3°) La péripétie et l’épisode : l’événement amplificateur, nécessaire, narratif

Reste enfin à marquer la place, centrale, de la péripétie 103 dans le roman du XIXe siècle, en cela demeuré fidèle au modèle aristotélicien.

Selon le mot de Ricœur, la mise en intrigue dans La Poétique se définit comme le «triomphe de la concordance sur la discordance », et ce de deux façons. "L’épisode" a pour première fonction de « donner de l’ampleur à l’œuvre et par là même une étendue ». Quant à la deuxième : afin que l’effet cathartique conserve son efficace, et comme l’absence d’intrigue et le hasard sont proscrits, les épisodes, les péripéties et les coups de théâtre doivent s’intégrer à l’intérieur d’une composition qui conduit le spectateur ou le lecteur selon les « critères "logiques" du nécessaire et du vraisemblable 104  », et du persuasif. Selon la fameuse formule de la Poétique, si souvent reprise à l'époque classique (voir Boileau), « il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible mais non persuasif » (60 a 26).

La pensée historiciste comme l’écriture romanesque dont j'ai dégagé les contours répondent parfaitement à un tel "cahier des charges". Le "renversement" inhérent à l’effet de surprise de l’événement paraît d'abord nécessaire (il est la condition de l’étendue de l’œuvre et de l’effet cathartique recherché), et il est donc au cœur de l’écriture romanesque. Mais il est aussi subordonné à la logique de la fin poursuivie par l'œuvre : « Ce qu’Aristote proscrit, ce sont, non les épisodes, mais la texture épisodique, l’intrigue où les épisodes se suivent au hasard 105  ». Ainsi les historiens positivistes pourront, en s’appuyant sur du pur événementiel, écrire l’histoire d’un Monde cohérent en toutes ses parties, et en dégager dès lors les leçons. Ainsi également cette brisure que constitue l’événement, conduit néanmoins les grands romanciers du XIXe siècle à une écriture complètement linéaire, car leur Mimésis s’appuie sur un même type de vision du Monde, foncièrement continu : c’est le Monde comme système qu’imite l’œuvre d’art.

Cette lecture d’Aristote par Ricœur permet en tout cas de distinguer deux nouveaux caractères de l’événement romanesque : 1°) Il a un effet amplificateur, immédiatement visible dans les grands romans-feuilletons du XIXe siècle. Il procure son "volume" à l’œuvre, dont une des mesures pourra alors être l’étendue et la multiplicité de ses péripéties 106 . 2°) Il doit se subordonner à une logique du récit, qui lui donne son caractère nécessaire au sein de celui-ci (une péripétie qui ne ferait pas "avancer l’action" serait le signe d’un défaut de l’écrivain). C’est ce qu’on a pu appeler son statut narratif (selon lequel il n’existerait d’événement que raconté 107 ).

J'entendrai ce dernier caractère en un double sens : d’une part (et ici on retrouve le critère récusé par la "Nouvelle Histoire"), un fait ne devient événement que parce qu’il a été choisi et raconté comme tel 108 . D’autre part il s’intègre à l’intérieur d’une syntaxe narrative, ce que des théoriciens comme Tzvetan Todorov, puis Pierre Zima, appellent une « causalité événementielle 109  » : il s’explique, et on donne ses raisons, il a des conséquences, et on les développe.

L’événement est donc en position centrale. Il est l’élément premier et moteur du récit, auquel les autres composantes de celui-ci (personnages, style, idées…) sont subordonnées. Il les façonne, en quelque manière. En se référant à ses lectures d’enfant,  Stevenson, le maître du roman d’aventures, traduit ainsi cette prééminence de l’événement : « Le style et les idées, les personnages et les dialogues n’étaient que des obstacles à écarter, tandis que nous creusions joyeusement notre récit, en quête d’un certain type d’événements, un peu comme un cochon cherche des truffes ». Puis il ajoute : « Tel événement doit se dérouler dans tel endroit, tel autre événement doit suivre nécessairement, et non seulement les personnages doivent parler à propos, penser avec naturel, mais tous les événements qui composent le récit doivent s’y répondre comme des notes de musique 110  ».

‘D’une causalité événementielle : événement et élément (d’une série) :
L’analyse structurale concède (à l’histoire) une place de premier plan : celle qui revient de droit à la contingence irréductible… Pour être viable une recherche tout entière tendue vers les structures commence par s’incliner devant la puissance et l’inanité de l’événement.
Claude LEVI-STRAUSS 111
Notes
103.

Les plus récents traducteurs français de La Poétique rendent le terme par « coup de théâtre » (trad. de R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, 1980, p. 231).

104.

Ricœur, Temps et récit, I, Op. Cit., pp. 71 et 81.

105.

Ibid., p. 71.

106.

Ce caractère deviendra presque caricatural dans une certaine fiction américaine, comme dans son pendant cinématographique. On y reviendra.

107.

D’où son lien au temps, n’accédant à notre conscience qu’au travers d'un récit, selon l’analyse de Ricœur. C’est l’argumentation développée au long des trois tomes de Temps et récit.

108.

Critère que problématisera, là aussi, une certaine fiction ultérieure. Ecoutons Gide : « Je demeurai seul un instant. Or de cet instant que dirais-je ? – Pourquoi n’en parler pas autant que de l’instant qui suivit : savons-nous quelles sont les choses importantes ? Quelle arrogance dans le choix ! – Regardons tout avec une égale importance » (Paludes[1895], Folio Gallimard, 1998, p. 119), ou Broch : « Quelle sélection est nécessaire pour que des faits isolés s’assemblent afin de constituer l’unité d’un événement ? » (Les somnambules[1928-1932], t. 2, trad. P. Flachat et A. Kohn, Imaginaire Gallimard, 1982, p. 266).

109.

Tzvetan TODOROV, Poétique, Qu’est-ce que le structuralisme ?[1968], Points Seuil, 1973, p. 68. Pierre.ZIMA, L’ambivalence romanesque, Proust, Kafka, Musil, Le Sycomore, 1980, passim.

110.

Robert Louis STEVENSON, Essais sur l’art de la fiction, trad. de l’anglais par F.M. Watkins et M. Le Bris, La Table Ronde, 1988, pp. 205 et 210.

111.

Du miel aux cendres, Plon, 1968, p. 408.