Jean-Paul Sartre ou l’événement définissant

On est ce que l’on fait
Alberto MORAVIA 135

Mais auparavant, poursuivons la détermination des caractères de l’événement. C’est George Eliot qui va ici nous mettre sur la voie. Dans Le moulin sur la Floss, elle écrit que l’histoire de Maggie, son héroïne, est « difficile à prévoir, même si l’on a la connaissance la plus complète de son caractère. Car le tragique de nos vies n’a pas seulement une cause interne. "Le caractère", dit Novalis, dans l'un de ses aphorismes contestables – "Le caractère, c’est la destinée". Mais pas toute notre destinée 136  ». Dont acte. Nous, lecteurs, sommes donc conviés à suivre les malheurs de Maggie, à observer, sans arrière-pensées, les aléas de sa fortune.

Sans arrière-pensées, vraiment ? On peut avoir un doute. Le héros réaliste est-il vraiment à notre image, soumis de la même façon que nous aux vicissitudes de la vie ? N'y aurait-t-il pas tromperie sur la marchandise ? Et l'explication selon laquelle, dans un monde fictionnel, les événements surgissent dans la vie des personnages sans que ceux-ci en puissent mais, n’est-elle pas un peu courte ? Ces événements ne sont pas seulement les instruments du destin, comme on voudrait nous le faire croire. Ils jouent un autre rôle dans la structure narrative.

C’est Stendhal encore qui affirme : « Pour peindre un caractère qui me plaise, il faut qu’il y ait beaucoup d’incidents qui le prouvent 137  ». Deux points sont à remarquer. D’abord, ce n'est pas par leur "taille" (leur « intensité », la « multiplicité et la durée des effets produits », dans le langage de Berr) que les événements considérés entrent en ligne de compte. N’importe quel "incident", même minime, peut servir à l’avancée du récit.

Mais retenons surtout un deuxième point. L’événement n’est plus seulement un élément qui joue un rôle d’obstacle sur le chemin du héros, mais ce qui lui arrive participe à sa définition même. Qu’est-ce cela veut dire pour le personnage ?

C'est Sartre qui va permettre de répondre. Dans La critique de la raison dialectique, il fait l’analyse des déviations subies par la pensée historique de Marx, cherchant à rétablir la place centrale qu’y occuperait le surgissement et l’inattendu de l’événement. Dans la réflexion de l’auteur du Capital, événement et déterminisme historique "cessent d’être perçus contradictoirement". Et c’est la même dialectique qui s’illustre, à mon sens, dans la fiction romanesque.

Voyons donc le fonctionnement de cette dialectique dans l’essai de Sartre. Le couple structure-événement y est vu comme coextensif à celui de théorie-praxis. L’objectif est de démontrer que, tout en restant à l’intérieur de la doctrine marxiste, l’existentialisme permet de prendre en compte le surgissement de l’inattendu dans l’Histoire. Car, en séparant la théorie et la pratique, les successeurs et interprètes de Marx ont conduit le marxisme à un « idéalisme absolu » : « Pendant des années l’intellectuel marxiste crut qu’il servait son parti, en violant l’expérience, en négligeant les détails gênants, en simplifiant grossièrement les données et surtout en conceptualisant l’événement avant de l’avoir étudié ».

Or, selon Sartre, cette approche n’est pas marxiste :

‘« Marx abordait l’étude de la Révolution de Février 1848 ou du coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, dans un esprit synthétique ; il y voyait des totalités déchirées et produites, tout à la fois, par leurs contradictions internes. […] Si Marx subordonne les faits anecdotiques à la totalité (d’un mouvement, d’une attitude), c’est à travers ceux-là qu’il veut découvrir celle-ci 138 . Autrement dit, il donne à chaque événement un rôle de révélateur : puisque le principe qui préside à l’enquête, c’est de chercher l’ensemble synthétique, chaque fait, une fois établi, est interrogé et déchiffré comme partie d’un tout ; c’est sur lui, par l’étude de ses manques et de ses "sur-significations", qu’on détermine, à titre d’hypothèse, la totalité au sein de laquelle il retrouvera sa vérité » 139

Dans cette perspective, l’événement n’est donc pas simplement un objet symbolique, un « mythe édifiant » contraint de se plier aux analyses a priori 140 , qu’il suffirait alors de ranger dans les catégories du positif s’il épouse clairement le sens de l’Histoire, du négatif s’il paraît s’y opposer (dans ce dernier cas, il est défini comme simple moment, provisoire, de la dialectique historique).

L’événement de l’existentialisme est à comprendre comme un processus d’objectivation 141 , toujours en devenir car conditionné par la visée de progrès caractéristique de l’Homme sartrien, toujours mobile car modifié par les structures qui le totalisent. Et ces dernières sont elles-mêmes tout aussi instables, transformées qu’elles sont perpétuellement par le mouvement des événements qui les constituent. Ainsi la « contradiction pure » capitaliste-ouvrier qui caractériserait nos sociétés bourgeoises, n’est qu’un cadre, « cette structure fondamentale de tout événement contemporain n’en éclaire aucun dans sa réalité concrète ». En définitive, l’événement est « l’unité organisée d’une pluralité d’oppositions qui se dépassent mutuellement. Perpétuellement dépassé par l’initiative de tous et de chacun, il surgit précisément de ces dépassements mêmes 142  ».

Bien sûr, l’analyse sur fond de marxisme paraît bien dépassée, la marche de l’histoire l’a rendue obsolète 143 , et ce n’est pas ce qui ici nous retiendra. Deux choses sont plus intéressantes : d’une part la fine dialectique, qui ressemble à celle proposée par Morin, entre événement et structure englobante (qualifiée d’universalisatrice et totalisatrice), d’autre part et surtout, l’insistance de Sartre sur la définition d’une telle dialectique comme mouvement : l’événement est « l’unité mouvante et provisoire de groupes antagonistes, qui les modifie dans la mesure où ils la transforment 144  ». Ainsi la coexistence de la structure et de l’événement est une réalité toujours changeante et mobile, dans laquelle l’individu, qui fait l’Histoire, est aussi faite par elle.

De ces conclusions on peut tirer une caractéristique nouvelle de l’événement. Appliquons ces définitions sartriennes croisées de la structure et de l’événement, qui les voient se nourrir l’un de l’autre, au récit romanesque : Si l’histoire se définit par les événements qui la composent, en retour on dira que les héros n’en sont pas seulement les agents ou les patients, mais que ces événements font partie de leur définition même 145 .

Philippe Hamon a justement dressé une liste des éléments qui définissent un personnage de roman (relation avec les fonctions qu’il prend en charge, intégration à des classes types, relation avec d’autres actants, relation avec des modalités de l’agir (vouloir, pouvoir, savoir…), distribution au sein du récit, faisceau de ses qualifications et de ses rôles). Or nombre de ces éléments ont pour le moins partie liée avec les événements qui composent la vie de ce personnage – et qui, pour une bonne part, le caractérisent. Valéry a bien noté cette interdépendance, sans doute pour lui une autre des faiblesses du genre romanesque : « le héros cherche la catastrophe. La catastrophe fait partie du héros. César cherche Brutus ; Napoléon, Sainte-Hélène ; Hercule, une chemise… Achille, ce talon ; Napoléon, cette île. Il faut un bûcher à Jeanne, une flamme à l’insecte. C’est là une sorte de loi du genre héroïque, que l’histoire, aussi bien que la mythologie, vérifient merveilleusement à l’envi 146  ». En ce sens, les héros provoquent les événements qu’ils rencontrent, fussent-ils négatifs et écrasants pour eux. Il y va, si l’on veut, de leur vie (de personnages romanesques). Les personnages de Dickens en sont l’exemple même : la pauvreté de leur spécification psychologique renforce le sentiment qu’ils n’existent en tant que personnages romanesques que par les malheurs qu’ils subissent, malheurs qui sont pour eux, selon le mot de Flaubert, « une manière générale de sentir, un mode d’exister 147  ».

Il y avait donc bien une certaine "rouerie" de la part de George Eliot, lorsque la romancière anglaise voulait nous faire avaler la couleuvre d’un destin non écrit pour son héroïne. Et trouvera-t-on excessive l'affirmation que les grands romanciers du XIXe siècle ont presque toujours triché de cette façon, en tentant de nous faire croire que leurs personnages avaient un caractère, une personnalité, indépendants des vicissitudes qu’ils pouvaient subir, alors même que c’est autant par celles-ci qu’ils se définissent et que le lecteur se les remémore ? Birotteau n’est-il pas essentiellement défini par sa grandeur et son déclin, Oliver Twist par l’enchaînement de ses enlèvements et de ses épreuves, Cosette par les brimades des Thénardier ? Le bovarysme ne se définit-il pas largement autant par ce qui se passe dans la vie d’Emma que par une façon d’appréhender le monde ? Ne se souvient-on pas d’Achab surtout par le crescendo dramatique des mésaventures du Péquod et de ses passagers, de d’Artagnan par les multiples intrigues autour de la Reine et de Buckingham… ? Où l’on pourrait dire, reprenant les remarques de Stevenson, que l’événement subi ou "agi" par le héros est définissant pour lui. « Les faits ne sont là que comme les développements logiques des personnages » : cette formule de Zola, dans Le roman expérimental 148 , ne dit finalement pas autre chose.

Les personnages ne sont donc pas, comme nous, soumis aux vicissitudes de la vie. Alors, trompé, le lecteur ? Oui, mais consentant. Il sait qu’on l’abuse, mais il accepte les termes du pacte qu'on (ne) lui fait (pas) signer : ce qui arrive aux personnages est nécessaire à leur définition 149 .

Notes
135.

L’ennui[1960], trad. de l’italien par C. Poncet, GF Flammarion, 2003, p. 270.

136.

Le moulin sur la Floss[1860], trad. de l’anglais par A. Jumeau, Folio Gallimard, p. 536.

137.

Œuvres intimes, t. I, Pléiade, 1981, p. 927 (cité par Sangsue, Op. Cit., note 17).

138.

Voir ceci, par exemple : « Il serait évidemment fort commode de faire l’histoire du monde si l’on n’engageait le combat qu’avec des chances infailliblement favorables. Au demeurant, elle serait de nature très mystique, si les "hasards" n’y jouaient aucun rôle. Ces hasards eux-mêmes font naturellement partie du cours général de l’évolution et se trouvent compensés par d’autres "hasards", parmi lesquels figure aussi le "hasard" du caractère des gens qui se trouvent d’abord à la tête du mouvement » (Lettre à Kugelmann, 17 avril 1871, citée par Michel WINOCK, « Qu’est-ce qu’un événement ? », revue L’Histoire, n° 268, 2002, p. 37).

139.

« Questions de méthodes », Op. Cit., pp. 31-35 (je souligne).

140.

« On reprochera au marxiste contemporain de le considérer comme l’objet mort et transparent d’un Savoir immuable », Critique de la raison dialectique, I, Op. Cit., p. 97.

141.

« L’existentialisme [affirme] la spécificité de l’événement historique qu’il refuse de concevoir comme l’absurde juxtaposition d’un résidu contingent et d’une signification a priori. Il s’agit de retrouver une dialectique souple et patiente qui épouse les mouvements dans leur vérité » (Ibid., p. 98).

142.

Ibid., p. 99.

143.

Ce que Foucault avait écrit dès 1966 : « La critique de la raison dialectique est l’effort magnifique et pathétique d’un homme du XIXe siècle de penser le XXe siècle » (« L’Homme est-il mort ? », revue Arts et Loisirs, n° 38, 1966, p. 15. Cité par R. BODEI, « Foucault, pouvoir, politique et maîtrise de soi », revue Critique, n° 471-472 : Michel Foucault : Du monde entier, Minuit, août-septembre 1986).

144.

Critique de la raison dialectique, Op. Cit., pp. 99-100.

145.

Où l’on retrouve, encore une fois, Stendhal.

146.

Voir « Pour un statut sémiologique du personnage »[1972], Poétique du récit, Points Seuil, 1977, pp. 115-180 (pp. 141-142).Valéry est cité par Hamon dans la note 75, p. 178 (je souligne).

147.

L’éducation sentimentale[1869], Classiques Garnier, 1963, p. 68.

148.

[1880], Garnier-Flammarion, 1971, p. 214.

149.

L'observation n'est d'ailleurs pas nouvelle, bien que faite dans d’autres contextes. Voir Leo BERSANI : « Dans la littérature réaliste,[…] des incidents, apparemment fortuits, nous transmettent, avec économie, des messages concernant la personnalité [des héros] . […] Les incidents révélateurs aident à rendre intelligible le caractère des personnages » (« Le réalisme et la peur du désir »[1975], in Littérature et réalité, Points Seuil, 1982, pp. 47-80. (pp. 49 et 53)) ; Bourdieu : « Les actions, les interactions, les relations de rivalité ou de conflit, ou même les hasards heureux ou malheureux qui font le cours des différentes histoires de vie, ne sont qu’autant d’occasions de manifester l’essence des personnages en la déployant dans le temps sous la forme d’une histoire » (Les règles de l’art, Op. Cit., p. 33) ; Etienne SOURIAU : « Les personnages sont avant tout ce qu’ils font » (Les deux cent milles situations dramatiques, Flammarion, 1950, p. 24). L’idée, qui a sans doute à voir encore avec la notion d’identité narrative développée par Ricœur, est déjà en germe chez Aristote : « [Les hommes] n’agissent pas pour représenter des caractères, mais c’est au travers de leurs actions que se dessinent leurs caractères » (Poétique, 50 a 20, je souligne).