La vision théologique de l’Histoire : l’événement comme punition divine

Vers quoi tend une philosophie de l’histoire ? A accomplir une tâche qui jusqu’alors relevait de la seule théologie : celle de « rendre intelligibles les événements en les intégrant dans une vision totalisante de l’histoire, de l’humanité, voire de l’univers ». Dès lors ces philosophies de l’histoire, qui naissent au XVIIIe siècle (en particulier avec Voltaire) puis se développent au XIXe siècle, « procèdent, à partir d’un jugement porté sur le présent, à une distribution des valeurs dans le temps ». Elles continuent donc à voir « l’humanité, fût-ce implicitement, assimilée à un individu ; à cet égard la philosophie de l’histoire suit l’exemple de la théologie chrétienne 56  ».

C’est bien, mutatis mutandis, la vision du temps de Cuvier qu’on retrouve ici. D’une part cette "orientation" de l’histoire, progressiste 57 , conserve cette exigence du continu que nous avons vue à l’œuvre chez l’auteur des Révolutions….

D’autre part demeure, comme en creux, cette prise en compte de la discontinuité, qui en histoire, plutôt que du concept de catastrophe, usera de celui d’événement. L’histoire, comme la biologie cuviériste, reste très largement tributaire du modèle chrétien – et donc des catastrophes qui jalonnent le récit biblique, comme autant d’épreuves imposées par Dieu à son peuple (Déluge, Babel, plaies d’Egypte, …) 58 . La création ex nihilo du monde (Paradis Terrestre) est l’événement fondateur, modèle idéal dont les catastrophes successives ne sont que la répétition.

Le rôle de cette nostalgie de la totalité épique de la Bible, voire de celle d’Homère ou, dans une autre filiation culturelle, des Nibelungen, n’est sans doute pas négligeable dans la construction des grands systèmes du XIXe siècle. De cette totalité perdue ne subsisteraient alors que des ruines, celles magnifiées par le romantisme, dont la version narrative se trouverait dans le discontinu de l’événement…

Notes
56.

Pomian, Ibid., pp. 28-29.

57.

Repérable chez Hegel (avènement à lui-même de l’Esprit, jusqu’à sa réalisation : « l’Idée est en vérité ce qui mène les peuples et le monde, et c’est l’Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et continue de guider les événements du monde », La raison dans l’histoire, Plon, 1965, p. 39. Cité in Hegel, philosophie de l’histoire, textes choisis par Jacques D’HONDT, PUF, 1975, p. 133), chez Comte ou Cournot (progrès de l’humanité à travers les trois états théologique, métaphysique, scientifique de son évolution : la « progression positive » du monde s’effectue par une « marche systématique [qui] remplace une évolution spontanée. En un mot, l’Humanité se substitue définitivement à Dieu, sans oublier jamais ses services provisoires », Catéchisme positiviste, Garnier-Flammarion, 1966, p. 299), chez Tocqueville puis Spengler (dans le sens, cette fois régressif, d’une décadence allant de pair avec la démocratie, assimilée à la « tyrannie des masses »), chez Marx (progrès par le développement des forces productives et la division du travail, marche du monde vers la fin de l’Histoire, lorsque le prolétariat prendra le pouvoir : «La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Son déclin et la victoire du prolétariat sont également inévitables », Manifeste du parti communiste, cité par Martin HANECKER, Les concepts fondamentaux du matérialisme historique, Bruxelles, Contradictions, 1974, p. 200).

58.

Sur tout cela, Cf. Pomian, Op. Cit., chap. 1 : «Evénements », pp. 7-36.