1°) Des raisons de la persistance de l’événement dans le récit historique

L’histoire est, selon Krzysztof Pomian, « un discours sur l’ordre du temps 46  ». Si ce discours prend la forme d’une "physique", au sens aristotélicien, c’est "l’Histoire Naturelle", c’est-à-dire la science du développement du monde. Nous l’avons vu, celle-ci est jalonnée de catastrophes qui contrarient la régularité de son cours.

Selon le positivisme, l’une des grandes philosophies de l’histoire du XIXe siècle, il y aurait une préséance essentielle de la biologie sur l’histoire : « Comte fixe les lois du progrès en tenant compte d’un a priori que la biologie impose à l’histoire ». Pour l’auteur du Catéchisme positiviste, « on peut lire l’histoire humaine dans la nature humaine, elle s’y trouve prédéterminée 47  ». Voilà pourquoi Comte s’appuie sur les travaux d’anatomie comparée et d’embryologie des débuts du siècle pour dégager les lois du progrès (dont la fameuse loi des trois âges de l’humanité constitue le principe et le modèle).

L’idée de progrès a donc son fondement dans l’analogie entre l’humanité et l’individu 48 , entre le développement de l’embryon et l’accomplissement des virtualités humaines. La phylogenèse prend appui sur l’ontogenèse : le monde est un grand corps dont l’évolution suit les mêmes étapes que celles de l’individu 49 .

N’est-ce pas un des fondements de la conception hégélienne de l’Histoire, pensée non plus comme simple récit descriptif du passé mais comme "lieu" d’accomplissement de l’Esprit ? Si le discours de l’histoire s’est longtemps réduit à une simple chronique des événements (un récit), avec Hegel c’est l’ordre du temps lui-même qui devient histoire : le discours historique est la dialectique, puisque l’Histoire se construit dialectiquement.

Mais un paradoxe subsiste, souligné par Pomian : « un simple récit des événements est tenu par l’immense majorité des historiens pour incomplet, insatisfaisant, pas assez instructif, pour un expédient auquel on se résigne faute de mieux, un préalable, un début. Et pourtant on ne parvient pas à s’en passer 50  ». Certes, l’historicisme, « marque fondamentale de la pensée du XIX e siècle 51  », n’a de cesse de réduire les ruptures, de les neutraliser en les réintégrant dans une continuité 52 (dans la pensée comtienne, « l’histoire de l’humanité, qui est avant tout histoire de l’esprit et des modes de pensée, connaît des transformations, des métamorphoses, mais jamais de crises véritables, jamais de ruptures et jamais d’innovations », écrit Canguilhem 53 ). Cet historicisme généralisé sera peut-être, par un effet en retour, une des origines de l’évolutionnisme biologique de Darwin 54 .

Mais, tenace, cet événementiel, qui « transparaît en filigrane dans toute narration historique, lui imposant son ordre linéaire et son alternance de temps forts et de temps faibles 55  », demeurant ainsi l’élément premier du récit historique, cet événementiel n’en persiste pas moins dans la pratique des historiens.

Comment alors expliquer cette perpétuation, têtue comme les faits, dans la discipline historique ?

Je proposerai rapidement deux réponses, avant de me pencher davantage sur l’écriture historienne elle-même (voir les distinctions entre Historie et Geschischte, History et Story), pour nouer des liens avec le récit romanesque.

Notes
46.

Krzysztof POMIAN, L’ordre du temps, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1984, p. 10.

47.

Canguilhem et al., Op. Cit., p. 22..

48.

Idée courante dès l’Antiquité, mais qui au XIXe siècle substitue à la théologie qui la prônait depuis saint Augustin une « déification de l’humanité » (Pomian, Op. Cit., p. 130).

49.

En biologie, depuis Ernst Haeckel, l'un des principaux disciples de Darwin, la "loi biogénétique fondamentale" fonctionne plutôt dans l'autre sens : l'ontogenèse récapitule en accéléré la phylogenèse, voire même « la phylogénie est la cause mécanique de l’ontogénie » (voir Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, sous la dir. de D : Lecourt, PUF, coll. « Quadrige », 2003, article « loi biogénétique fondamentale », pp. 590-592). Mais dans ce qu’on pourrait appeler les prémisses de la sociologie, on veut plutôt « mimer l’étude des "êtres vivants", les organismes, sur l’exemple desquels on se met à penser les sociétés » (Julia KRISTEVA, Le langage, cet inconnu, Seuil, 1981, pp. 200-201). L’Avant-propos de La comédie humaine est bien dans cet esprit. Nous y reviendrons.

50.

Pomian, Op. Cit., p. 15. Je souligne.

51.

Kristeva, Op. Cit., p. 190.

52.

Et ce, dès Herder : «Toute destruction est une métamorphose, l’instant d’un passage à une sphère de vie plus relevée » (cité par J. Kristeva, Ibid., p. 191). Kristeva ne manque pas de relever la tonalité très hégélienne de la pensée de Herder.

53.

Du développement à l’évolution, Op. Cit., p. 24.

54.

On sait que Darwin connaît les théories malthusiennes. Dès 1798, dans l’Essai sur le principe des populations, Malthus explique les grandes catastrophes-événements (du passé comme celles devant nécessairement survenir dans le futur : famines, guerres, épidémies…) par l’écart entre l’accroissement des populations et les ressources, qui demeurent limitées. Il y a peut-être aussi là une des pensées clés du XIXe siècle.

55.

Pomian, Op. Cit., p. 15.