Événement et intrigue, événement et action (romanesque)

Mais si ce qui était arrivé était un événement, on ne pouvait dire que ce fut une action. Assurément, elle s’était accomplie par les frères, mais ils n’en étaient pas les auteurs, cela s’était trouvé comme cela.
Thomas MANN 192

Le vocabulaire concernant toutes ces notions, consubstantielles à celle d’événement narratif, reste bien souvent flou 193 . Du côté d’intrigue et histoire, Edward M. Forster, l’auteur de La route des Indes, donne cet exemple : « le roi meurt, puis la reine meurt », c’est une histoire ; « le roi meurt, puis la reine meurt de chagrin », c’est une intrigue (plot) 194 . L’histoire se limiterait donc à la simple chronologie, on est là dans ce que Forster appelle la chronique 195 . Et c’est lorsque vient se surajouter un lien causal qu’il y a alors intrigue.

La relation fonctionne dans l’autre sens chez un Ricœur, pour lequel un récit ne devient histoire que par le biais de l’intrigue. Celle-ci est « l’ensemble des combinaisons par lesquelles des événements sont transformés en histoire ou – corrélativement – une histoire est tirée d’événements ». Et donc « rien n’est événement qui ne contribue à la progression de l’histoire. Un événement n’est pas seulement une occurrence, quelque chose qui arrive, mais une composante narrative 196  ». Intrigue et histoire sont donc mêlées, une série d’événements ne devient histoire que lorsqu’une intrigue vient organiser cette série. Pour qu’il y ait histoire, l’enchaînement chronologique des événements ne suffit pas, comme chez Forster, il faut aussi l’enchaînement logique donné par l’intrigue 197 .

Les mêmes hésitations sémantiques concernent l’action. Tantôt, au singulier, elle est la succession des événements et leur organisation : "l’action" de Salammbô se déroule à Carthage, au temps d’Hamilcar, etc…

Tantôt les actions sont vues comme des unités de l’intrigue 198 , c’est-à-dire en fait comme des événements romanesques.

Dans le premier sens, l’action romanesque désigne le mouvement du texte, mouvement qui trouve son origine dans un événement déclencheur. Dans cette perspective, pour faire un récit, il faut nouer une intrigue, c’est-à-dire, selon les mots de Françoise Revaz, « introduire un événement singulier qui déclenche l’action et permet de sortir de la situation initiale, que celle-ci soit problématique ou non ». La « logique narrative » est alors «caractérisée par le surgissement, dans l’enchaînement linéaire des actions, d’un événement particulier et inattendu 199  ». Tantôt l’événement est entendu comme déclencheur de l’action, tantôt comme perturbateur de l’ordre des actions. Tantôt l’événement fonde l’action, tantôt l’événement "déconstruit" les actions.

La même Françoise Revaz voit pourtant un risque dans cette imprécision : cette «assimilation de l’événement et de l’action dans une même catégorie est la source de fâcheuses confusions ». Elle reproche ainsi à Greimas sa conception « étendue » du « schéma narratif », et craint l’excessive extension de la notion de récit à des textes où il n’y a que des « événements » concernant des objets inanimés 200 . Mais ne faudrait-il pas voir plutôt là un signe du pouvoir d’attraction de la forme récit, vers laquelle tendait un texte scientifique comme celui de Cuvier ?

C’est l’occasion de revenir sur ce fameux critère humain, auquel Françoise Revaz semble tant tenir. Elle décide de restreindre le terme de récit au « modèle anthropomorphe » qu’avait précisément renié Brémond 201 , à la « représentation d’actions » et non à la simple «succession d’événements ». Alors, « si des descriptions de genèses, de processus ou de construction d’objets sont jugées comme "narratives", c’est certainement parce qu’elles présentent de la dynamicité et du changement », mais le critère humain manquerait pour pouvoir parler de récit.

Poussée à l’extrême, cette position nous conduirait à un questionnement d’ordre métaphysique – qui rencontrerait le problème posé par Ladrière 202 . Si, en résumant les choses, l’action consiste à faire arriver, tandis que l’événement ne fait qu’arriver, alors, dans lepremier cas, je suis maître de mon destin ; dans le deuxième, c’est l’ère de la fatalité, et tout est écrit...

Françoise Revaz, penchant résolument pour la première proposition, résume alors les différents types de narrations dans le schéma ci-dessous 203   :

Face à ce genre de classifications 204 , on peut s’interroger : si Paul Nizon ou William Faulkner (auteurs que Revaz cite à titre d’exemples) n’écrivent pas de "récit", mais une description, ou un tableau, une chronique ou une relation-recette, qu’est-ce qui fait le pouvoir attracteur de ces catégories sur le lecteur de romans ? La problématique se déplacerait donc plutôt du côté de l’horizon d’attente – et d’une redéfinition du narratif comme constitué des éléments susceptibles de retenir et de soutenir l’attention du lecteur. Si, selon Revaz, un récit se définit par la mise en intrigue d’actions, donc par ce qu’elle appelle, d’une façon restrictive, du "narratif", tout roman ne sera alors pas forcément récit, car il peut mettre en scène des événements, au sens large qu’elle donne à ce mot, et remettre ainsi en cause la notion même de mise en intrigue. Telle pourrait bien être en effet, on le verra, une caractérisation narratologique de certains romans du XX e siècle, mesurable en degrés dans la table catégorielle ci-dessus.

Mais, pour en revenir à la fiction "classique", l’événement perturbateur (on retrouve ici Greimas) peut en être une action (cas le plus courant qui, de ce point de vue, demeure «humain, trop humain »…) ou non (Les Derniers Jours de Pompéi : l’éruption du Vésuve, Hector Servadac : l’approche de la météorite, l’irruption de la peste dans Les fiancés, la phtisie de La dame aux camélias). On peut donc bien y trouver une plus ou moins grande dose de récit au sens de Revaz, il n’en demeure pas moins que l’événement est au cœur du roman pour en assurer la cohérence, la construction, l’avancée. C’est ce qu’il faut continuer à préciser.

Notes
192.

Joseph et ses frères. Le jeune Joseph[1933], trad. de l’allemand par L. Vic, Imaginaire Gallimard, 1980, p. 168.

193.

Bourneuf et Ouellet (Op. Cit., pp. 38-39), citant également le terme de composition, écrivent que ces «distinctions traditionnelles […] doivent être considérées comme des points de repère car, d’une part, l’accord n’est pas unanime sur la terminologie employée, et d’autre part, elles désignent des réalités souvent difficilement isolables, aux frontières peu marquées, et qui parfois se recoupent ».

194.

Aspects du roman[1927], trad. de l’anglais par S. Basch, Bourgois, 1993, pp. 94-95.

195.

Forster exprime cela sous forme de regret : « Oui, et comment, le roman raconte une histoire. Il ne pourrait avoir d’existence sans cet aspect fondamental. C’est le plus remarquable trait d’union entre tous les romans, et, s’il ne tenait qu’à moi, je voudrais qu’il n’en fût pas ainsi, qu’il en allât autrement, que ce fût la mélodie, ou le sens de la vérité, et non cette basse expression atavique.[…] Le roman est la narration d’événements saisis dans l’ordre chronologique » (Ibid., pp. 41-42).

196.

Du texte à l’action, Op. Cit., 1986, p. 14.

197.

Divers narratologues (surtout anglo-saxons) ont proposé une typologie de l’intrigue, dont la multiplicité des critères utilisés et des catégories qui en découlent montre le caractère aléatoire. R.S. Crane, par exemple, distingue intrigues d’action, intrigues psychologiques, intrigues philosophiques (cité par Bourneuf et Ouellet, Op. Cit., pp. 43-44). Nelson Friedmann détaille davantage : intrigues de destinée, qui se décomposent en intrigue d’action, mélodramatique, tragique, de châtiment, cynique, sentimentale, apologétique ; intrigues de personnage (de maturation, de remise, d’épreuve, de dégénération) ; intrigues de pensée (d’éducation, de révélation, affective, de la désillusion) (cité par Tzvetan TODOROV et Oswald DUCROT, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Seuil, 1972, pp. 380-382).

198.

C’est la perspective de Propp, avec sa liste des 31 types d’actions, les fonctions, du conte merveilleux russe.

199.

Les textes d’action, Metz, Publications de l’Université, 1997, pp. 195 et 205.

200.

Ibid., pp. 73 et 87. Le reproche est aussi adressé à Umberto ECO et à Claude Brémond, le premier lorsqu’il écrit que la Fabula des formalistes russes, qui est « le schéma fondamental de la narration, la logique des actions et la syntaxe des personnages, le cours des événements ordonnés temporellement », « peut aussi ne pas être une séquence d’actions humaines et porter sur une série d’événements qui concernent des objets inanimés et même des idées » (Lector in fabula[1979], trad. de l’italien par M. Bouzaher, Grasset, 1985, p. 133), le second lorsqu’il revient, dans Logique du Récit, sur son affirmation, dans « La logique des possibles narratifs », de « la règle de l’anthropomorphisme nécessaire du récit : rien n’oblige à ce que les événements racontés soient, ou produits par des agents ou subis par des patients anthropomorphes » (Op. Cit., pp. 91 et 112).

201.

Op. Cit., pp. 91-95.

202.

Je rappelle son questionnement : « Est-il légitime d’appliquer le concept d’événement aux péripéties singulières du devenir de la nature ? ».

203.

Les textes d’action, Op. Cit., p. 238. A titre d’exemple, elle cite, pour différencier les deux colonnes les plus à droite, un passage de Paul et Virginie où Bernardin « relate » (relation-non récit) un ouragan à l’Ile de France.

204.

A propos de ce genre de tableaux, on soulignera la modestie d’un Philippe Lejeune, qui, pour l’autobiographie, en a lui-aussi dressé un certain nombre, et qui dit « avoir toujours été fasciné par l’histoire du tableau de Mendeleïev » – mais qui ajoute : « mais bien sûr il y a quelque chose qui ne va pas dans cette analogie : en littérature, pas d’éléments fixes… » (« Le pacte autobiographique vingt-cinq ans après », L’Ecole des Lettres second cycle, n° 1, 2002-2003, p. 40).