L’événement final et la fin structuratrice. L’approche phénoménologique

La fin est là, qui transforme tout
Jean-Paul SARTRE 256

Tous ces exemples montrent bien la volonté, toujours affirmée, d’atteindre à cette « totalité d’effet », cette « perfection du dessein », dont la fin, en forme d’apothéose, constitue la clôture. Récit emblématique à cet égard que La recherche de l’absolu, où, à la dernière page, Balthasar Claës pousse, dans un dernier cri, son Euréka : à la fois fin du héros (il meurt) et du thème (il a trouvé l’absolu, la transmutation de l’or).

La phénoménologie a particulièrement tenté d’expliciter cette nécessité, presque éthique, version narrative de l’idée de progrès liée à l’historicisme. Elle conduit le roman "classique" à s’organiser et s’orienter en privilégiant la fin, entendue aussi bien au sens d’une finalité 257 qu’en celui d’une finition, qui relèverait alors davantage de la technique narrative. Ricœur, notamment, a précisé les raisons – pour lui presque objectives et nécessaires – qui motivent cette vectorisation en direction d’une fin structuratrice de l’intrigue 258 . Ce qui va me permettre de préciser l’analyse et la définition de mon objet, l’événement, cette fois dans une perspective plus phénoménologique.

Pour résumer l’aspect résolument téléologique de la réflexion de Ricœur, et les grandes lignes de sa théorie, il sera commode de partir d’une définition purement narratologique de l’événement : « 1. le discours narratif c’est le genre de discours dont l’unité minimale, le narratème, (re) présente un événement ; 2. un événement, c’est la comparaison entre deux états d’une seule entité, séparés dans le temps et différant l’un de l’autre par au moins un trait autre que leur situation temporelle 259  ». L’événement est donc le passage d’un état à un autre, qui se « mesure à l’intérieur d’une période ».

Reprenons la synthèse de Jacques Taminiaux à ce sujet 260 . On parle, pour une future naissance, de l’attente d’"un heureux événement". Ce serait la première acception du mot, qui sert alors à désigner « l’issue d’une attente ou d’une gestation », emploi donc orienté vers l’avenir (ce que traduit mieux le mot anglais d’eventual). Taminiaux, dans sa perspective phénoménologique, appelle « intentionnalité téléologique » cette façon d’accueillir cet événement en son futur.

Le second emploi « souligne les effets de ce qui est survenu », en désignant ce quelque chose qui, lorsqu’il survient, a des conséquences marquantes sur ceux qu’il concerne. L’événement entre alors dans une catégorie liée à la mémoire, et donc au passé. L’intentionnalité correspondante sera alors dite archéologique.

Enfin le troisième emploi « désigne simplement ce qui arrive à tel moment et en tel lieu », et donc « engage une conscience du temps attentive au seul présent ». A la suite de Husserl, Taminiaux qualifie cette dernière d’ « attitude naturelle ». Il termine son analyse en précisant qu’il n’y a qu’une intentionnalité qui n’est pas reprise dans l’événement artistique – et c’est précisément la dernière, car « l’événement une fois métamorphosé par l’art n’est jamais un simple fait divers ». Reste à savoir s’il n’est pas possible que l’événement soit envisagé, y compris dans sa présence artistique, autrement qu’en « simple fait divers », dont nous avons vu par ailleurs toute la potentialité romanesque…

On voit en tout cas que l’approche phénoménologique de l’événement est résolument temporelle. C’est également celle de Ricœur, développée à partir de ses trois Mimésis :

Cette conceptualisation montre bien que Ricœur envisage toujours le récit comme un ordre syntagmatique des événements en vue d’une fin : « Suivre une histoire, en effet, c’est comprendre les actions, les pensées et les sentiments successifs en tant qu’ils présentent une direction particulière. […] Dire que nous sommes orientés dans une certaine direction, c’est reconnaître à la "conclusion" une fonction téléologique 262  ».

Ce modèle me semble propre à caractériser la fin de la narration "classique", où l’attente du lecteur est celle de la résolution conclusive des tensions de l’intrigue, où l’événement final viendrait en quelque sorte "résoudre" les problèmes successifs posés par les différents événements qui constituent l’intrigue : « Habituellement la fin de la fable est représentée par une situation où les conflits sont supprimés et les intérêts réconciliés. […] une telle situation apparaît dans le final et elle s’appelle le dénouement 263 ». La fin serait donc toujours un happy end. Non seulement Ricœur fait de ce mode de "dénouement" une caractéristique du roman réaliste 264 , mais il lui semble problématique d’envisager une absence de "résolution" finale, fût-elle ironique : bien que « le critère de bonne clôture [soit] beaucoup plus difficile à administrer » dans la littérature contemporaine, « un saut absolu hors de toute attente paradigmatique est impossible ». Même sur ce point, « l’innovation », qui n’est jamais qu’une « réplique à la sédimentation » précédente, s’appuie sur ses codes – ne serait-ce que pour inventer de « nouvelles conventions qui en dérivent par la voie de l’ironie, de la parodie, de la dérision 265  ».

Quoi qu’il en soit, cette organisation du roman "classique", de type cumulatif donc (le roman comme somme des événements qui le composent, somme dont le résultat se situerait, logiquement, à la fin), conduirait l’histoire vers ce dénouement, réclamé par le lecteur, soit dans le sens d’une attente (où la reconnaissance du déjà-vu fonctionnerait, en termes psychanalytiques, comme une économie d’énergie : l’événement est attendu, parce que connu à l’avance), soit dans l’effet de surprise du surgissement de l’inattendu, ce qui se produit fréquemment dans la nouvelle (où la psychanalyse pourrait alors voir une « prime de plaisir » liée à une dépense) 266 .

Notes
256.

La nausée(1938), Gallimard, 1954, p. 58.

257.

« Sans vergogne, on force la réalité à fournir une conclusion appropriée à une chaîne d’événements de bout en bout signifiante » (Bersani, « Le réalisme et la peur du désir », Op. Cit., p. 52).

258.

Voir également Bremond, selon lequel « le narrateur qui veut ordonner la succession chronologique des événements qu’il relate, leur donner un sens, n’a d’autre ressource que de les lier dans l’unité d’une conduite orientée vers une fin » (« La logique des possibles narratifs », Op. Cit., p. 76).

259.

Didier COSTE, Narrative as communication, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1989, p. 36 (Cité et traduit par Peggy KAMUF, « L’autre fiction » in Modernité, fiction, déconstruction, revue Etudes romanesques, n° 2, Lettres Modernes, 1994, pp. 21-32. P. 27).

260.

Jacques TAMINIAUX, « De l’événement artistique », in Création et événement…, Op. Cit., pp. 95-107.

261.

Ricœur, Temps et récit, I, Op. Cit., pp. 93-94.

262.

Ibid., p. 267 (je souligne). Voir également ces définitions du récit par Greimas : « On entend par récit un discours fermé ayant à la fois une finalité et une fin » ; « Le récit, unité discursive, doit être considéré comme un algorithme, c’est-à-dire comme une succession d’énoncés dont les fonctions-prédicats simulent linguistiquement un ensemble de comportements orientés vers un but » (Du sens, Seuil, 1970, pp. 260 et 187. Cité par Philippe HAMON, « Clausules », revue Poétique, n° 24, Seuil, 1975, pp. 495-526. Pp. 500 et 506).

263.

Tomachevski, «Thématique », Op. Cit., pp. 273-274. Dans une perspective du marxisme le plus pur, Charles GRIVEL (Production de l’intérêt romanesque II, La Haye, Mouton, 1973) y voit le caractère « structurellement conservateur », profondément "réactionnaire", du roman, qui n’est en fait que « perpétuation paisible » des choses. La perturbation introduite par l’événement (« l’extraordinaire ») n’est là que pour confirmer et renforcer l’ordre "naturel" du monde : « L’extraordinaire n’est pas à prendre pour le signe d’un écart réel vis-à-vis de sa base. A travers le spectacle du malheur, le bien signifié s’offre à la lecture. […] Le roman produit une obscuration dont le résultat est lumière. La feinte qu’il introduit est précisément feinte (ou fictive) et ce qu’il énonce (de négativité) n’est qu’un vrai (positif) retourné » (pp. 87 et 89). Grivel multiplie les formules : le récit « promet l’effacement de la différence, la restitution de la légitimité » (p. 145). « Le malheur du roman n’est lisible que parce qu’il signifie en profondeur acceptation généralisée de la positivité et suppose adéquation du lecteur à celle-ci.[…] Le mal désigne le bien comme le revers de l’événement intéressant qu’il anime » (p. 188). La négation qu’introduit l’événement dans le cours "normal" des choses n’est là que pour fonder la fiction : « Le drame n’est qu’un désordre d’avant le rétablissement et la reproduction de l’ordre », donc « le roman, produit de la différence, est pleinement et uniquement signifiant de l’archétype ». Dans cette dialectique, « l’événement représente à la fois la négation et l’amorce de la tardive confirmation » (p. 194). « Le processus de négation de la figure archétypale élémentaire par le texte romanesque confirme et renforce celle-ci ; l’écart creusé par le drame a lieu afin de mieux revenir à l’affirmation originelle, afin d’y reconduire plus inévitablement le lecteur. […] sans la négation, l’archétype ne peut guère proposer de lui-même qu’une inefficace, inintéressante redite » (p. 200). « La lutte romanesque agit comme élément de solidification de l’édifice social, comme facteur de réduction aux normes existantes. […] Le roman en tant que drame constitue une "maladie organisée" de l’archétype : le malheur feint qui s’y joue garantit le "retour à la santé" de celui-ci » (pp. 223-224). Grivel cite Julia Kristeva : « Terminer le roman en tant que récit est un problème rhétorique qui consiste à reprendre l’idéologème clos du signe qui l’a ouvert » (Sèmeiotikè, Recherches pour une sémanalyse, Seuil, 1969, p. 140).

264.

« Dans la tradition du roman réaliste, la fin de l’œuvre tend à se confondre avec celle de l’action représentée ; elle tend alors à la mise au repos du système d’interactions qui forme la trame de l’histoire racontée » (Temps et récit, II, Op. Cit., p. 44).

265.

Temps et récit II, Ibid., p. 50. Est-il donc si sûr qu’« une histoire qui ne contiendrait ni surprises, ni coïncidences, ni rencontres, ni reconnaissances ne retiendrait pas notre attention » (Temps et Récit, I, Op. Cit., p. 267) ? On tâchera de répondre à cette question, à partir par exemple de Joyce, Beckett, Sarraute.

266.

Voir sur ces points Hamon («Clausules », Op. Cit., p. 504).