Événement et structure. Position du problème

Les événements doivent se répondre… Ici est atteint un point central de notre problématique, avec cette question des rapports entre la structure et l’événement, à la fois constitutif de cette structure et qui y trouve son sens. Ce qui conduira tout naturellement au problème de la causalité propre au récit, c’est-à-dire de sa dimension non chronologique, «configurationnelle ».

On a pu reprocher à Balzac, à Hugo, la lenteur de leurs expositions, et l’effet de déséquilibre que cela induit entre l’élément statique du récit et son élément dynamique (ils restent en cela fidèles au modèle de Scott). Et pourtant cet élément dynamique (l’événement) ne demeure-t-il pas le point central autour duquel se focalise et s’organise la narration, par-delà les évidentes différences esthétiques et idéologiques (Balzac privilégiant le modèle biologique ; Hugo les grandes antithèses, etc…) ?

Si, en suivant, là encore, le sens commun, on isole les trois éléments centraux du récit "classique" : – les événements racontés ; – le personnage ou le héros à qui adviennent ces événements ; – le récit narratif chargé de les raconter 112 , se reconnaît cette brisure du continuum temporel et de sa linéarité que constitue l’événement-catastrophe.

L’événement sert donc d’"embrayeur" : il bouleverse la vie des personnages et par là même ouvre le procès de la fiction, qui se développe en racontant l’événement en tant que tel, mais surtout ses conséquences et les péripéties qu’il engendre dans cette vie. L’action, entendue comme une succession d’événements, définit ce type de récits, dont on pourrait trouver une bonne illustration dans les grandes œuvres en prose d’Hugo (Notre Dame de Paris[1831], Les Misérables[1862]), Manzoni (Les Fiancés[1821]), Perez Galdos (Jacinta et Fortunata[1886-1887]). Le Michelet de La Révolution Française[1847] ou de La Sorcière[1862] ne se tient pas très loin, et l’extrême est sans doute atteint avec les grands feuilletonistes (Dumas, Sue, Dickens)…

Il y a là un grand flou dans les concepts. Il est donc nécessaire d’approfondir l’analyse des relations entre événement et structure, ou, pour parler comme Edgar Morin, entre événement et élément (d’une série).

L’événement d’une part est contingent 113 (Morin le dit improbable, aléatoire, accidentel…), et il relèverait alors de l’histoire (où l’exergue, quelque peu dédaigneuse, de Lévi-Strauss va à l’encontre des prétentions au non-événementiel de la Nouvelle Histoire…). D’autre part, et simultanément, il est soumis à la loi de la structure, et doit donc être aussi perçu comme élément de ce que Morin appelle un système. Il semble alors que l’historicité soit à chercher aussi bien dans l’événement que dans la structure narrative qui doit en rendre compte et, d’une certaine façon, également le contenir. Selon Jean-Luc Petit, c’est dans « l’appréhension et la mise en figure langagière [que] le champ des actions et des situations humaines » peut se constituer en histoire 114 .

À la fois contingent (au niveau de l’histoire) et nécessaire (au niveau du récit), tel serait alors l’événement dans le récit 115 . Où reviennent les figures aristotéliciennes du coup de théâtre et de la reconnaissance : ils doivent surgir, inattendus – et en même temps leur fonction cathartique ne peut avoir d’efficace que par le contexte de l’action à l’intérieur de laquelle ils surviennent 116 .

La sémiotique structurale a longuement analysé cette dialectique. Citons Claude Brémond : « Tout récit consiste en un discours intégrant une succession d’événements d’intérêt humain dans l’unité d’une même action. […] Où il n’y a pas d’implication d’intérêt humain (où les événements rapportés ne sont ni produits par des agents ni subis par des patients anthropomorphes), il ne peut y avoir de récit, parce que c’est seulement par rapport à un projet humain que les événements prennent sens et s’organisent en une série temporelle structurée 117  ».

Avant d’en venir aux multiples propositions théoriques attachées à cette dialectique, remarquons la corrélation faite ici par Brémond avec un nouvel aspect de l’événement narratif, déjà présent dans la définition du récit proposée par Dorrit Cohn 118 et qui ne laisse pas d’être problématique : il serait humain. Ce caractère paraît presque universellement accepté – du sociologue : « Il n’y a d’événement que par et pour l’homme ; c’est une notion "anthropocentrique", non une donnée objective » ; – du physicien, qui l’explique par les imperfections humaines : l’événement est « élaboré par la pensée humaine et grâce aux imperfections de celle-ci…[qui]… n’appréhende par ses capteurs et ses effecteurs qu’un spectre bien incomplet de l’univers » ; – du philosophe : « Pour nous aussi l’événement n’apparaît qu’au travers des subjectivités »; « La notion même d’événement n’a pas de place dans le monde objectif (…). Les "événements" sont découpés par un observateur fini dans la totalité spatio-temporelle du monde objectif. Mais, si je considère ce monde lui-même, il n’a qu’un seul être indivisible et qui ne change pas. Le changement suppose un certain poste où je me place et d’où je vois défiler des choses : il n’y a pas d’événements sans quelqu’un à qui ils adviennent et dont la perspective finie fonde leur individualité. Le temps suppose une vue sur le temps 119  ».

N’existerait-il donc d’événement que vu à travers le prisme d’une conscience humaine ? Sans doute est-il alors toujours déjà interprétation d’un fait (autre façon peut-être de parler de son caractère hypothétique ?). Il nous faudra, là encore, revenir sur ce caractère herméneutique-humain de l’événement 120 .

Depuis Propp, on a donc proposé une multitude de schémas d’organisation de cette "série temporelle structurée" d’événements qui constitue le récit. J'en reprends simplement deux, parmi les plus connus : celui de Brémond et celui, plus développé, de Greimas.

D'après le premier 121 , le récit fonctionne selon une structure binaire. A chaque bifurcation de la narration, un choix est fait dans une alternative de réalisation ou de non-réalisation :

Dans cet enchâssement de choix narratifs que constitue alors le récit, les situations s’améliorent ou se dégradent, les événements favorisent ou contrecarrent un projet, ceux qui sont attendus se réalisent ou non. Ils sont bien au cœur de la structure narrative.

Greimas précise cette intégration narrative de l’événement en lui donnant un caractère descriptif : « Alors que l’action ne dépend que du sujet en s’intéressant à organiser son faire, l’événement, lui, ne peut être compris que comme la description de ce faire par un actant extérieur à l’action », qui pourra être le narrateur, et plus généralement « un actant observateur indépendant  […] [qui aspectualisera] les différents faire pour les transformer finalement en procès pourvus d’historicité 122  ». Ce procès se met en place suivant le fameux schéma "quinaire", proposé par Pierre Larivaille 123  :

Le récit canonique est donc défini comme transformation d’un état en un autre état, dont l’élément déclenchant est une complication qui vient perturber l’ordonnancement initial 124 . L’événementiel se situe alors dans les trois étapes centrales du schéma – qui constitue à proprement parler le récit.

Ces schémas paraissent s’appliquer de manière exemplaire au roman "classique". Je prendrai le seul exemple des Fiancés, dont l’élément perturbateur est la subite passion de Don Rodrigo pour la pauvre Lucia, ce qui déclenche la cascade d’événements – tentative ratée de mariage, enlèvement, fuite nocturne…– qui fait le roman. Pourtant, va-t-il nécessairement de soi que le récit subordonne toujours l’événementiel à l’organisationnel, comme semblent le suggérer nos sémioticiens ? Cette structuration est-elle bien le propre de tout récit, par delà l’archétype du roman réaliste ? Poussons plus loin l'analyse.

On a pu proposer diverses constructions cherchant toutes à justifier et à comprendre l'intégration nécessaire de l’événement dans un schème organisationnel 125 . Toutes cherchent par quel processus intégratoire le récit parvient à neutraliser la force irruptive de l’événement 126 . Toutes cherchent à penser ensemble événement et série, à saisir par quel nœud la "contingence irréductible" dont parle Lévi-Strauss vient s’insérer dans la structure totalisatrice et, finalement, englobante, du récit. Ce point est essentiel.

Une première approche de ce point essentiel peut être faite à partir des remarques des historiens qui définissent l’événement comme rencontre entre deux séries de faits : par exemple, l’éruption du Vésuve et la proximité de Pompéi.

D’une façon générale, le concept d’événement paraît difficilement isolable de celui d’élément (d’une série). Tels sont en tout cas les points de vue de Morin et de Sartre, dont les perspectives, bien sûr très différentes, permettront d’éclairer la nature de ce lien selon deux axes : – du côté de Morin, en insistant sur la relation dialectique qu’il peut y avoir entre événement et système (nous verrons qu’il est difficile d’envisager séparément récit et événement, ce qui tient au caractère narratif, au sens fort, de ce dernier) ; – du côté de Sartre, en insistant sur la dialectique, cette fois historique, et donc temporellement construite, entre événement et sens de l’histoire.

Dans l’ordre narratif, cela pourra se traduire par toutes les positions et différences, multiples, jamais neutres, entre la chronologie des faits racontés, fictifs ou non (cela ne change pas ici le point de vue), et l’ordre dans lequel ils sont racontés.

Notes
112.

Ce sont les éléments retenus par Alain de LATTRE dans son analyse de La recherche du temps perdu, éléments que Proust aurait précisément bannis de son œuvre (La doctrine de la réalité chez Proust, Corti, 1978, p. 5). En rajoutant "l’impératif de vraisemblance", il semble bien que nous tenons là les bases du roman "classique"… celui précisément que refuse Valéry : "La Marquise sortit à cinq heures" condense et le personnage, et l’événement, et son récit.

113.

Exemple, dans un roman d’aventures : le regard qui sauve le naufragé du Loup des mers[1904] de London : «…d’un geste machinal, il tourna la tête dans ma direction, et promena son regard sur l’eau. Cet acte, chez lui, n’était pas prémédité. Il était dû à un simple hasard » (trad. de l’anglais (américain) par L. Postif et P. Gruyer, 10-18, 1990, p. 31).

114.

Jean-Luc PETIT, « La narrativité et le concept d’explication en histoire », in La narrativité, Op. Cit., p. 179.

115.

Pierre BOURDIEU parle « des accidents structuralement nécessaires » de L’éducation sentimentale (Les règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992, p. 43).

116.

Rüdiger BUBNER écrit : « De tels événements, intégrés à l’histoire, sont certes surprenants lorsqu’ils surviennent, mais ils sont logiques dans leur fonction » (« De la différence entre historiographie et littérature », in « Temps et récit » de Paul Ricœur en débat, éd. du Cerf, 1990, pp. 39-55, p. 42).

117.

Claude BREMOND, « La logique des possibles narratifs », in L’analyse structurale des récits, Revue Communications, n°8, éd. du Seuil, 1966, pp.60-76 (p. 62. Je souligne).

118.

Voir note 2, p. 7.

119.

Respectivement : Roger BASTIDE, article « Evénement », Encyclopedia Universalis, 1980. Jacques SAUVAN, « Tombeau pour Antée, l’événement et le schème ou l’exigence de sécurisation », in L’Evénement, revue Communications n° 18, Op. Cit., pp. 122-127 (p. 123). Jean-Paul SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ?, Op. Cit., p. 371. Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 470.

120.

Remarquons d’emblée que ceci peut relativiser l’opposition, parfois caricaturale, entre une vision scientifique du monde et la forme des récits, historiques ou fictionnels, d’une époque donnée. On peut par exemple s’interroger sur le caractère plus ou moins métaphorique de la définition d’une éruption volcanique comme événement (sauf à être décrite dans ses conséquences proprement humaines, tant matérielles qu’esthétiques d’ailleurs). « Est-il légitime d’appliquer le concept d’événement aux péripéties singulières du devenir de la nature ? », s’interroge Jean LADRIERE (in Création et événement, autour de Jean LADRIERE, Actes de la décade de Cerisy du 21 au 31 août 1995, Louvain-Paris, Peeters, 1996. Voir également, dans le même volume, Bernard FELZ : « Historicité et nouveauté dans les sciences de la vie », pp.23-35).

121.

Voir Logique du récit, Seuil, 1973.

122.

Algernon J. GREIMAS, Du sens, II, Seuil, 1983, p. 8.

123.

in « L’analyse (morpho)logique du récit », revue Poétique, n° 9, 1974.

124.

Cette définition du récit rejoint celle, couramment admise, de l’événement comme passage d’un état à un autre, que l’analytique anglo-saxonne a mis au cœur de ses théories de l’action. Par exemple, la traduction schématique de l’événement du linguiste suédois Georg .H. VON WRIGHT est : d (pTq) ou d (pT-p), où l’événement est le passage ou la transformation T d’un état de chose p en un autre q ou –p, d étant alors l’agent de cette transformation (voir Carlo NATALI, « Evénement et poiesis »,. in L’événement en perspective, Op. Cit., pp. 178 sq.).

125.

Je n’en citerai qu’une, particulièrement intéressante, celle du philosophe brésilien Ivan DOMINGUES, qui propose une structure à trois étages. 1°) Tout commence par une « élaboration conceptuelle des événements », c’est-à-dire une recherche d’un étalon commun à différents d’entre eux (ils sont archétypiques, et c’est la pensée mythique qui les idéalise ; éléments d’une série, et c’est la science moderne qui les organise ; faits empiriques, et c’est aux sciences humaines à les prendre en charge). 2°) Il faut ensuite « attribuer des liens de nécessité aux événements ». Deux types en ont été pensés : une nécessité forte, « où l’enchaînement des événements est contraignante » (elle porte les noms de Moïra, Erynnies, Anankê, Fatum, Providence…); une nécessité faible, « où l’enchaînement des événements est lâche et contingent, […] ouverte au hasard et attachée à l’individuel » (ce sont alors Tyché, Fortuna, Az-zahar…). 3°) Il faut enfin « établir des lois qui régulent les événements ». Ces lois sont soit « des décrets émanés d’une puissance cosmique » (dans le platonisme, le stoïcisme, le Décalogue judéo-chrétien…), soit « des lois-relations », « des formules qui décrivent » (chute des corps de Newton, sens de l’Histoire de Marx…) (voir Le fil et la trame, réflexions sur l’histoire et le temps, trad. du portugais (brésilien) par P. Wuillaume, L’Harmattan, 2000, pp. 118-127).

126.

Domingues évacue un peu vite le problème en écrivant que les trois "pas" qu'il distingue sont « aporétiques », car ils ne prennent pas en compte l’émergence du nouveau, de l’imprévu, du différent, toujours introduits par l’événement (Ibid.).