L’action et l’organisation de l’intrigue

Une telle « thématisation du contingent » semble suivre la « causalité événementielle » de Zima et Todorov. La question est maintenant de savoir selon quelles cohérences s’organise cette « syntaxe narrative », hypotaxe au sens large, qu’Auerbach définit comme « l’ensemble des procédés de cohésion logico-sémantique du texte 181  ». Il s’agit de construire une cohérence du récit, autour d’une « recherche obsessionnelle de structures significatives 182  ».

Quels sont donc les principes qui président aux relations entre les événements d’un récit ? Plusieurs typologies ont été proposées. On lit par exemple ceci dans une Introduction à l’analyse du roman à vocation didactique : « tout récit recèle en général une multitude d’actions. Pour produire un effet de cohérence, il faut qu’elles soient organisées en une intrigue selon des principes de logique (A est la cause ou la conséquence de B), de temporalité (A précède ou suit B), de hiérarchie (A est plus ou moins important que B) 183  ». Deux concepts clés apparaissent ici : celui d’action, avec toute sa polysémie lorsqu’il s’agit de théorie narrative, et celui d’intrigue, auquel Ricœur a donné un sens herméneutique, à partir de Saint Augustin et Aristote. Nous reviendrons sur ces deux notions. Répétons-le, la question essentielle est de savoir si cette quête de cohérence n’est pas liée à un certain type de romans – remis en cause par la suite 184 .

Tzvetan Todorov a précisé cette première typologie de la structuration textuelle, en détaillant les catégories de la « causalité événementielle ». Selon son analyse 185 , la « syntagmatique textuelle » relèverait également de trois principes organisateurs, dont les deux premiers sont :

  • 1°) « l’ordre logico-causal », qui intègre : a) « la causalité événementielle », où l’accent est mis « sur la liaison des événements rapportés », et où « toutes les actions qui y apparaissent sont provoquées par des actions précédentes » ; b) « la causalité psychologique », où « les actions rapportées sont la cause ou la conséquence d’un trait de caractère » ; c) la causalité philosophique, où « les actions sont des illustrations » de «certaines idées ou concepts » ;
  • 2°) « l’ordre temporel », dont le récit archétypal serait l’Ulysse de Joyce, dans lequel la succession serait la seule « relation entre les actions ».
  • Le troisième principe, remplaçant la "hiérarchie" de Reuter, est « l’ordre spatial », et Todorov évoque ici La Recherche, « l’un des premiers récits » où « l’ordre dominant soit spatial » (la structure à laquelle tout obéit étant la cathédrale proustienne 186 ).

Selon les catégories de Todorov, il y aurait donc en tout cinq ordres d’intégration des actions dans la structure narrative.

Jacques Mœschler enfin, après avoir défini l’événement par ses caractères (sa nature, ses participants, ses circonstances spatio-temporelles, ses relations à d’autres événements ou états), distingue, quant à lui, quatre types dans ces relations : la causalité, la précédence immédiate (c’est-à-dire la consécution), l’inclusion, le recouvrement temporel 187 .

N’est-il pas remarquable que dans toutes ces propositions, et malgré les différences des critères classificatoires, deux se retrouvent : la causalité (le lien de cause à effet), et la chronologie (la précédence ou l’ordre temporel successif)? Il est alors raisonnable de penser que ces deux modes de relations des événements entre eux sont un des fondements de l’organisation du roman "classique". C’est bien ce que Barthes y a vu : il y aurait confusion entre les deux principes, « entre la consécution et la conséquence, le temps et la logique », et cette confusion constituerait « le ressort de l’activité narrative ». Le récit "classique" serait alors « une application systématique de l’erreur logique dénoncée par la scolastique sous la formule post hoc, ergo propter hoc 188  ».

Alexandre Dumas affirme haut et fort cette certitude : «  …nous demeurons convaincus que rien n’est abrupt et isolé, que la nature et la société marchent par déduction et non par accidents, et que l’événement, fleur joyeuse ou triste, parfumée ou fétide, souriante ou fatale, qui s’ouvre aujourd’hui sous nos yeux, avait son bouton dans le passé et ses racines parfois dans les jours antérieurs à nos jours, comme elle aura son fruit dans l’avenir 189  ». Par delà le vocabulaire employé, la typologie retenue, pourrait-on alors dire que, aux yeux de nos romanciers (et à leur suite de la plupart des théoriciens 190 ), pour qu’un récit "tienne", il faut qu’il y ait des formes temporelles-causales de relations entre événements, relations qui constituent le tissu narratif, la trame du récit, quelles que soient par ailleurs les accélérations ou les ralentissements engendrés par les décisions et postures narratives ?

L’action narrative se déroulerait donc selon cette double loi, temporelle et causale, qui enchaîne les événements dans une intrigue, dont le caractère contraignant semble bien relever de la « nécessité forte » de Domingues 191 . On voit bien qu’il s’agit là d’une vision du monde, soumis dans toutes ses parties à une organisation immuable – comme la hiérarchie des classes sociales ou l’ordre de la Création. Plusieurs concepts sont ici centraux, sur lesquels il nous faut revenir: l’action, l’intrigue, l’histoire.

Notes
181.

Voir Philippe HAMON, «Un discours contraint », in Littérature et réalité[1973], Op. Cit. , pp. 119-181 (p. 172). L’hypotaxe est le contraire de la parataxe, qui consiste à « disposer côte à côte deux propositions sans marquer le rapport de dépendance qui les unit » (Bernard DUPRIEZ, Gradus. Dictionnaire des procédés littéraires, 10/18, 1980, p. 328).

182.

Bersani, «Le réalisme et la peur du désir », Op. Cit., p. 48. Bersani ajoute : «… nous voyons des auteurs aussi différents que Jane Austen, Balzac, Dickens, et même James, accorder la même importance fondamentale au détail lourd de sens ». Cette « impérieuse structure de sens » apparaît bien comme le vecteur fondamental de l’écriture romanesque "classique". Le problème du fondement de cette nécessité nous ramène aux analyses de Domingues, et ouvre à des questions suggérées par une littérature plus récente, et déjà évoquées : pourquoi cette "nécessité" ? Cette cohérence est-elle intrinsèque à la forme de tout récit ? Ou provient-elle de la quête de médiations entre la "structure du monde" – celle qui est l’objet de la science – et le système de la langue ?

183.

Yves REUTER, Introduction à l’analyse du roman, Bordas, 1991, p. 49.

184.

Voici ce qu’écrit Michel RAIMOND : « Il est remarquable que les romans du XIXe siècle, qu’ils fussent réalistes, psychologiques ou romanesques, et quelles que fussent les différences d’intention, de ton ou de facture qu’ils pouvaient comporter, avaient ce caractère de raconter une histoire intéressante.[…] Racontant une histoire,[le romancier] en mettait en place les éléments, suivait leur déroulement, conduisait à un dénouement, bref, il était fondamentalement conçu comme une régulière progression logique et chronologique » (La crise du roman, Corti, 1985, p. 13).

185.

Voir Poétique, Op. Cit., pp. 67-77, et la synthèse de Jean-Paul GOUX : La Fabrique du Continu, Essai sur la prose, Seyssel, Champ Vallon, 1999 (pp. 34-41).

186.

J’essayerai de montrer de quelle façon Joyce et Proust pervertissent les catégories de Todorov – comme les cases qu’il spécifie par leurs noms.

187.

In Le temps des événements, Op. Cit., pp. 159 et 294.

188.

«Introduction à l’analyse structurale des récits », revue Communications, n° 8, 1966, pp. 1-27 (p. 10), repris dans Poétique du Récit, Op. Cit., pp. 7-58. L’idée figure déjà dans Le degré zéro de l’écriture(1953) (Points Seuil, p. 26). A noter que selon Aristote la supériorité de la poésie sur le récit historique tiendrait à sa capacité à mettre de l’ordre dans le successif, de la nécessité dans la contingence de ce qui arrive (Poétique, 1451 b).

189.

Les compagnons de Jéhu[1856], Avant-Propos.

190.

Selon Adam par exemple, le texte narratif est « un lieu de tension entre ce qui assure son unité – sa cohésion – et ce qui engendre sa dynamique – sa progression » (Le texte narratif, Op. Cit., p. 42). Tout récit est donc « une unité contradictoire », à la fois « séquence de phrases liées » et « séquence progressive de phrases ». Moeschler (Op. Cit. p. 298, n. 6) au contraire écrit : « la contrainte causale […] n’est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante de Narration. […] Dans l’exemple "Suzanne est mineure et ne boit pas d’alcool", il y a causalité mais pas Narration, dans l’exemple "Max déjeuna et prit sa douche", il y a Narration mais pas causalité ». Il définit alors la Narration par le seul critère chronologique : « Si un discours est constitué de deux énoncés et si l’événement décrit par le premier précède l’événement décrit par le second, alors ils sont en relation de Narration » (p. 299).

191.

Que relèvent aussi certains narratologues, comme Roland BOURNEUF et Réal OUELLET : « Malgré les tentatives périodiques d’élimination, l’intrigue, qui est un mal pour certains romanciers, demeure peut-être un mal nécessaire » (L’univers du roman, PUF, 1995, p. 43).