1°) Sur l’articulation fait historique/événement historique : l’événement hypothétique

Il ne s’était pas rendu compte de l’importance de cet événement, parce que à ce moment-là, ce «moment-là » n’était pas encore devenu ce «moment-là »
Claudio MAGRIS

Mais qu’est-ce qu’un événement ? Est-ce un fait quelconque ? Non pas ! me dîtes-vous, c’est un fait notable
Anatole FRANCE 71

Toujours selon les analyses de Michel de Certeau 72 , dans tout discours historique, l’événement est « ce qui découpe, pour qu’il y ait de l’intelligible ». Le fait historique est alors « ce qui remplit, pour qu’il y ait énoncé de sens ». Le premier « conditionne l’organisation du discours », il « articule », le second « fournit les signifiants destinés à former, sur un mode narratif, une série d’éléments significatifs », il « épelle ». Autrement dit encore, l’événement est la condition du sens, et le fait historique ce qui remplit de sens.

Si donc il s’est passé quelque chose (un événement), ce quelque chose ne devient fait historique que par son avenir, et ne prend sa signification que du futur qui la lui confère. En ce sens, l’événement n’est d’abord qu’hypothétique : « l’événement est le support hypothétique d’une mise en ordre sur l’axe chronique, la condition d’un classement ».

Paul Ricœur, à la suite d’Arthur Danto, a également décrit cette situation singulière de l’événement, de n’acquérir du sens que dans son "après" : il faut sortir du « préjugé qu’un événement a une signification fixe qui pourrait être enregistrée par un témoin parfait capable d’en donner une description intégrale aussitôt qu’il s’est produit ». Ce témoin idéal ne saurait exister : « une phrase narrative décrit un événement A en faisant référence à un événement futur B qui ne pouvait être connu au moment où A s’est produit. Même un témoin idéal ne pourrait pas dire en 1789, par exemple, que la Révolution Française commence ».

On se trouve donc devant ce paradoxe qu’« une condition suffisante d’un événement peut ainsi se produire plus tard dans le temps que l’événement lui-même 73  ». Benveniste fait la même observation : « un événement, pour être posé comme tel dans l’expression temporelle, doit avoir cessé d’être présent, il doit ne plus pouvoir être énoncé comme présent 74  ».

Premier caractère donc, de l’événement raconté, du narrated event de Jakobson : il est hypothétique, n’acquiert son statut d’événement que dans son avenir. De Certeau comme Ricœur soulignent que cette position singulière, à cheval sur passé et présent, n’est pas sans conduire à une limite du sens : « l’événement peut aussi être limite de sens, quand on ne le comprend pas, on range alors l’inconnu dans une case vide, appelée événement » ; « la notion d’événement fonctionne plutôt comme concept-limite, comme l’idée de ce qui est effectivement arrivé, laquelle comme le noumène kantien est pensée mais non connue 75  ». On se demandera si certains écrivains du XXe siècle (Joyce, Kafka, Beckett) ne se sont pas approchés, parfois très près, de cette limite. 

En tout cas, cette limite paraît liée au niveau auquel l’écrivain place l’événement – et donc à celui où le lecteur va le lire. En reprenant la distinction classique de Benveniste, on peut dire que l’événement se situe tantôt du côté du récit ou de l’histoire (la fable des formalistes russes) : il s’est passé un événement dans la vie des personnages – tantôt du côté du discours (du sujet) : c’est alors le fait de raconter, la pratique narrative qui transforme un fait en événement.

Le roman réaliste se place la plupart du temps dans la première perspective (l’événement y surprend les personnages, mais rarement le lecteur lui-même), alors que le roman populaire ou le roman-feuilleton font feu de tous bois et jouent sur les deux tableaux. Le roman réaliste situe l’événement dans l’histoire, sans trop appuyer sur les effets. Même s’il lui arrive d’user de ces procédés 76 , de ces sortes de poteaux indicateurs qui servent à indiquer au lecteur qu’un événement survient (les "tout à coup", les "soudain", les "brusquement", etc.), il insistera bien davantage sur son insertion dans une causalité 77 . Ou bien les évitera, carrément : lorsque Stendhal expose ce qu’il appelle un « petit événement » (mais si important dans le cadre du roman) comme la conquête de la main de Mme de Rênal par Julien, le simple usage d’un pronom lui suffit : « On fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta. (…) Julien serra fortement la main qu’on lui abandonnait 78  ».

Le roman populaire, lui, outre qu’il multiplie les événements au niveau de l’histoire, en multiplie également, et plus ou moins artificiellement, les indicateurs au niveau de la narration (du discours) : ce sont donc ces "tout à coup", ces "soudain", ces "brusquement" qui émaillent le récit.Il utilise largement ce côté hypothétique de l’événement dans l’ordre du discours, usant et abusant en particulier des effets d’annonce. Il n’est jusqu’aux titres de chapitres qui contribuent à ménager ce suspens : « Chapitre XXXVI : Qui est très court et pourrait sembler de peu d’importance là où il se trouve, mais qu’il faut néanmoins lire, en tant que suite au chapitre précédent et clef d’un autre, qui suivra en temps utile ». «Marche des événements. – L’intrigue se noue. – La trame s’ourdit, mais le filet change de main 79  ». Et il y aurait quantité d’autres exemples à trouver chez Manzoni, Dumas, Sue, Verne…

Notes
71.

Danube, Op. Cit., p. 54. Le crime de Sylvestre Bonnard[1881], Rombaldi, 1967, pp. 229-230.

72.

L’écriture de l’histoire, Op. Cit., pp. 113-115.

73.

Ricœur, « L’Histoire comme récit », Op. Cit., pp. 9-10. Nous verrons que cette question du témoignage est au cœur de l’écriture de Claude Simon.

74.

« Les relations de temps dans le verbe français »[1959], in Problèmes de linguistique générale,I, TEL Gallimard, 1979, pp. 237-250. (p. 245).

75.

De Certeau, Op. Cit., p. 115.Ricœur, Op. Cit., p. 19.

76.

Exemple : « Les pupilles de César se dilatèrent si démesurément qu'il ne vit plus qu'une flamme rouge… », au moment de la fuite du notaire Roguin, événement central du roman, qui marque le basculement de la "grandeur" à la "décadence" du sieur Birotteau (César Birotteau, t. 11, p. 196).

77.

Pour montrer qu’une simple lettre est un événement, voici une phrase de Thomas HARDY : « Mais, quand il rentra, il trouva un mot d’elle – sa première lettre – un de ces documents simples et banals en eux-mêmes qui, vus rétrospectivement, semblent avoir été gros de conséquences passionnelles » (Jude l’obscur[1896], trad. de l’anglais par F.W. Laparra, Stock, 1931, p. 115).

78.

Le rouge et le noir[1830], Livre de poche, 1988, pp. 67-68. Cet admirable « on » se répète à plusieurs reprises tout au long du roman, toujours à des moments clés, où l’intensité des sentiments est à son comble : « Ah ! sortez, sortez au contraire, lui dit-on avec une véritable colère ! » (p. 237. Scène de rupture avec Mme de Rênal) ; « Mais jamais l’on ne dit d’un ton plus froid et plus poli des choses aussi tendres » (p. 365. L’amour naissant de Mathilde).

79.

Charles DICKENS, Les aventures d’Olivier Twist[1839], trad. de l’anglais par F. Ledoux, Folio Gallimard, 1973. Edward G. BULWER-LYTTON, Les derniers jours de Pompéi[1834], Livre III, chap. XI, trad. de l’anglais par H. Lucas, Presses-Pocket, 1984. A comparer au chapitre inaugural de L’homme sans qualités, « D’où, chose remarquable, rien ne s’ensuit »…