Iouri Lotman : l’événement et la frontière

Ce franchissement d’une frontière (sociale dans ce cas, ce que Proust reprendra et problématisera) est au cœur de la définition de l’événement narratif du sémiologue russe Iouri Lotman, à la suite de la génération des Formalistes de l’entre deux guerres. Sa théorie est originale par son insistance moins sur le caractère temporel que sur l’aspect spatial de l’œuvre d’art. En cela elle paraît particulièrement adaptée pour délimiter les places respectives qu’occupent, dans le roman "classique", événement et milieu.

Ses analyses 231 portent d’abord sur le cadre du texte artistique. Pour Lotman, le problème de l’œuvre d’art, par essence spatialement limitée, est qu’elle doit élaborer dans son cadre propre le modèle fini d’un monde infini et illimité. Elle reproduit donc l’infini dans le fini, et dès lors ne peut être copie mais traduction. Ainsi chaque texte modèle simultanément un objet particulier (fini) et un objet universel (infini), et revêt deux aspects : un aspect mythologique, lié à son universalité, et un aspect fabuleux, en ce qu’il re-produit un épisode quelconque de la réalité. Et c’est l’aspect mythologique qui impose l’instauration d’un cadre, puisqu’il s’agit de choisir le modèle universel que l’on veut représenter à travers l’objet particulier.

L’œuvre d’art va donc se construire dans ce conflit entre l’aspect mythologique, et sa fonction de cadre, et l’aspect fabuleux, qui tend à la destruction de celui-ci pour se rapprocher le plus possible de l’objet singulier 232 . Pour le texte littéraire, le cadre est constitué par le début, qui a une fonction, modélisante, essentielle, de mythologisation, où il s’agit de donner d’emblée le système de codage du texte (et en effet le début est bien chargé de donner le cadre de la fiction) – et par la fin, qui a pour fonction, mythologisante, de «dynamiser la marque du but », c’est-à-dire de donner un sens à tout le développement du texte 233 , où le pluriel événementiel de l’histoire s’intègre dans une totalité structurée, dont le sens dernier est donné par la fin.

Mais l’essentiel du propos de Lotman porte sur la modélisation spatiale, dans le texte artistique, de concepts non spatiaux (c’est le cas par exemple des distinctions « intérieur-extérieur », « haut-bas », « les siens-les étrangers », voire plus largement « spiritualité-matérialité », etc.). Ce qui le conduit à ce qu’il considère comme le trait constitutif de l’œuvre littéraire : l’opposition duelle entre le clos et le déclos, et donc la frontière qui divise l’espace du texte (ce qu’il nomme son topos) entre deux sous-espaces impénétrables l’un à l’autre, et structurellement différents. Le milieu du texte artistique est donc constitué par ces sous-espaces qui tracent en lui des lignes de partage. Cette fragmentation du milieu peut être variable, non seulement dans des œuvres différentes, mais à l’intérieur d’une même œuvre, d’où parfois une complexification, une « polyphonie de cet espace, un jeu par ces diverses formes de fragmentation 234  ».

D’où enfin cette définition de l’événement romanesque par Lotman, dans sa théorie du sujet (il reprend ici la distinction fable-sujet de Tomachevski) : « L’événement dans le texte est le déplacement du personnage à travers la frontière du champ sémantique 235  ». Ses exemples sont alors Enée, Télémaque ou Dante, qui franchissent la frontière entre le monde des vivants et celui des morts ; Rastignac, passant la barrière sociale ; Roméo et Juliette, celle des "Maisons" ennemies. Il y aurait donc nécessité, pour une juste analyse de l’œuvre littéraire :

Notes
231.

Structure du texte artistique[1970], trad. du russe par A. Fournier, B. Kreise et al., Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1975, pp. 299-309. Le texte artistique est en fait pour Lotman l’œuvre d’art d’une manière générale.

232.

Exemple de ce conflit, cité par Lotman, celui entre l’œuvre d’art comme reproduction conventionnelle de l’objet telle que l’aurait pratiquée le romantisme puis le réalisme du XIXe siècle, – et comme objet elle-même, selon les avants gardes du XXe siècle ( Ibid., p. 303).

233.

Lotman fait une remarque qui nous intéressera plus tard, en ajoutant que dans le texte contemporain, le codage initial est fréquemment faussé, voire pas donné du tout au début, et que seule la fin va alors être « dévoilante » (Ibid., p. 309).

234.

Ibid., p. 322.

235.

Ibid., p. 326. Des rapprochements avec la définition mathématique de la "catastrophe" ouvriraient des perspectives d’analyse intéressantes. Dans la topologie de René THOM en effet, les points "catastrophiques" d’un système, les points où « les choses changent », sont les points qui appartiennent à la frontière de l’ensemble des points "réguliers" du système ( ces points réguliers étant ceux dont le voisinage, au sens topologique, « ne renferme aucun accident intéressant d’un point de vue phénoménologique ») (Paraboles et catastrophes, Entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie, Flammarion, 1983, pp. 6-7). Remarquons que Thom esquisse, à partir de sa théorie des catastrophes, une analyse des « intrigues complexes » du roman-feuilleton et du roman policier (pp. 149-150).

236.

Lotman propose, pour repérer celle-ci, de partir de la distinction entre textes sans sujet, tels que calendriers ou annuaires de téléphone, qui sont des textes fermés sur leur monde, affirmant un ordre déterminé et immuable, et qui à ce titre peuvent servir de textes classificateurs, et textes à sujet, qui introduisent un personnage ou un groupe qui franchit la frontière classificatrice (Op. Cit., pp. 331-332).