pas dans leur continuité ni dans leur ressemblance, elle est dans leur différence invincible, comme d’une nécessité qui est dessous et qui les pousse à leurs oppositions par la simplicité de son élan » (p. 122).

37.

La peau de chagrin, Op. Cit.. Voir De Lattre : « Relevons ce que Balzac admire chez Cuvier : est-ce les formes réhabilitées ou la capacité de déduction ? Est-ce cette rigueur portée dans notre connaissance ? Il n’en est pas question. L’admiration ne touche ni l’objet, ni la méthode : ce n’est pas une considération de naturaliste. Cuvier est un "poète", et ce que l’on regarde est moins le texte du poème que ce qui le soulève et qui le fait chanter. […]Ce n’est pas la reconstruction qu’on veut, c’est l’acte qui la fait.[…] La science de Cuvier est une généalogie : c’est l’instant de la coïncidence avec la création. Et c’est là que se reconnaît Balzac : il sait gré à Cuvier de lui avoir restitué l’étonnement de Dieu ; de le lui avoir montré et fait toucher du doigt. [Balzac] se met dans l’impulsion première de la création et dans l’étau de sa fécondité. » (Ibid., pp. 123-124).

38.

Les mots et les choses[1966], Gallimard,1976, p. 382.

39.

Exemple significatif de cette rationalité universalisante : cet acharnement du XVIIIe siècle à réintégrer l’exceptionnel et le monstrueux dans un ordre (que celui-ci ait des bases métaphysiques, médicales, ou simplement taxinomiques avec Geoffroy Saint-Hilaire). Même la théorie tératologique de ce dernier vise à réintroduire dans une cohérence horizontale, une continuité totale, les déviances monstrueuses. Commentant le Préliminaire à la Philosophie anatomique, Edward Saïd écrit : « Aucune anatomie ne peut être considérée comme gratuite ; les anomalies, confirment, au contraire, la structure régulière qui relie tous les membres d’une même classe.[…] La nature elle-même peut être perçue comme continue, harmonieusement cohérente et fondamentalement intelligible » (L’orientalisme, Op. Cit., pp. 169-170).

40.

Cette articulation entre continu et discontinu restera significativement, tout au long du siècle, «le principal problème qui divise les catastrophistes entre eux » (Laurent, Op. Cit., p. 153), avec toutes les positions intermédiaires possibles, du catastrophisme « absolu » au transformisme, où la création est d’abord vue comme « unique », puis « répétée », puis enfin « transformée » (pp. 247 et 321).

41.

Françis COURTES, « Georges Cuvier ou l’origine de la négation », Revue d’Histoire des Sciences, n° 23, Op. Cit., pp. 9-34 (p. 12).

42.

Deux remarques à propos de la cohérence de cette discontinuité diachronique avec une discontinuité synchronique des espèces. Michaël DENTON écrit : « La biologie des premières décennies du XIXe siècle était dominée par l’idée d’un monde vivant essentiellement discontinu : les grands groupes d’organismes y seraient uniques, isolés, et aucune forme de transition ne les relierait entre eux » (Evolution, une théorie en crise[1985], trad. de l’anglais par N. Balbo, Champs Flammarion, 1993, p. 20). Mais Denton remet en cause ce paradigme de la pensée biologique, issu de la théorie darwinienne, de la vie comme d’un phénomène purement continu (Cf. son chap. 15), rejoignant en cela les perspectives de Foucault lues plus haut. Où l’on voit encore qu’une opposition caricaturale entre un XIXe siècle discontinuiste et un XXe siècle continuiste, serait par trop simpliste.

Par ailleurs nous verrons qu’une théorie de l’événement narratif telle que celle de Iouri Lotman ne fait guère de différence entre un point de vue spatial (et donc possiblement synchronique) et un point de vue temporel. L’événement peut donc déployer ses surprises selon plusieurs dimensions.

43.

Les guillemets veulent signaler que cette utilisation du concept d’événement dans les sciences de la nature, voire dans la science en général, ne va pas de soi. Je reviendrai sur cette question.

44.

Voir «L’Histoire comme récit », in La narrativité, sous la dir. de D. Tiffeneau, Ed. du CNRS, 1980, p. 19.