La vision romantique de l’Histoire. Historicité et discontinuité : l’événement comme rupture du tissu temporel

L’instant faustien suspendu dans sa plénitude et interrompant l’imperceptible écoulement de la vie
Claudio MAGRIS 59

C’est sans doute cette vision romantique qui va permettre de comprendre pourquoi l’histoire ne parvient pas à s’arracher à ce que Claude Lévi-Strauss appelle « la tyrannie de l’événement ».

Pour Foucault, on l’a rappelé, l’avènement des sciences humaines est lié à la découverte de l’historicité radicale de l’homme, c’est-à-dire à celle de la discontinuité, tout aussi essentielle, qui définit la vie. Cuvier « a introduit dans l’échelle classique des êtres une discontinuité radicale », et « la nature du XIXe siècle est discontinue dans la mesure même où elle est vivante », écrit l’auteur des Mots et les choses 60 . Cette discontinuité de la vie, ces ruptures dans le champ continu du temporel que sont les événements, voilà justement ce qui constitue l’historicité humaine. Comment dès lors la pratique historienne pourrait-elle échapper à ces ruptures, si elles sont consubstantielles à son objet même ?

Or il semble que c’est justement aux écrivains romantiques, et singulièrement à ceux du premier romantisme allemand, qu’on doit cette nouvelle vision du monde, fondée sur ce que Friedrich Schlegel appelle « la chimie de l’instant soudain 61  ». En lisant par exemple la narration par Kleist de la scène du Jeu de Paume, qui campe Mirabeau en improvisateur génial 62 , on mesure combien selon cette conception ce sont le fortuit et l’occasionnel qui conduisent et créent les bouleversements historiques : « Tout comme, dans l’objet électrisé, l’interactivité renforce encore le degré d’électricité qui était le sien, l’humeur de notre orateur [Mirabeau] est passée, en détruisant son adversaire, à l’enthousiasme le plus impertinent. Il est possible que, de cette manière, ce soit au bout du compte le tressaillement d’une lèvre supérieure ou un jeu de manche ambigu qui a provoqué le renversement de l’ordre des choses en France 63  ».

La lumière ne vient plus de la Raison, la Révolution n’est plus la conséquence, rationnellement pensée, de l’ère des Lumières, mais le processus enclenché par les éclairs et les fulgurances d’individus inspirés. Bohrer montre bien que la métaphore électrique, avec ses corollaires (l’orage, l’éclair, la foudre), est omniprésente de Kleist à Novalis, de Schlegel à Hölderlin : « Penser la Révolution en termes romantiques, cela signifie évoquer l’événementiel, et même le catastrophique. A la place de la lumière et du soleil intervient l’orage, la décharge électrique ».

Or, et ce sera ce qui va surtout nous retenir, la singularité du premier romantisme allemand tient à ce que ces discontinuités et ces ruptures se retrouvent dans l’écriture elle-même. L’extrême attention apportée au surgissement de la pensée et à l’inattendu dans le langage (on pourra reconnaître ici la théorie du fragmentaire de l’Athenaeum des frères Schlegel) est l’exact équivalent de la vision de la Révolution comme apocalypse. C’est dans le style romantique lui-même que la Révolution s’incarne et se poursuit : « la question du romantisme et de la Révolution ne concerne pas seulement le reflet de la Révolution dans la métaphore romantique, mais le style romantique en tant qu’événement proprement dit », écrit Bohrer. Et il précise : « Que cette structure événementielle ait marqué le langage narratif de Kleist dans la fable et dans le style, que le motif destructeur et la forme éruptive du discours soient dominants, signifie aussi que l’imagination révolutionnaire est transposée dans l’œuvre d’art elle-même. Kleist mis à part, on ne retrouve cette idée, avec une telle force novatrice, que chez Hölderlin, [pour qui] la rhétorique de l’événement succède à l’esthétique du sublime 64  ». Dans le texte poétique de l’auteur d’Hypérion se produit une véritable épiphanie de l’événementiel : « Ce "maintenant" emphatique, auquel un événement subit et d’une portée réelle dans l’histoire mondiale (la Révolution française) sert d’arrière-fond, s’accomplit comme une épiphanie du "divin" dans le texte lui-même. Il ne s’agit pas d’un commentaire métaphorique transposé à l’histoire révolutionnaire de son époque et à la part qu’y a prise le poète… L’épiphanie est aménagée, au niveau de la structure et de la métaphore, de telle sorte que la conception de la création littéraire de Hölderlin pourrait elle-même être lue comme production d’une structure d’ "événement"».

Toutefois c’est peut-être là que la leçon romantique mettra le plus de temps à trouver ses héritiers. Les grandes philosophies de l’histoire qui dominent tout le XIXe siècle conserveront l’orientation obstinément téléologique du temps qui les caractérisent, et dès lors l’événementiel restera fixé au niveau du récit – historique comme fictionnel. Il faudra attendre pour voir renaître cette dimension du romantisme poétique : « Dans la mesure où les textes du romantisme poétique, à la différence de ceux du classicisme didactique, échappent à une reproduction simple et a fortiori à une affirmation des Lumières ou d’une utopie devenues Révolution, ils servent justement le principe révolutionnaire lui-même, qui deviendra le principe de la modernité : le principe dynamique de l’ "événement" qui se transforme en permanence 65  ». Ce sera un de mes objectifs que de montrer comment certaines formes de cette épiphanie de l’événement se sont retrouvées chez des auteurs aussi divers que Proust, Joyce, Virginia Woolf, Broch, et même Musil.

Notes
59.

Danube[1986], trad. de l’italien par M.-N. Pastureau, Folio Gallimard, 1998, p. 203.

60.

Op. Cit., pp. 285 et 287.

61.

Cité par Karl Heinz BOHRER, « Romantisme allemand et Révolution française », in Le présent absolu, du temps et du mal comme catégories esthétiques[1994], trad. de l’allemand par O. Mannoni, Ed. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2000, p. 12.

62.

« Je me rappelle ce coup de tonnerre avec lequel Mirabeau remit à sa place le maître de cérémonies qui, après la levée de la dernière séance royale, le 23 juin, au terme de laquelle le roi avait ordonné aux ordres de se disperser, revint dans la salle de réunion que les ordres n’avaient toujours pas quittée, et leur demanda s’ils avaient entendu l’ordre du roi. "Oui, monsieur, répondit Mirabeau, nous avons entendu les intentions qu’on a suggérées au roi". Je suis certain qu’avec ces premiers mots humains il ne pensait pas encore aux baïonnettes avec lesquelles il achèverait sa phrase » (cité par Bohrer, Ibid., p. 18).

63.

Cité par Bohrer, Ibid., p. 21. Bohrer montre la force de ce qu’il appelle « le théorème romantique sur la Révolution » : « la Révolution est avant tout un événement qui intervient subitement ».

64.

Ibid., pp. 16-17 et 22.

65.

Ibid., pp. 25-26 et 28.