L’événement final : le cas de la nouvelle

Qu’est-ce, en effet, qu’une nouvelle, sinon un événement singulier et tout à fait nouveau ?
GOETHE

L’essence de la "nouvelle", comme genre littéraire, n’est pas très difficile à déterminer : il y a nouvelle lorsque tout est organisé autour de la question : "Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?"
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI 242

Les premières formes d’accentuation possibles sont celles qui privilégient l’événement final au niveau, qu’on pourrait dire premier, de l’histoire. Mortimer écrit que «la conception de la clôture narrative dépend souvent d’un sentiment satisfaisant que toutes les données du récit ont abouti à leur fin plus ou moins nécessaire, que les problèmes posés par la narration sont résolus, qu’aucun bout de fil narratif ne reste flottant, que les signes composant l’univers narratif sont épuisés, en somme, que ce qui a été ouvert est clos 243  ». Et il ajoutait, on s’en souvient, que c’est le roman "réaliste", le « texte classique » de Barthes, qui érige en norme cette conception et qui la constitue en même temps qu’il la réalise le plus pleinement.

Dès lors, s’il a pu être dit qu’il arrive au roman d’utiliser des recettes destinées à «ralentir l’action, pour combiner et souder des éléments hétérogènes », donc que « cette construction exige que la fin du roman soit un moment d’affaiblissement et non pas de renforcement », que « le point culminant de l’action principale doit se trouver quelque part avant la fin », ce qui expliquerait qu’il est « naturel qu’une fin inattendue soit un phénomène très rare dans le roman 244  » – il ne s’agit sans doute là que de considérations purement techniques, rattachées à la longueur de l’œuvre.

Car je peux peut-être avancer, dans la perspective qui est ici la mienne, que c’est dans la nouvelle que se réalise l’essence du récit. Et c’est sans doute la place prépondérante qu’y occupe un événement, la plupart du temps unique 245 , et si visible de s’y situer bien souvent à la fin, qui permettra d’éclairer celle qu’il prend dans le roman – en entendant ici la fin aussi bien au sens du but 246 .

Nulle part sans doute l’orientation générale du récit vers sa fin n’est en effet plus prégnante que dans les short stories (ce qui, on l’a souvent dit 247 , l’apparente à l’histoire drôle, qui ne trouve son sens qu’à sa "chute") : « Tout dans la nouvelle comme dans l’anecdote tend vers la conclusion. La nouvelle doit s’élancer avec impétuosité, tel un projectile jeté d’un avion pour frapper de sa pointe et avec toutes ses forces l’objectif visé. […] la nouvelle tend précisément vers l’inattendu du final où culmine ce qui le précède 248  ». Quelques citations montreront que ceci n’a pas manqué d’être relevé pour les plus grands nouvellistes, devenus modèles du genre :

‘– Maupassant : « aucun auteur n’est plus habile dans la technique [narrative qui privilégie la fin] que Maupassant. […] L’intérêt semble en effet se concentrer sur les résultats, point focal et but de la narration, raison d’être et cause finale de tout le reste, ce en vertu de quoi la narration existe. […] Qui se souviendrait de La parure sans la dernière phrase ? Mais aussi, quel serait l’intérêt du conte sans cette surprise ? […] Le point culminant de l’intérêt dramatique est incontestablement au dénouement, dans la très grande majorité des nouvelles ou contes de Maupassant 249  ».’ ‘– Tchékhov : « Tchékhov organise ses nouvelles sur un sujet précis et net, auquel il donne une solution inattendue » ; et Gogol : « La fin du Manteau est une impressionnante apothéose du grotesque 250  ».’ ‘– Poe : « Que la fin du récit consiste en une décharge cathartique dont l’essence est une parousie, nul écrivain ne l’a mieux montré que E. Poe dans sa théorie et sa pratique de la "short story". Le récit poesque, narration de la métamorphose de l’histoire en eschatologie, a pour finalité son terme, son achèvement… 251  ». ’

C’est Baudelaire qui, à la suite de Poe, a défini l’esthétique du genre, qui se résout en une éthique : « l’artiste, s’il est habile, n’accommodera pas ses pensées aux incidents, mais, ayant conçu délibérément, à loisir, un effet à produire, inventera les incidents, combinera les événements les plus propres à amener l’effet voulu. Si la première phrase n’est pas écrite en vue de préparer cette impression finale, l’œuvre est manquée dès le début. Dans la composition tout entière, il ne doit pas se glisser un seul mot qui ne soit une intention, qui ne tende, directement ou indirectement, à parfaire le dessein prémédité 252  ». Outre à l’auteur des Histoires extraordinaires, on peut ici songer, d’une façon dispersée, à l’Histoire du Brave Gaspard et de la Belle Annette de Brentano, aux Chroniques Italiennes de Stendhal, au Manteau ou au Nez de Gogol, à nombre de nouvelles de Maupassant, aux fins, si désenchantées, des récits de Tchékhov…

Ainsi cet archétype du récit qu’est la nouvelle, contrainte 253 de forcer ses effets en les ordonnant en un crescendo qui culmine dans la fin, paraît bien être la justification définitive du réalisme littéraire, qui s’est alors constitué en modèle – et pas seulement, je le montrerai, en tant que repoussoir – pour l’écriture romanesque qui l’a suivi.

C’est peut-être dans la littérature fantastique que le whip-crack ending, ce « coup de fouet final » de la nouvelle 254 , est le plus visible. Roger Caillois situe justement l’apothéose de cette littérature chez les « romanciers et conteurs attachés à décrire platement la réalité la plus banale : Balzac et Dickens, Gogol et Maupassant ». Car, opposé à la féerie, dont l’univers, complètement à part du monde réel, n’en remet pas en question les lois, le fantastique serait né avec l’avènement d’une perception du monde comme cohérent et rationnel : « il ne saurait surgir qu’après le triomphe de la conception scientifique d’un ordre rationnel et nécessaire des phénomènes, après la reconnaissance d’un déterminisme strict dans l’enchaînement des causes et des effets ». En effet, pour pouvoir prendre place et mettre en avant son effroi constitutif, il lui faut surgir sur fond d’un monde "normal" : « il convient d’abord d’accumuler les preuves circonstancielles de la véracité du récit invraisemblable. Toile de fond nécessaire à l’irruption de l’événement effarant, dont le héros sera le premier épouvanté 255  ».

L’événement, entendu par exemple au sens de Lotman, est donc particulièrement paroxystique dans le récit fantastique, où les frontières sont clairement délimitées. Il apparaît à la fin du récit, comme apothéose de l’épouvante, et la nouvelle fantastique est souvent construite selon un crescendo narratif dramatique qui conduit à une explosion de violence (Lokis de Mérimée), ou à la mort du héros (dans Le Horla, c’est encore accentué par l’incertitude par rapport à cette mort), événement clôturant le récit et le couronnant en l’expliquant (voir, à titre d’exemples significatifs, Le signaleur de Dickens, Melück Marie Blenville d’Arnim). Les événements se succèdent et se complètent en un décompte cardinal qui accentue le poids cumulatif du récit.

Une échelle de lisibilité de l’événement et de la téléologie du récit pourrait être dressée, dont les principales graduations seraient celles-ci : 1°) l’événement dans le roman réaliste, 2°) l’événement dans le roman fantastique, 3°) l’événement dans la nouvelle, 4°) l’événement dans la nouvelle fantastique. Serait-il alors possible – et intéressant pour les études littéraires – de faire un travail de classement des œuvres, selon ces critères, et selon ces degrés d’événementiel ?

Notes
242.

Conversations avec Eckermann[1827], trad. de l’allemand par J. Chuzeville, Gallimard, 1994, p. 203. Mille plateaux, Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 235.

243.

La clôture narrative, Op. Cit., p. 15.

244.

Boris EIKHENBAUM, « Sur la théorie de la prose », in Théorie de la littérature, Textes des Formalistes russes, présentés et traduits du russe par T. Todorov, Seuil, 1966, pp. 197-211 (p. 203).

245.

« La nouvelle se caractérise, et sur ce point la majorité des théoriciens sont d’accord, par son unité – sa brièveté n’en est qu’une conséquence – et par la présence d’un centre, contrairement au roman où seule la continuité importe, et qui, par conséquent, peut être jalonné par un nombre illimité de moments forts. […] C’est à cause de cette structure qu’on a souvent dit que la nouvelle est une forme fermée » (Antonia FONYI, « La nouvelle de Maupassant : le matériau de la psychose et l’armature du genre », in Maupassant : Miroir de la nouvelle, Actes du Colloque de Cerisy juin-juillet 1986, Presses Universitaires de Vincennes, 1988, pp. 71-85. Pp. 76-77).

246.

Lorsque l’événement central de la nouvelle n’est pas situé à son terme, il est là pour préparer celui de la fin – que le lecteur alors anticipe et connaît. Sa réalisation terminale, attendue, procure alors un plaisir similaire à celui qu’éprouve l’enfant à entendre plusieurs fois la même histoire – justement parce qu’il en connaît la fin (voir par exemple Tabaut Père et Fils, de Maupassant). Où l’on voit que la nouveauté n’est pas toujours une caractéristique nécessaire de l’événement narratif.

247.

Par exemple Viktor CHKLOVSKI: « Il existe nombre de nouvelles qui ne sont que le développement de calembours » (« La construction de la nouvelle et du roman », in Théorie de la littérature, Op. Cit., pp. 170-196. P. 172).

248.

Eikhenbaum, Op. Cit., p. 203.

249.

Mortimer, Op. Cit., pp. 140-141. Sur ce point, la technique de Maupassant nouvelliste s’oppose à celle du romancier naturaliste : dans le roman « traditionnel », « les incidents sont disposés et gradués vers le point culminant et l’effet de la fin, qui est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début, mettant une barrière à l’intérêt…[…]. Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte de la vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d’événements qui paraîtrait exceptionnel » (Pierre et Jean, Préface, Classiques Hachette, 1998, p. 13). On reviendra sur ces différents Maupassant. On peut noter que Mortimer prend d’autres exemples chez Balzac (Autre étude de femme, Les secrets de la princesse de Cadignan, La maison Nucingen), Hugo ( Le dernier jour d’un condamné), Zola (Nana) (chap. V).

250.

Chklovski, Op. Cit., p. 180. Eikhenbaum, « Comment est fait Le Manteau de Gogol », in Théorie de la littérature, Op. Cit., p. 232.

251.

Alain MONTANDON, « Le point final d’Edgar Poe », in Le point final, Actes du Colloque International de Clermont-Ferrand, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Clermont-Ferrand II, 1984, pp. 101-112 (p. 101).

252.

« Notes nouvelles sur Edgar Poe », Œuvres Complètes, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1980, p. 595. Baudelaire reprend les mots même de Poe (voir p. 1003).

253.

Contrainte qui constitue en même temps son « immense avantage » : « [La nouvelle] a sur le roman à vastes proportions cet immense avantage que sa brièveté ajoute à l’intensité de l’effet. … L’unité d’impression, la totalité d’effet est un avantage immense qui peut donner à ce genre de composition une supériorité tout à fait particulière… » (Baudelaire, Ibid., p. 595).

254.

L’expression est du critique américain Sean O’Faolain (The short story[1948], cité par Jean-Pierre AUBRY, Le conte et la nouvelle, Armand Colin, 1997, p. 75).

255.

Images, images…Essais sur le rôle et les pouvoirs de l’imagination[1966], in Obliques, précédé de Images, images…, Stock, 1975, pp. 15 et 31. Voir également la préface à L’anthologie du fantastique[1958], 2 vol., Gallimard, 1979.