2°) Evénement et fait divers : l’événement local

C’est un projet étrange et apparemment absurde de vouloir rédiger l’histoire d’après l’idée du cours qu’il faudrait que le monde suive s’il devait se conformer à des fins raisonnables certaines. Il semble qu’une telle intention ne puisse donner lieu qu’à un roman.
Emmanuel KANT 80

On pourrait presque lire les romans de ces auteurs comme un enfilage de faits-divers… Mais il est vrai que, d'une façon très générale, dès sa "naissance" 81 , le fait divers a servi aux écrivains de point de départ pour la création de leurs fictions. De "l’affaire Picaud" utilisée par Dumas pour Le Comte de Monte Cristo à "l’affaire Berthet" dont Stendhal a tiré la trame du Rouge et le noir, des différentes anecdotes utilisées par Dostoïevski pour Les Frères Karamazov à Thérèse Raquin ou Madame Bovary, la « factidiversialité », selon le néologisme de Raymond Queneau 82 est fréquemment à l’origine de l’écriture romanesque du XIXe siècle.

Le rapprochement entre fait-divers et événement est donc particulièrement éclairant. Une observation d’Henri Berr, un des précurseurs de la "Nouvelle Histoire", nous fait pénétrer au cœur du problème :

‘« Qu’une vague entraîne tel objet sans valeur, c’est un hasard qui ne compte pas ; qu’elle entraîne tel objet de prix, qu’elle enlève tel pêcheur, tel baigneur, tel marin, c’est un accident ou un malheur qui compte dans une famille, c’est un fait divers qui frappe ou qui émeut ; ce n’est pas un événement historique. Mais c’est un événement historique si une lame de fond engloutit un personnage qui détient un pouvoir considérable, si un tremblement de terre détruit une ville importante ; à plus forte raison, si cette ville est la capitale d’un pays ; à plus forte raison, si ce pays exerce une influence mondiale. C’est la multiplicité et la durée des effets produits, c’est l’intensité de la répercussion dans l’espace et dans le temps qui caractérisent l’événement 83  » ’

Ce qui commence comme un fait divers doit donc à une conjonction de devenir événement digne d’histoire : celle de « la rencontre de deux ou plusieurs séries de faits : une secousse sismique et la présence à l’endroit de cette secousse d’une grande ville 84  ». Retenons d’abord l’écart que l’on peut marquer entre ce qui serait une simple recension de faits, sans objectifs critiques, c’est-à-dire proprement une chronique ou une annalistique, et la "reprise" de ces faits par l’historien, avec la nécessité de ses choix. La première « n’est pas encore de l’histoire, parce que l’esprit de l’historien n’a pas encore dépensé là assez d’efforts pour penser son donné brut, pour le rendre pensable, c’est-à-dire susceptible d’être compris 85  ». Queneau a raison, l’histoire n’est pas la « factidiversialité ».

Pourtant, le roman souvent traite l’événement historique en fait divers. C’est l’exemple classique du Waterloo de La Chartreuse de Parme. Fabrice a une vision de la bataille confuse, fragmentaire – montrant d’ailleurs ce qui avait été évoqué avec Ricœur : d’un point de vue historique, comment prendre en compte la parole du témoin, guère digne de foi?

Allant plus loin, le roman historique, façon Dumas ou Scott, n’hésitera pas à transformer l’événement historique (le conflit anglo-français sous Louis XIII, la tentative de prise de pouvoir de Jean sans Terre) en événements purement individuels, relevant pratiquement de la catégorie du fait divers (conflit entre un mari, Louis XIII, et un amant, Buckingham, dans Les trois mousquetaires ; antagonismes personnels de deux frères, Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre, dans Ivanhoé)…

Dans le roman, même le personnage historique perd de sa dimension, comme le Napoléon de Guerre et paix, qui ne saisit guère mieux que Fabrice les situations historiques qui l’emportent et le bousculent dans leur flux. C’est que, dit Marrou, « quand il était du présent, le passé était comme le présent que nous vivons en ce moment, quelque chose de pulvérulent, de confus, multiforme, inintelligible : un réseau touffu de causes et d’effets, un champ de forces infiniment complexe que la conscience de l’homme, qu’il soit acteur ou témoin, se trouve nécessairement incapable de saisir dans sa réalité authentique 86  ». C’est que le fait-divers est à la conjonction de l’extraordinaire (il est ce qui survient sans prévenir) et du banal (soit il arrive à des gens ordinaires, soit il n’est perçu que de façon dispersée et confuse, sans qu’on en saisisse les tenants et aboutissants).

Risques inverses, alors, que ceux de la fiction et de l’histoire. A accorder trop d’importance à l’événementiel et à la « factidiversialité », à privilégier l’anecdotique et le « sensationnel », l’histoire court celui de tomber dans les travers et la médiocrité des récits d’alcôves et d’anecdotes concernant rois et princesses, dans la « petite histoire 87  ».

Et pour la fiction ? Le risque serait, presque symétriquement, de restreindre son imagination et sa poésie dans le cadre étroit d’événements historiques. C’est ce qui a pu arriver à un Dumas qui, avec La comtesse de Charny, ce « roman tombé dans l’histoire », selon le mot même de l’auteur, avoue s’être égaré dans l’ampleur de son sujet, déplorant d’y avoir ainsi perdu le romanesque 88 . Telle, est bien en effet une limite du roman historique.

Ces frontières rejoignent celles que l’on a tenté d’établir entre les statuts de la vérité dans l’écriture historique et dans l’écriture de fiction, à partir de leur rapport au référent : existe-t-il des critères différentiels clairement délimités entre ces deux types de discours ? Question générale qui, à l’intérieur de notre propos, peut se subdiviser ainsi : si l’événement se tient dans le monde, quels sont les moyens propres à chacun des deux genres pour en rendre compte ? si l’événement n’est que de l’ordre du récit, quelles sont les caractéristiques propres à l’événement romanesque qui le distinguent de l’événement historique ? Les narratologues se sont penchés très tard sur ces questions 89 . Rappelons-en rapidement les principaux termes, ce qui permettra d’ouvrir certaines perspectives.

Deux positions antagonistes ont été développées. Pour Kate Hamburger, il existe des critères textuels (syntaxiques et sémantiques) de "fictionalité" (comme l’emploi à la troisième personne de verbes décrivant des faits mentaux, ou le discours indirect et le monologue intérieur). Pour John Searle, la "fictionalité" ne relève que d’un critère pragmatique : « un récit est fictif si et parce que son auteur se propose de raconter une histoire n’ayant pas de prétentions référentielles ». 

Telle est alors la thèse centrale de Hamburger : « la représentation de la vie intérieure des personnages décrits à la troisième personne est réservée à la fiction », et donc « texte factuel et texte fictif sont deux catégories indépendantes régies par une syntaxe et une sémantique différentes ». Et voici celle de Searle : « un récit fictif est un acte illocutoire feint », que la fictionalité est un trait intentionnel, contractuel, plutôt que textuel : « ce n’est pas l’acte illocutoire comme tel qui est feint[…]. La feinte porte uniquement sur la composante illocutoire de l’acte[…] : l’auteur feint ludiquement d’énoncer des assertions sur le monde, alors qu’en réalité ses énonciations n’ont pas de force assertive 90  ». Cette même idée de feintise, de jeu sérieux, selon les mots de Schaeffer, est reprise par Ricœur, qui distingue ainsi les deux types de référence de l'événement narratif : le « réel sans nous » (parce que passé) du récit historique, le réel « augmenté » du récit poétique 91 .

Munis de ces outils, nous allons pouvoir ré-énoncer plus précisément le paradoxe du récit historique : l’histoire positiviste, qui s’appuie sur "ce qui est réellement arrivé", donc sur des faits réels, refuse néanmoins de se limiter au fait divers, et prétend en dégager des causes et des conséquences, voire des lois dans une vision continuiste de l’Histoire. Dès lors le fait doit avoir fait la preuve de l’universalité de son importance, doit être devenu mémorable pour être pris en compte par l’historien. Il doit donc avoir été érigé en événement. "La prétention référentielle" de l’histoire est "directe", en ce sens : elle ne s’appuie que sur des "faits" vrais.

C’est à l'inverse que fonctionne le paradoxe du récit de fiction. Le roman, qui s’appuie souvent sur de l’anecdotique ou du fait divers, notamment à travers la vision d’un personnage fictif (fût-il le Napoléon de Tolstoï), qui a donc une « prétention référentielle indirecte », parvient néanmoins à l’universel parce qu’il échappe aux contraintes de la réalité et des faits, à ce que Ricœur appelle « le réseau limitatif qui règle les descriptions conventionnelles du monde », réseau qui est d’ailleurs la limite générale de toute science. Le roman, qui part de l’anecdotique, n’en conduit pas moins, par ses voies propres, à de l’universel, à ce que Ricœur s’attache à décrire comme une redescription de la réalité « selon les structures symboliques de la fiction 92  ». Et la mesure de cet universel, c’est la possibilité d’une intersubjectivité la plus générale possible, où ce qui fait la grandeur d’une écriture romanesque tient dans le fait, non pas tant qu’elle parle au plus grand nombre, mais plutôt qu’elle ouvre de vastes champs de découverte à son lecteur.

L’événement historique, pris dans le cadre d’un tel récit fictif, perd par là même de son historicité. Comme les autres événements, fictifs, il est lu, dans la texture générale de feintise du roman, sans son poids de réel 93 .

Ces deux paradoxes, où se distinguent et se rejoignent à la fois récit historique et fictionnel, sont finalement ainsi résumés par Ricœur : « dans la mesure où l’histoire s’attache au contingent, elle manque l’essentiel, tandis que la poésie, n’étant pas l’esclave de l’événement réel, peut se porter directement à l’universel, c’est-à-dire à ce qu’une certaine sorte de personnes dirait ou ferait probablement ou nécessairement. […] En nous ouvrant au différent, l’histoire nous ouvre au possible, tandis que la fiction, en ouvrant à l’irréel, nous ramène à l’essentiel 94  ».

Poursuivons notre quête de cet "universel-anecdotique" du roman. La science, paradoxale elle aussi, de l’accident élaborée par Einstein va nous fournir ici une aide inattendue. Car l’événement est un des concepts clés de la théorie de la relativité : « c’est à peine grossir le trait que de dire que tout s’y réduit à des combinaisons d’événements. Or un événement est local, c’est-à-dire qu’il est défini en un point de l’espace-temps. Le réalisme mathématique de la relativité tend donc à ériger en absolus (en éléments de la réalité en soi), des entités éminemment locales 95  ».

C’est bien ce dernier caractère qui est l’enjeu de l’écart entre fiction et histoire. Comme, selon la formule consacrée, qui justement sera remise en cause par les plus récentes théories (en particulier la physique quantique), « il n’y a de science que du général », l’histoire, dans sa prétention à la science, a toujours tenté de minimiser le côté « fait-divers » de ses objets. Elle tend sans cesse à sortir de ce local, à neutraliser ce caractère par les conditions qu’elle impose à l’événement, et qui ont pour but de lui octroyer une certaine universalité, repérée par les causes et les conséquences qu’elle lui voit dans la réalité.

À l’inverse, le roman vise à ancrer l’événement dans ce local, et à montrer ce qu’il peut avoir en lui d’universel, ce qu’il contient d’irréductiblement vrai pour tout homme 96 . Il s’agit là, dans le fil de la feintise de Searle, d’une certaine détemporalisation de l’événement propre à la fiction, dont les romanciers du XX e siècle que nous étudierons (on pense notamment à Proust, bien sûr) tenteront de prendre toute la mesure 97 .

On sait que le roman historique de Walter Scott a suscité l’admiration non seulement des romanciers comme Balzac, mais aussi de nombre d’historiens du XIX e siècle, d’Augustin Thierry à Prosper de Barante. Cela tient sans doute à la façon qu’a l’auteur de Quentin Durward, tout en se focalisant sur le local, d’ouvrir la perspective vers l’universel, d’associer « la puissance suggestive du détail et la couleur historique, la physionomie individuelle d’une époque révolue qui en découle et sa nature perspectiviste 98  ». Le problème des historiens était, on l’a vu, de « faire coexister et parler de concert des choses qui de tradition s’excluent, comme l’analyse généralisante et la reconstitution particularisante, (…) de représenter l’action par masses », tout en faisant « place à l’objectivité de détail ». Et c’est Waverley, publié en 1814, qui va leur apporter la solution : « La technique d’universalisation du singulier qui constitue l’innovation décisive (de Scott) permet de dessiner un tableau d’ensemble en restant concret, et, dans l’autre sens, de restituer les traits individuels sans perdre de vue l’idée. C’est de l’intérieur de la narration, ainsi, et par la grâce d’une poétique nouvelle que l’intelligence du devenir social et la science des faits se conjoignent en pratique 99  ».

Je dirai que l’écriture romanesque localise, n’hésitant pas à transformer en singularité, en accident individuel, en catastrophe concrète et particulière – en événement mesuré à l’aune d’individus particuliers, ce que les historiens se sont évertués à élever au niveau intégratoire d’une série significative de causes et de conséquences. Mais que cette localisation s’accompagne d’une certaine détemporalisation, puisqu’elle conduit à une forme d’universalité à partir de ce localisé même 100 . Situation éminemment paradoxale, puisque, c'est Edgar Morin qui le dit, « la notion d’événement relève d’une ontologie temporelle 101  », s’inscrivant dans le schème de l’irréversibilité du temps, même si c’est pour en surprendre le cours.

Ainsi le fait divers, parfaitement local, « sans durée et sans contexte, [qui] constitue un être immédiat, total, qui ne renvoie, du moins formellement, à rien d’implicite, [qui] en cela s’apparente à la nouvelle et au conte, et non plus au roman 102  », n’en a pas moins pris une place très importante dans ce dernier, l’ouvrant à une universalité tirée précisément de son caractère purement anecdotique et non historique. Sorte d’aleph à la façon de Borges, lieu unique et singulier qui contiendrait un monde, le monde…

Notes
80.

Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique[1784], neuvième proposition (trad. de l’allemand par G. Leroy).

81.

Dans les années 1830-1840. L’expression a succédé à celle de "canard originel", puis de "canard" sous les plumes de Balzac (voir Alain DUBIED, Michel LITS, Le fait divers, PUF, coll. Que Sais-je ?, 1999, pp. 6-25) et de Nerval : « Le canard est une nouvelle quelquefois vraie, toujours exagérée, souvent fausse. Ce sont les détails d’un horrible assassinat, illustrés parfois de gravures en bois d’un style naïf : c’est un désastre, un phénomène, une aventure extraordinaire… » (Le diable à Paris, cité par Pierre DRACHLINE, Le fait divers au XIXe siècle, Hermé, 1991, p. 15).

82.

Turandot, à cause de Zazie, échappe de peu à l’entrée dans la chronique du fait divers. Peu après, « il fait fonctionner la petite tévé qu’il a sous le crâne pour revoir à ses actualités personnelles la scène qu’il vient de vivre et qui a failli le faire entrer sinon dans l’histoire, du moins dans la factidiversialité » (Zazie dans le métro[1959], Folio Gallimard, 1989, p. 36).

83.

Henri BERR, La synthèse en histoire[1911], Albin Michel, 1953, p. 66. Un historien contemporain comme Michel Winock va reprendre et détailler les critères de définition de l’événement historique, on le verra.

84.

Marie-Claude BARTHOLY et Jean-Pierre DESPIN, Le passé humain : histoire, recueil critique de textes, Magnard, 1986, pp. 45-46.

85.

Henri Irénée MARROU, De la connaissance historique[1954], Seuil, 1960, p. 49.

86.

Marrou, Ibid., p. 47.

87.

Risque que n’ont pas manqué de pointer les tenants de la "Nouvelle Histoire" : « L’histoire-récit a toujours la prétention de dire "les choses comme elles se sont réellement passées". En réalité elle se présente comme une interprétation, à sa manière sournoise, comme une authentique philosophie de l’histoire. Pour elle, la vie des hommes est dominée par des accidents dramatiques ; par le jeu des êtres exceptionnels qui y surgissent, maîtres souvent de leur destin et plus encore du nôtre » (Fernand BRAUDEL, Ecrits sur l’histoire, Flammarion, 1969, pp. 22-23).

88.

Cf. Marcel GRANER, « Un roman tombe dans l’histoire », in Récit et histoire, recueil collectif publié par le Centre d’Etudes du roman et du romanesque de l’Université de Picardie, PUF, 1984, pp. 61-74.

89.

Gérard GENETTE, par exemple, « bat [sa] propre coulpe » à ce sujet, en précisant que la narratologie a «jusqu’ici consacré une attention presque exclusive aux allures et aux objets du seul récit de fiction, […] comme en vertu d’un privilège implicite qui hypostasie le récit fictionnel en récit par excellence, ou en modèle de tout récit » (Fiction et diction, Seuil, 1991, p. 65).

90.

Les citations et l’essentiel de ces analyses sont issus de l’article de Jean-Marie SCHAEFFER, « Le récit fictif » (in Modernité, fiction, déconstruction, revue Etudes romanesques, n° 2, Lettres Modernes, 1994). Les textes de référence de Kate HAMBURGER et John SEARLE sont respectivement Logique des genres littéraires[1968] (Seuil, 1986), et « Le statut logique du discours de la fiction », in Sens et expression[1979] (Minuit, 1982). Thomas PAVEL, quant à lui, estime que la fictionalité a une triple nature : sémantique (frontières des mondes fictionnels et non fictionnels), pragmatique (la fiction comme institution à l’intérieur d’une culture), textuelle (les contraintes et conventions de la fiction) (Univers de la fiction, Seuil, 1988).

91.

Paul RICŒUR, Temps et récit, I, Seuil, 1991, pp. 147-155. Ricœur multiplie les formules pour le second : le monde du récit poétique est un monde où « l’action humaine peut être sur-signifiée », il est soumis à un «surcroît d’être », à une « augmentation iconique » (cette dernière expression vient de François DAGOGNET, qui écrit également : « non seulement l’art traduit le monde dans sa profondeur, mais il découvre ses "au-delà", sa richesse, une multiplicité d’horizons qui l’amplifient et favorisent son éclatement » (Ecriture et iconographie, Vrin, 1973, p. 48).

92.

Ricœur, « La Fonction narrative », in La narrativité, Op. Cit., p. 58.

93.

« Du seul fait que le narrateur et les héros sont fictifs, toutes les références à des événement historiques réels sont dépouillées de leur fonction de représentance à l’égard du passé historique et alignées sur le statut irréel des autres événements » (Ricœur, Temps et récit, III, Points Seuil, 1991,p. 233).

94.

« La Fonction narrative », Op. Cit., pp. 66-67.

95.

Bernard D’ESPAGNAT, Une incertaine réalité, le monde quantique, la connaissance et la durée, Gauthier-Villars, 1985, p. 6. On citera également cette formule de Gaston BACHELARD : « l’instant, bien précisé, reste, dans la doctrine d’Einstein, un absolu » (L’intuition de l’instant [1932], Biblio Essais, 2000, p. 30).

96.

Nathalie SARRAUTE inverse la perspective ici développée, où l’histoire serait limitée par le réel et la fiction, illimitée. Pour elle, la faiblesse du roman du XIXe siècle tient aux limitations que lui impose ce que Kundera nomme son « impératif de vraisemblance » (L’Art du roman[1986], Folio Gallimard, 1995, p. 27) : « le petit fait vrai possède sur l’histoire inventée d’incontestables avantages. Et tout d’abord celui d’être vrai. De là lui vient sa force […], qui lui permet de franchir les limites étriquées où le souci de la vraisemblance tient captif les romanciers les plus hardis et de faire reculer très loin les frontières du réel ». En effet « Quelle histoire inventée pourrait rivaliser avec celle de la séquestrée de Poitiers ? » Il ne s’agit donc plus de déplorer que « l’œuvre d’imagination [soit] bannie, parce qu’inventée », mais de comprendre que le roman doit explorer d’autres pistes, « chercher d’autres issues» (L’ère du soupçon[1956], Gallimard, 1966, pp. 66-76). Mais cet écart entre le vrai et le vraisemblable ne pourrait-il aussi définir ce "local universel" que je poursuis ? Par ailleurs cette inversion de perspective est peut-être aussi un des modes nouveaux pris par la fiction au XXe siècle, on le verra – et justement avec la distinction que Sarraute fait ailleurs entre « fait vrai » et « fait déplacé ».

97.

Il est intéressant de remarquer que Paul VALERY voit dans ce passage du local à l’universel le signe de ce qui s’est appelé depuis la "mondialisation" : « Toute politique spéculait sur l’isolement des événements. L’histoire était faite d’événements qui se pouvaient localiser. […] Ce temps touche à sa fin. Toute action désormais fait retentir une quantité d’intérêts imprévus de toutes parts, elle engendre un train d’événements immédiats, un désordre de résonances dans une enceinte fermée », celle du monde (Regards sur le monde actuel, «Avant-propos », Idées Gallimard, 1982, pp. 20-21).

98.

Hans Robert JAUSS, « L’usage de la fiction en histoire », trad. de l’allemand par J.-L. Schlegel, revue Le Débat n° 54, Mars-avril 1989, Gallimard, pp. 89-113 (pp. 96-97). Jauss complète ces observations sur Scott par des remarques sur « la nouvelle forme du drame » qu’il inaugure en plaçant le narrateur du roman historique «totalement à l’arrière-plan », permettant ainsi à l’histoire racontée elle-même d’ « apparaître comme un spectacle et [de] transporter le lecteur dans l’illusion qu’il assistait au drame de la personne agissante elle-même ». Le lecteur est alors « mis en situation de porter le jugement et de faire le bilan moral que des historiens rationalistes comme Hume ou Robertson avaient jusqu’alors anticipé pour lui ».

99.

Gauchet, Op. Cit., pp. 14-15.

100.

On pourrait encore convoquer ici l’ « universel singulier » que Sartre appelle de ses vœux dans la préface de L’idiot de la famille[1971-1972]…

101.

Edgar MORIN, « Le retour de l’événement », revue Communications, n° 18, Op. Cit., pp. 6-20 (p. 17).

102.

Roland BARTHES, « Structure du fait divers »[1962], in Essais critiques, Points Seuil, 1981, p. 189.