Événement et description : ancilla narrationis et milieu

Le récit structure, la description nivelle
Georg LUKACS 212

Description et événement paraissent donc indissociables. On ne saurait donc, pour achever l’analyse de l’organisation narrative du texte romanesque "classique", faire l’économie de celle des relations entre ces deux « types structurels », selon le mot de Philippe Hamon 213 .

En coupant au plus court, le problème se poserait ainsi : là où celle du descriptif est si grande (Balzac, Flaubert), quelle place reste-t-il pour l’événement ?

Dans la typologie de Françoise Revaz basée sur une hiérarchisation d’actions, mesurée en degrés, la description et le tableau (l’hypotypose de l’ancienne rhétorique) se situent aux antipodes de l’action. C’est une reprise de la fameuse opposition faite par Lessing entre raconter, qui serait de l’ordre de l’actif, et décrire, de l’ordre du passif, entre la narration, dynamique, et la description, statique 214 . L’auteur du Laocoon place cette opposition sous le signe plus général de celle entre les « arts du temps » et les « arts de l’espace » : « Seuls les objets soumis à la successivité (les actions) seraient dignes d’entrer dans une œuvre littéraire ». Pour éviter de devenir un « écrivain-peintre », il faudrait donc «convertir la description en action 215  ».

La description serait donc stase du récit, prolifération paradigmatique entravant sa progression et son déroulement syntagmatique. Il serait dès lors légitime de la "sauter" à la lecture pour conserver la "vitesse" du récit… Elle serait toujours en position de subordination, et, le récit "classique" continuerait à se construire en se structurant autour de l’événementiel : « la narration ne peut exister sans la description, mais cette dépendance ne l’empêche pas de jouer constamment le premier rôle. La description est tout naturellement ancilla narrationis, esclave toujours nécessaire, mais toujours soumise, jamais émancipée ». Elle n’est, et ne peut être, « comme par vocation, [qu’] un simple auxiliaire du récit 216  ». Les analyses de Barthes sont assez proches, lorsqu’il distingue les « noyaux », « véritables charnières du récit » auquel ils sont « à la fois nécessaires et suffisants » (ce serait la dimension proprement événementielle de celui-ci, en ce qu’elles constituent « les moments derisque du récit »), et les « expansions » (la description en fait partie), qui sont des catalyses, éléments qui « ne font que "remplir" l’espace narratif qui sépare les fonctions-charnières 217  ». Ces expansions se rattachent, d’une façon plus ou moins lâche, soit aux noyaux, soit entre elles par simple juxtaposition.

C’est justement cet arbitraire que dénoncent Valéry ou Breton : « Une description se compose de phrases que l’on peut, en général, intervertir. […] Cette latitude … réduit à rien chez le lecteur la nécessité de la moindre attention » ; « Et les descriptions ! Rien n’est comparable au néant de celles-ci ; ce n’est que superpositions d’images de catalogue, […]. Cette description de chambre, permettez-moi de la passer, avec beaucoup d’autres » 218 . Le problème de toute description devient alors : comment concilier la temporalité inhérente à l’écriture 219 comme à la lecture (ce que Derrida a analysé en termes de différance) et assurant la primauté du narratif – avec le descriptif ?

Hamon pourtant conteste la subordination de celui-ci : « description et narration, qu’il peut être utile, en un premier temps, d’opposer pour des raisons heuristiques, réclament sans doute d’être considérées plutôt comme deux types structurels en interaction perpétuelle (il y a toujours du narratif dans le descriptif, et réciproquement – ceci pour refuser toute hiérarchisation univoque des deux types). […] Il serait donc utile de poser[…] que toute description suppose un système narratif, aussi elliptique et perturbé soit-il, ne serait-ce que parce que la temporalité et l’ordre de lecture imposent à tout énoncé une orientation et une dimension transformationnelle implicite ». Et Hamon préfère considérer le descriptifplutôt que la description, en tant que procès intervenant dans l’écriture aussi bien que dans la lecture 220 .

Retenons que nulle description ne semble exempte d’"action", au sens aristotélicien. Genette pourtant fait l’observation inverse (fût-il d’action, « aucun verbe n’est tout à fait exempt de résonance descriptive »), mais, en retour, est-il bien vrai qu’« il est plus facile de décrire sans raconter que de raconter sans décrire » ? Selon Davidson, la phrase « Brutus frappa César » est, dans son verbe, à la fois un récit d’action et une description : la narration sous-entend bien la description, mais si « la description pourrait se concevoir indépendamment de la narration […], en fait on ne la trouve pour ainsi dire jamais à l’état libre 221  », et les "pures" descriptions (au sens de Revaz) de Cuvier sont travaillées de l’intérieur par ces catastrophes qui bouleversent le cours des choses – et celui du Discours sur les révolutions…

Quelle serait alors la fonction de la description dans le roman balzacien par exemple ? Il s’agirait, y compris si on la considère à travers le pacte romanesque, de donner le mode de fonctionnement du monde que l’on construit, la structure de ce monde. Ce qui est décrit, c’est le milieu.

Le terme est employé pour la première fois dans cette acception sociologique, « destinée à une si grande carrière », écrit Auerbach 222 , dans l’Avant-Propos de La Comédie Humaine. Or Balzac l’emprunte, avec l’idée d’unité de composition, à Geoffroy Saint-Hilaire : non seulement il y a un principe organisateur global qui régit La Comédie Humaine comme, plus en détail, chaque roman qui la compose, mais de plus les très nombreuses descriptions ne sont pas là en tant que simples morceaux de bravoure de l’écrivain, où «l’auteur en prend de plus en plus à son aise » pour nous « glisser ses cartes postales » et nous « faire tomber d’accord sur des lieux communs 223  », mais pour constituer le milieu dans lequel baignent les personnages et les événements. N’est-il pas significatif que Sartre, pour définir ce milieu, choisisse précisément cette même expression de lieu commun, dénigrée par Breton : « ce beau mot a plusieurs sens : il désigne sans doute les pensées les plus rebattues mais c’est que ces pensées sont devenues le lieu de rencontre de la communauté. Chacun s’y retrouve, y retrouve les autres 224 »?

Dès lors ce "milieu" n’est pas simplement une sorte de fond, comme d’un tableau 225 . Les longues pages où Balzac, dans La duchesse de Langeais, décrit en détail le fonctionnement et la décadence de la société du Faubourg Saint-Germain sous la Restauration, mettent en réalité en place un tel milieu, qui sera le centre de convergence de toutes les passions et de tous les événements qui en même temps oeuvrent à sa constitution – en l’occurrence l’histoire d’amour d’Antoinette de Langeais et du général Montriveau. Le milieu, autant qu’il explique les personnages, leurs actions, leurs réactions, se crée et se définit par les "accidents" que sont les rencontres et les impossibles "télescopages", qui font événement, entre les différents "milieux" sociaux et les héros qui les représentent. Il n’y a pas, "avant" ou "en deçà", la description, tout juste destinée à expliquer la narration qui la suit, il y a interaction entre les deux niveaux du récit, les deux « types structurels » qui se complètent et se confirment.

C’est également ainsi que Bourdieu a analysé L’éducation sentimentale, et ses observations rejoignent celles déjà rencontrées à propos de l’histoire (avec M. de Certeau, H. Berr ou F. Furet), et de l’événement comme rencontre et intersection de deux séries : «…la possibilité de l’accident, collision imprévue de possibles socialement exclusifs, est aussi inscrite dans la coexistence de séries socialement indépendantes 226  ». La description, loin donc d’être l’ancilla narrationis à laquelle on a voulu la réduire, et dès lors qu’elle s’incarne dans l’idée de milieu au sens balzacien, a partie intimement liée avec l’événement.

De ce point de vue, Auerbach montre bien l’historicisme de Balzac : « il conçoit le présent en tant qu’histoire, comme quelque chose qui résulte de l’histoire. Ses personnages et ses atmosphères, si actuels qu’ils soient, nous sont montrés comme des phénomènes procédant des événements et des forces historiques 227  ». L’organisation générale du roman balzacien se fait alors autour de ce qu’on pourrait appeler avec Alain Badiou un « Site Evénementiel 228  », c’est-à-dire une convergence de situations, d’antagonismes, sociaux ou autres, qui, gros de l’événement-catastrophe, finissent par le produire : « La même structure toujours donne forme au roman : de très longs éléments de description, traités par eux-mêmes, sont brutalement coupés par un événement inattendu », écrit Pierre Macherey 229 . Brutalement coupés, certes, mais ces « longs éléments de description » fonctionnent néanmoins à la manière du kaïros, du "moment propice" des grecs : l’événement subit trouve à se déployer, trouve tout son épanouissement dans ces « préparations didactiques » qui sont aussi des « préludes dramatiques », selon le mot de Gaëtan Picon 230 . Redisons-le, narration et description, l’une ne va pas sans l’autre. Rastignac n’est rien sans la pension Vauquer et le salon Nucingen – tandis que l’événement central du Père Goriot est le passage de l’un à l’autre.

Notes
212.

Problèmes du réalisme[1948], trad. de l’allemand par C. Prévost et J. Guégan, L’Arche, 1975, p. 147.

213.

Du descriptif, Hachette Supérieur, 1987, p. 91.

214.

Je prends ici les termes de narration (et de texte narratif) et de description (texte descriptif) dans le sens traditionnel défini par Genette : la narration est « représentation d’actions et d’événements », la description est « représentation d’objets ou de personnages » ( « Frontières du récit »[1969], Figures, II, Points Seuil, 1979, pp. 49-69. P. 56).

215.

Les citations du Laocoon sont reprises de Philippe HAMON, La description littéraire. Anthologie de textes théoriques et critiques, Macula, 1991 (pp. 215-222).

216.

Genette, « Frontières du récit », Op. Cit., pp. 57-58. Ce passage d’une lettre à Sainte-Beuve de Flaubert (déc. 1862), à propos de Salammbô est significatif : « Il n’y a pas dans mon livre une description isolée, gratuite : toutes servent à mes personnages, et ont une influence lointaine ou immédiate sur l’action » (cité par Hamon, Du descriptif, Op. Cit., p. 33).

217.

« Introduction à l’analyse structurale des récits », Op. Cit., passim. D’une manière plus détaillée, Barthes distingue d’abord fonctions (« l’âme de toute fonction, c’est son germe, ce qui lui permet d’ensemencer le récit d’un élément qui mûrira plus tard ». Distributionnelles, elles sont par là même d’ordre syntagmatique, renvoyant toujours à un « acte complémentaire et conséquent ») et indices (qui « renvoient à un concept plus ou moins diffus, nécessaire cependant au sens de l’histoire : indices caractériels concernant les personnages, informations relatives à leur identité, notations d’atmosphères, etc. ». Intégratives, elles sont d’ordre paradigmatique : « pour comprendre à quoi sert une notation indicielle, il faut passer à un niveau supérieur »). Puis il classe les premières en fonctions cardinales (ou noyaux) et catalyses. Le descriptif va alors entrer dans les catégories des indices et des catalyses et, comme tel, être en position secondaire par rapport aux noyaux : « selon un mode en principe infini », « ce sont des expansions, par rapport aux noyaux », qui, eux, « forment des ensembles finis de termes peu nombreux ». Les noyaux sont « l’armature même du récit », non supprimables, ils relèvent de la logique nécessaire du récit, tandis que les « expansions » le sont.

218.

Paul VALERY, « Degas, Danse, Dessin »[1936], Pièces sur l’art, Oeuvres II, Pléiade Gallimard, 1957, pp. 1219-1220. André BRETON, Manifestes du surréalisme[1924], Pauvert, 1972, pp. 18-19. Cités par Hamon, La description littéraire, Op. Cit., pp. 170-171 et 176.

219.

Pour Claude SIMON, l’écrivain est « forcé par la configuration linéaire de la langue d’énumérer les unes après les autres les composantes d’un paysage » (Préface à Orion aveugle, Genève, Skira, « Les Sentiers de la Création », 1970).

220.

Du descriptif, Op. Cit., p. 91. On verra qu’il y a bel et bien du dynamique dans la description chez certains écrivains du XXe siècle, comme Claude Simon.

221.

Genette, « Frontières du récit », Op. Cit., p. 57.

222.

Mimésis, Op. Cit., p. 471.

223.

Breton, Manifestes…, Op. Cit., p. 18. Breton illustre la vanité de la description d’un exemple emprunté à Crime et Châtiment.

224.

Préface [1947] au Portrait d’un inconnu de Nathalie SARRAUTE, Folio Gallimard, 1977, p.10.

225.

Le "milieu" que j’essaie ici de décrire ne saurait donc se réduire au « sommaire » tel que Genette l’entend : «le sommaire est resté, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la transition la plus ordinaire entre deux scènes, le "fond" sur lequel elles se détachent, et donc le tissu conjonctif par excellence du récit romanesque, dont le rythme fondamental se définit par l’alternance du sommaire et de la scène » (Figures III, Op. Cit., pp. 130-131).

226.

Les règles de l’art, Op. Cit., p. 43. Bourdieu parle d’ailleurs (l’idée vient sans doute de Cournot. Voir Daniel OSTER, Monsieur Valéry, Seuil, 1981, p. 104) de « rencontres successives de séries causales indépendantes », les trois principales, qui structurent le roman de Flaubert (l’art pur, l’art « mercenaire », le pouvoir), étant respectivement représentées par les trois femmes qui occupent la vie de Frédéric (Mme Arnoux, Rosanette, Mme Dambreuse) : « la plupart des accidents […] adviendront par l’intermédiaire de ces trois femmes. Plus exactement, ils naîtront de la relation qui, à travers elles, unit Frédéric à Arnoux ou à M. Dambreuse, à l’art et au pouvoir » (pp. 45-46).

227.

Auerbach, Op. Cit., pp. 475-476. Il ajoute : « Balzac plonge ses héros bien plus profondément [que Stendhal] dans la contingence » (p. 477).

228.

Voir L’être et l’événement, Seuil, 1988, p. 194. L’expression traduit bien la convergence et l’« interaction perpétuelle » du narratif et du descriptif affirmée par Hamon.

229.

Pour une théorie de la production littéraire, Op. Cit., p. 320. Maurice BARDECHE développe la même idée : « La masse du roman doit peser sur une scène capitale, en vertu d’une sorte de loi presque mécanique de la narration » (Balzac romancier[1940], Genève, Slatkine Reprints, 1967, p. 605). On a pu faire la même observation à propos des romans de Dostoïevski : toutes leurs péripéties, « se groupant comme dans les actes d’un drame, constituent les maillons solides d’une chaîne logique à laquelle est suspendu, tel un corps planétaire, l’événement essentiel, but de tout le récit, avec ses multiples conséquences et tout son substantiel et pesant contenu » (Viatcheslav IVANOV, « Le roman-tragédie »[1911], trad. du russe par P. Pascal, Dostoïevski, Cahiers de l’Herne, 1973, pp. 252-258. P. 253).

230.

« …l’art des préparations, si remarqué et si remarquable, est une façon de faire attendre : "préparations didactiques", dit Balzac, préludes dramatiques plutôt. Tout en exposant les raisons et les causes du drame, il s’agit surtout, dès le début, d’en faire pressentir l’imminence » (« Balzac et la création romanesque », in L’usage de la lecture, t. II, Mercure de France, 1963, p. 25). Au sujet du kaïros, voici notamment ce qu’écrit Lambros COULOUBARITSIS, qui rend assez bien compte de ce qui se produit dans le roman "classique" – et singulièrement balzacien : « dans la plupart des cas, l’événement arrive ou advient dans le temps et en un lieu qui lui confèrent les conditions et la possibilité de s’imposer dans son unicité et sa singularité. Dans cette perspective, l’avènement d’un événement se produirait selon un type particulier de temporalité – le moment propice (kaïros) [qui] surcharge la notion d’événement de conditions préalables à son émergence » (« Evénements et temps propice : Platon et Kazantzaki », in Que se passe-t-il ? Evénements, sciences humaines et littérature, sous la direction de D. Alexandre, M. Frédéric, S. Parent, M. Touret, Presses Universitaires de Rennes, 2004, pp. 37-56. P. 37).