L’action et l’événement, l’action-événement et sa description

La typologie de Françoise Revaz va de l’absence complète d’actions (la description) à une "dose" maximale de celles-ci. On pourrait dire, dans une première et très grossière approximation qu’il conviendra de préciser et d'affiner, que Balzac ou Stendhal tendraient vers la première, Dumas ou Dickens, voire Hugo ou Manzoni vers la seconde.

L’analyse de Revaz se base sur la différenciation, qu’elle estime nécessaire, entre action et événement, et qui s’appuie sur celle à faire entre motif et cause. Toutes ces distinctions viennent de la philosophie analytique anglo-saxonne qui, à la suite de Ludwig Wittgenstein et de la sémiotique, s’est penchée sur les faits et leur logique. Elle ne pouvait donc ignorer la catégorie de l’événement, dont elle a pu donner une définition des plus larges – qu’il reste alors à examiner, toujours dans le cadre de cette organisation narrative que j’essaie de cerner.

C’est Donald Davidson qui en a donné la théorie la plus approfondie. Son originalité essentielle est qu’il fait également entrer les causes des actions humaines dans la catégorie des événements, définis comme un «certain type de choses qui arrivent ». Définition très vague, mais que Davidson précise ainsi : ce ne sont pas des accidents de la substance, à la manière de Leibniz, mais des substances, non des faits, mais « des individus ou des particuliers fondamentaux, au même titre que les objets physiques 205  ». En ce sens il s’agit d’une catégorie ontologique fondamentale, où l’événement est constitutif de l’individualité humaine. Cela ressemble fort au caractère de l’événement que j’ai appelé définissant pour le personnage de roman, issu des analyses sartriennes…

On est là, proprement, dans une philosophie du langage. En effet pour Davidson deux types de phrases requièrent la postulation d’événements : celles qui portent sur des actions, celles qui énoncent des relations causales entre ces actions. Tout verbe d’action désigne implicitement un événement, et l’explication causale qui est donnée d’un événement n’en constitue qu’une description parmi d’autres – même si on postule qu’il existe une relation causale singulière entre tel événement et tel autre. Les deux sens du mot action paraissent se confondre : en transposant à la fiction, je dirai que si l’action (romanesque) n’est faite que d’événements, c’est qu’elle n’est elle-même qu’événement.

On retrouve ici le problème de l’événement raconté, qui n’est jamais rigoureusement conforme à l’événement réel – problème crucial, cela a été dit, des historiens. Car Davidson distingue bien l’événement et sa description. Il explique ainsi que « Brutus frappa César » est déjà une description, donc sous-tendue par une explication, même très sommaire (le verbe frapper) de l’événement.

C’est bien là que gît la difficulté principale : peut-il exister du récit (donc de l’événementiel ?) sans description, sans ce qui en constitue une stase – les différences descriptives, comme l’a noté Austin 206 , pouvant aussi bien avoir leur origine dans la Fable que dans le Sujet 207 , pour reprendre la distinction des formalistes russes ? Est-il possible que l’événement soit indépendant des narrations chargées d’en rendre compte ? N’existerait-il d’événement que raconté, comme l’affirme le Roquentin de Sartre ? De quelque côté théorique que l’on se tourne, comment échapper à cette « tyrannie de l’événement » ? Pour Ricœur 208 , on l’a vu, c’est impossible. Mais pour Davidson aussi, puisque toute action humaine, aussi minime soit-elle, doit être considérée comme un événement 209 . Périlleuse serait donc l’entreprise du romancier qui prétendrait s’affranchir de cette tyrannie….

C’est là le cœur du problème narratif, et la question peut se formuler ainsi : l’action humaine requiert-elle, pour son intelligibilité, une démarche herméneutique, constituée alors par la mise en récit de cette action ? C’est bien la position de Ricœur, par exemple lorsqu’il affirme que le passage de la sphère de l’action à celle du récit de cette action équivaut au passage d’un ordre paradigmatique à un ordre syntagmatique (celui de la mise en intrigue de cette action) 210 . Cette argumentation est précisément réfutée par certains, comme Jean-Marie Schaeffer, qui y voit la marque des présupposés philosophiques de Ricœur : « en réalité, la structure hiérarchique des actions est celle d’une organisation séquentielle, c’est-à-dire qu’elle relève toujours déjà de l’ordre "syntagmatique" ». Et dès lors la conclusion de Ricœur, selon lequel « le récit seul donne un sens à l’action, et ceci à travers une activité de mise en intrigue de l’événementialité, […] ne tient que pour autant qu’on a dépouillé l’action intentionnelle de sa structuration propre pour la réduire à une pure événementialité en attente d’une intelligibilité qui ne saurait que lui venir d’ailleurs ». Et Schaeffer de conclure : « La logique du pâtir et de l’agir humain est en fait toujours déjà une logique du récit 211  ». Ne saurait-on échapper au narratif ?

Je n’aurai pas la prétention de trancher dans le débat. Mais je retiendrai que ce lien de l’événement à sa description est un des traits constitutifs essentiels de l’écriture historique ou fictionnelle du XIXe siècle : romanciers et historiens l’ont toujours largement développé, en privilégiant justement l’événementiel dans toutes ses composantes (l’avant, le pendant, l’après). Plusieurs stratégies fictionnelles – notre objectif sera de les détailler – ont par la suite tenté de déconstruire ce lien : en se tournant vers un minimalisme radical, pour tenter d’approcher l’événement dans sa simplicité absolue (cela pourrait ressembler au projet de Joyce), en disjoignant au maximum l’événement de ses conséquents et antécédents (ce pourrait être le propre d’une écriture fragmentaire), en développant de façon presque infinie la description de l’événement, qui alors se dissout dans celle-ci (Proust), en tournant autour de l’événement sans qu’on ne le rencontre jamais (Faulkner), en supprimant l’indexation de l’événement à un monde référent reconnaissable, que celui-ci soit réaliste ou fantastique (Kafka).

Notes
205.

Pascal ENGEL, Présentation, in Donald DAVIDSON, Actions et événements[1980], trad. de l’anglais (américain) par P. Engel, PUF, coll. Épiméthée, 1993, p. XV.

206.

« Lorsqu’on voit quelque chose, il peut non seulement y avoir différentes façons de dire ce qu’on voit mais la chose peut aussi être vue de différentes façons, être vue diversement… Ainsi les différences dans la manière de décrire ce qui est vu proviennent-elles très souvent, non pas simplement de différences dans notre savoir, dans la finesse de nos moyens de détection, dans notre propension à nous exposer, ou dans notre intérêt pour tel ou tel aspect de la situation totale, elles peuvent aussi provenir du fait que ce qui est vu est vu différemment, vu comme ceci plutôt que comme cela ». Selon Michel de FORNEL, qui fait cette citation, ce qu’Austin a noté à propos de la perception des objets s’applique aussi bien à la perception des événements (« Voir un événement », in L’événement en perspective, Op. Cit., pp. 97-122. P. 120).

207.

La Fable, c’est « ce qui s’est effectivement passé », l’ensemble des événements liés entre eux qui nous sont communiqués au cours de l’œuvre ; le Sujet est « la façon dont le lecteur en a pris connaissance » : les mêmes événements, dans leur exposition, dans l’ordre selon lequel ils nous sont communiqués au cours de l’œuvre, dans le rapport selon lequel les informations à leur sujet sont présentées dans l’œuvre.

208.

C’est le point des thèses de Temps et récit contesté par R. Bubner, pour qui l’irréductible contingence de ce qui advient dans l’histoire contraint l’historien à un certain arbitraire et dans le choix des événements à décrire, et dans la description même qu’on en fait, alors que pour Ricœur l’événement n’existe que par le fait qu’il est raconté (« De la différence entre historiographie et littérature », Op. Cit.).

209.

Bien sûr, Davidson et Ricœur ne sont pas sur le même registre. Le second conteste l’« ontologie de l’événement » du premier, fondée sur une « action sans agent ». Dans une discussion serrée des idées de cause (au sens de Hume) et de motif d’une action-événement, Ricœur reproche à Davidson son oubli de l’agent de celle-ci, agent dont l’ipséité se construit à travers la catégorie subsumante du désir. Il s’agit alors d’introduire dans l’analyse purement formelle et logique, typique de la philosophie analytique, une « phénoménologie de l’intention », une « épistémologie de la causalité téléologique », qui rétablisse le sujet dans son « être en projet » (Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre[1990], Points Seuil, 1996, pp. 73-108).

210.

Temps et récit, I, Op. Cit., pp. 90-91.

211.

Pourquoi la fiction ?, Op. Cit., pp. 73 (note 12) et 222. Claude BREMOND est sur la même ligne que Schaeffer : « le raconté n’est pas, en sa texture intime, un complexe d’événements et de rôles organisé selon des lois étrangères à celles de la narration, mais un autre récit qui a déjà mis en forme de rôle, "enrôlé", le tissu du narrable » ( « Le rôle, l’intrigue et le récit », in « Temps et récit » de Paul Ricœur en débat, Op. Cit., p. 68).