Edgar Morin ou l’événement narratif

Mme de Rênal évoque « la noire incertitude de l’événement » comme un élément nécessaire aux « grandes passions 127  », et cette nécessité pourrait sans problème être transférée au roman tel que le conçoit Stendhal : il tourne sans cesse autour d’événements qui constituent autant de nœuds du récit. Comme l’écrit Daniel Sangsue, « la "Stendhalie" est un vaste empire du récit 128  ». Et l’"Hugolie" donc, et la "Balzacie", et la "Tolstoïe", etc. A chaque fois, l’événement, c’est l’obstacle que le héros doit franchir pour parvenir à ses fins – et c’est aussi la condition de déploiement d'un récit.

Il y a donc un caractère éminemment narratif de l’événement, que la lecture de Stendhal met en évidence. Pour le spécifier, partons d’autres caractères qui lui sont communément associés : il serait singulier, irréversible et éphémère 129 .

Le premier trait traduirait son unicité : il paraît être sans répétition. Le soleil qui se lève ce matin d’une part se lève pour moi, au sens où c’est moi qui m’en fais un événement, d’autre part n’est pas exactement le même que celui d’hier matin ou de demain matin 130 .

L’irréversibilité traduirait le fait qu’il ne revient jamais en arrière. Domingues prend l’exemple de César, qui « ne franchira pas à nouveau le Rubicon », et Charles Péguy fait dire à Clio, la muse de l’histoire : « Il y a une déperdition perpétuelle, une usure, un frottement, un irréversible qui est dans la nature même, dans l’essence et dans l’événement, au cœur même de l’événement 131  ».

Quant à l’éphémérité, voici ce qu’on peut en dire : « dans leur unicité les événements sont des accidents […], et sont donc marqués du sceau de la fugacité, du transitoire et de l’actualité 132  ».

Pourtant, n’arrive-t-il pas à la science de parler d’événements reproductibles 133 , itérativité qui paraît bien contredire nos trois caractères ? Pour lever cette ambiguïté, il est nécessaire de distinguer différents niveaux d’analyse d’un même événement. Morin expose « l’ambivalence entre événement et élément » d’une structure en montrant leur interdépendance : « La notion d’élément relève d’une ontologie spatiale. La notion d’événement relève d’une ontologie temporelle. […] S’il n’y a pas de pur élément (c’est-à-dire si tout élément est lié au temps), il n’y a pas non plus de pur événement (il s’inscrit dans un système) et la notion d’événement est relative ». Et c’est par le niveau d’intégration qu’on va pouvoir parler de l’un ou de l’autre : « La nature accidentelle, aléatoire, improbable, singulière, concrète, historique de l’événement dépend du système selon lequel on le considère. Le même phénomène est événement dans un système, élément dans un autre. Exemple : les morts du week-end automobile sont des éléments prévisibles, probables, d’un système statistico-démographique qui obéit à des lois strictes. Mais chacune de ces morts, pour les membres de leur famille, est un accident inattendu, une malchance, une catastrophe concrète 134  ».

On retiendra ici le dépassement de la polarité, exacerbée dans les controverses des années 1960-1970,, liées au structuralisme, entre événement et système, entre histoire et structure, entre diachronie et synchronie. L’un des termes ne saurait aller sans l’autre, et cela fonctionne ainsi dans le cas du récit : comme on l’a vu avec l’exemple de Stendhal, il ne se construit que par les événements qui en sont les composants, et l’événement n’acquiert son sens que du récit dans lequel il s’intègre. On pourrait résumer ce point de vue en reprenant encore une fois l’affirmation selon laquelle un événement n’existe que raconté, et qu’un récit n’est possible que dès lors qu’il y a des événements à raconter… Cette dialectique qui perpétuellement se reconstitue entre récit et histoire, entre événement et série, entre accidentel et structurel ou systémique, est, on l’a dit, au centre de l’entreprise de Temps et Récit, où Ricœur a tenté de montrer combien il est difficile, voire impossible d’échapper à cette catégorie du récit. L’essentiel de sa thèse tient en ceci : il n’existe d’autre façon de penser le temps, et l’identité, que racontés. On verra que ce ne sera peut-être pas toujours aussi certain – par exemple avec Joyce, Kafka, Beckett.

Notes
127.

« Si, avec sa pauvreté, Julien était noble, mon amour ne serait qu’une sottise vulgaire, une mésalliance plate ; je n’en voudrais pas ; il n’aurait point ce qui caractérise les grandes passions : l’immensité de la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l’événement » (Le rouge et le noir, chap. XII).

128.

« Stendhal et l’empire du récit », revue Poétique, n° 104, pp. 429-446 (p. 436). Sangsue ajoute que « le récit est ici plus que jamais le support et la condition du roman ».

129.

Jean-Guy SARKIS trouve au « grand événement » quatre caractères « contingents » : il est imprévisible, irréversible (il ne se produit que dans un seul sens), irréductible (il résiste aux investigations), irrésistible (il s’impose) (La notion de grand événement, approche épistémologique, Ed. du Cerf, 1999, pp. 65-82).

130.

L’exemple est de Genette, qui ajoute : « La répétition est en fait une construction de l’esprit » (Figures III, Op. Cit., p. 145).

131.

Charles PEGUY, Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Gallimard, 1931, p. 50.

132.

Domingues, Op. Cit., p. 117. On dira que, tout comme l’incident,l’accident est un type d’événements (tous deux se différencient par leur intensité).

133.

Cf. par exemple Bernard D’ESPAGNAT, « L’événement et la physique », revue Communications, n° 18, Op. Cit., pp. 116-121 (pp. 116-118).

134.

Morin, « Le retour de l’événement », Op. Cit., p. 17. On peut rapprocher ces réflexions de Morin de celles de Michel DAYAN : « un accident a pour caractère essentiel de traverser ou d’interrompre indifféremment la vie, alors qu’un événement est un moment constitutif de la vie, une façon pour l’être soumis au temps, comme pour la société engagée dans son histoire, de dessiner un trait de son destin » (« La Prise de Pouvoir dans l’Inconscient », in Evénement et Psychopathologie, Actes du Congrès de Lyon de 1983, sous la dir. de J. Guyotat et P. Fedida, Villeurbanne, SIMEP, 1985, pp. 196-201, p. 198).