Historicité et narrativité : l’événement comme élément nécessaire du récit

Qu’en est-il alors ? Récit biblique qui reste prégnant ? Historicité fondamentale de la vie, selon la vision romantique ?

En définitive, ma réponse s’appuiera sur le côté narratif de la question. Car c’est bien dans la pratique narrative des historiens que se maintient cet événement, malgré, si l’on peut dire, la théorie et les philosophies de l’histoire. La disjonction entre ces dernières, continuistes, et les pratiques, qui restent tributaires de l’événementiel et de la rupture, provient probablement de leur irréconciliable fond de récit (fond qui, nous l’avons vu, est loin d’être absent du Discours de Cuvier, à tel point qu’on pourrait même se demander s’il n’est pas à l’origine de l’importance que le grand anatomiste a accordée à la catastrophe dans toute sa pensée théorique, sans jamais se renier sur ce sujet 66 ). C’est donc à cette notion qu’il faut à présent en venir – aussi bien du côté des res factae que des res fictae (en mélangeant, à partir d’ici, les réflexions sur le récit historique et celles sur le récit romanesque, je vise en même temps à dégager d’autres traits de l’événement – dont on verra à quel point ils sont devenus problématiques dans une certaine fiction ultérieure).

Avec sa volonté téléologique, mais peut-être donc aussi contre elle, l’historiographie positiviste du XIXe siècle se construit en deux opérations : l’établissement des événements d’abord, leur mise en œuvre ensuite, c’est-à-dire la recherche de leurs liens mutuels, ou de leurs causes et conséquences – ce qui les intègre dans une forme narrative.

Paul Ricœur a théorisé cette double dimension, en l’étendant à la forme générale du récit, qu’il soit historique ou de fiction : « tout récit combine dans des proportions variables deux dimensions : une dimension chronologique et une dimension non chronologique ». La première, qui pourrait être dite plus spécifiquement événementielle, est celle qu’il appelle la «dimension épisodique. Elle s’exprime dans l’art de suivre une histoire, par l’attente de contingences affectant le développement de l’histoire ; c’est cet aspect épisodique du récit qui suscite des questions telles que : et alors ? et puis ? qu’est-il arrivé ensuite ? quelle a été l’issue ? etc. ». On verra, dans l’étude sur Robert Musil, que ce premier aspect, consistant pour l’historien à sélectionner les contingences (Ricœur parle d’« occurrences »), fut fortement contesté par la "nouvelle histoire", comme dépendant toujours d’un choix de l’historien.

La seconde dimension du récit, non chronologique, est «configurationnelle » : «l’activité de raconter ne consiste pas simplement à ajouter des épisodes les uns aux autres. Elle construit aussi des totalités signifiantes à partir d’événements dispersés. A cet aspect de l’art de raconter correspond, du côté de l’art de suivre une histoire, l’effort pour "saisir ensemble" des événements successifs. L’art de raconter par conséquent, ainsi que sa contrepartie l’art de suivre une histoire, requiert que nous soyons capable de dégager une configuration d’une succession ». Tout récit dès lors « peut être conçu comme la compétition entre sa dimension épisodique et sa dimension configurationnelle, entre séquence et figure 67  ».

On retrouve, presque trait pour trait, ces deux dimensions chez Michel de Certeau. Voici ce que l’auteur de L’écriture de l’histoire avance : « l’événement m’apparaît à la fois comme la question posée par le rapport entre deux séries plus rigoureusement isolées », conservant par là même « sa définition d’être une césure », et « comme le moyen d’y répondre en les articulant (pour qu’entre elles le rapport change, il a dû se passer quelque chose). […] Il sert à désigner une différence dans leur relation 68  ».

L’articulation de ces deux dimensions du récit (celle de l’événement, "pur" ( ?), celle de son intégration à l’intérieur d’une construction narrative) ne va pas de soi. Nous commencerons d’abord par cerner plus précisément le concept d’événement en le confrontant à d’autres, connexes (fait historique, événement historique, fait divers, péripétie, incident, accident…). Ce qui permettra de mesurer combien cet événement, tel que la notion peut s’en dégager des "embarras" du XIXe siècle, reste coincé entre une vision du monde de plus en plus continuiste, et une description de celui-ci, romanesque ou historique, toujours centrée sur l’événementiel – donc sur un choix. J’espère ainsi dégager les caractères principaux de l’événement, tel qu’il est mis en situation dans ces récits romanesques du XIXe siècle qui font figure de paradigme – et tel donc qu’une certaine fiction plus récente l’a remis en cause.

Notes
66.

Une seule hésitation peut-être, chez Cuvier, lorsqu’il distingue une création répétée, après chaque catastrophe absolue, et des catastrophes locales, permettant, elles, la subsistance des quelques individus nécessaires à la perpétuation des espèces.

67.

« L’histoire comme récit », in La narrativité, Op. Cit., pp. 5-24 (pp. 20-21). La grande trilogie de Ricœur, Temps et récit[1983-1985], développe l’étude de cette dualité constitutive du récit, qu’on peut aussi repérer dans la réflexion historique de Michelet, qui distingue récit et système (préface à l’Histoire de France de 1833, Œuvres Complètes, 1974, t. IV, p. 626. Cité par Marcel GAUCHET, Préface à Philosophie des sciences historiques, recueil de textes d’historiens du XIXe siècle, réunis et présentés par M. Gauchet, Presses universitaires de Lille, 1988, p. 14).

68.

L’écriture de l’histoire, Op. Cit., note p. 95. Je reviendrai sur cette question, centrale, de la relation entre événements et séries – d’abord à partir d’Edgar Morin.