Chapitre IV. Conclusion de la première partie : L’événement d’une vie

Résumons les caractères de l’événement dans la fiction "classique" que notre analyse nous a permis de découvrir, et qui parfois se conjuguent d’une façon paradoxale.

On dira d’abord qu’il reste toujours subsumé par le temps (même si la perspective de Lotman en propose une version spatiale, d’ailleurs nullement contradictoire avec ce caractère). Ceci se manifeste de multiples façons : il est contingent (il est accidentel, aléatoire, éphémère), hypothétique (n’acquérant sa signification que de son futur), local (il advient dans une sphère limitée, même si ses conséquences peuvent être très étendues), inattendu (il est alors novateur et surprenant, brisant la continuité linéaire du temps) ou attendu (il ouvre alors au plaisir du connu), singulier (sans répétition).

En second lieu, généralement de l’ordre du récit (même s’il lui arrive de se manifester sous la forme de « sauts paradigmatiques », dans l’ordre du sujet), il est donc narratif (il n’existe que d’être raconté, et il est nécessaire au récit et à sa causalité), humain (toujours vu à travers le prisme d’une conscience humaine), amplificateur (il donne son "volume" à l’œuvre), définissant (le personnage est défini par les événements qu’il subit). Enfin, quelle que soit sa place – soit (rarement) au début du récit, soit (le plus souvent) en son cœur, soit (surtout dans la nouvelle) à sa fin – la fiction se construit, autour de lui, selon une organisation narrative toujours orientée vers une fin.

Reste maintenant à savoir si cet événement, avec ces différents caractères, est consubstantiel à toute écriture fictionnelle. Deux questions se posent : 1°) Existe-t-il des fictions qui se construisent à partir d’un événement dont les caractères seraient tout autres ? 2°) Peut-il exister des écritures (est-il encore possible alors de les appeler des fictions ?) qui se construisent sans événementiel ? La suite de notre recherche tentera de répondre.

Toutefois, ce qui semble être une hésitation de Ricœur va permettre d’amorcer l’analyse. Il y a dans la pensée de l’auteur de Temps et récit comme un flou sur le mot même de sens : entendu comme orientation du récit "classique", celui-ci apparaît alors résolument dirigé vers une fin (terminaison et but de l’aventure racontée et des événements qui la composent), et c’est cette fin qui lui donne son sens (cette fois sa signification), qu’il ne saurait acquérir sans elle (glissement de la signification à l’orientation qui pourrait nous ramener à la dimension spatiale de l’événement de Lotman).

Ce glissement conduit à une question cruciale, et qui rejoint celles posées par la « Nouvelle Histoire » à l’historiographie du XIXe siècle, concernant l’arbitraire de ses choix. Si l’on suppose en effet que la fiction n’est pas envisageable sans une terminaison conclusive, cette "nécessité" ne risque-t-elle pas alors d’être engendrée par la même illusion rétrospective dont on fait bien souvent le reproche aux écritures biographique ou autobiographique ? Ces « irruptions du discontinu dans la performance discursive d’une vie, d’une histoire, d’un individu, d’une culture 267  », que racontent les grands romanciers "classiques", ne seraient-elles pas le versant fictionnel des travers de certaine écriture, aussi bien autobiographique que biographique ?

Les différentes disciplines psychologiques (psychologie, psychiatrie, psychanalyse) se sont longuement penchées sur ces "travers". A cet égard, les questions, connexes, de la supposée extériorité 268 de l’événement par rapport au sujet, et du "dire" de l’événement biographique, sont, sans doute, capitales dans la possibilité même de l’élaboration et de la structuration d’une biographie, et a fortiori d’une autobiographie.

Le spécialiste qu’est Philippe Lejeune n’a pas manqué de s’interroger sur ces "tournants" d’une vie, ces événements marquants 269 qui l’auraient infléchie dans telle ou telle direction, et autour desquels l’écrivain construit son autobiographie : « comment a-t-on coupé sa vie en deux pour la raconter ? Quel tournant met fin à la jeunesse ? Quelle rupture, quelle révélation ? Certains récits, comme Les mots de Sartre, exhibent un tournant (l’enfant apprend à écrire, au sens de « jouer à l’écrivain », c’est la césure médiane) comme pour en masquer un autre (le remariage de sa mère, quasiment effacé, mais qui met fin au récit). […] tournants qui sont aussi des mirages en partie élaborés dans l’après-coup… ». Le tournant, la césure peuvent être occultés – c’est la page blanche, avec des points de suspension, des Contemplations, ou de W ou le Souvenir d’Enfance de Perec. Lejeune conclut son chapitre sur ce thème par une citation significative d’un Guide pour Ecrire son Autobiographie (genre de guides très répandu aux Etats-Unis) : « Ce tournant illustre comment l’autobiographie crée rétrospectivement un mythe personnel à partir d’un incident minime, mais crucial. En réfléchissant à son passé, chacun d’entre nous peut se demander : "Quel jour suis-je vraiment né ?" 270  ». Ici encore, ne reconnaît-on pas, cette fois dans une perspective individuelle, le côté hypothétique de l’événement mis en avant par De Certeau, et les problèmes que pose cet aspect ?

D’une façon plus abrupte, Bourdieu a souligné la construction après-coup qu’opèrent maints biographes : « A la faveur de l’illusion rétrospective qui porte à constituer les événements ultimes en fins des expériences ou des conduites initiales, […] on admet tacitement que la vie, organisée comme une histoire, se déroule depuis une origine, entendue à la fois comme point de départ mais aussi comme cause première ou, mieux, principe générateur, jusqu’à un terme qui est aussi un but 271  ».

N’est-ce pas ainsi que fonctionne la fiction "classique"? Elle se choisit un événement central (« J’avais envie d’empoisonner un moine »), qu’elle va placer au début (rarement), le plus souvent au centre ou à la fin, et autour duquel va s’organiser tout le récit. Il est alors légitime d’affirmer, comme Ricœur, qu’elle est, elle aussi, un récit de vie, configuré en vue d’une fin. Et on soulignera qu’il ne s’agit pas, là non plus, de mettre la fiction en position subalterne, car elle ne se calque pas davantage sur le modèle biographique que sur le modèle de l’histoire. Tout au contraire : si biographie et autobiographie relèvent des mêmes codes que le roman, n’est-ce pas précisément parce qu’elles sont toujours plus ou moins fictionnelles, partant à la quête de ces "tournants de vie", toujours plus ou moins ultérieurement construits, hypothétiques et fictionnels ? Et cette fictionalité de l’écriture bio- ou autobiographique n’ouvre-t-elle pas à une autre forme de vérité ? C’est le même Bourdieu qui écrit : « Virginia Woolf avait conscience du paradoxe, qui ne surprendra que ceux qui ont de la littérature, et de ses voies propres de vérité, une vision simpliste : "I prefer, where truth is important, to write fiction" (The Pargiters). Ou encore : "Fiction here is likely to contain more truth than fact" (Une Chambre à Soi) 272 ». Le modèle est bien plutôt du côté du roman…

La question devient alors : Est-il si sûr que toute fiction ne saurait s’envisager sans une terminaison conclusive ? Pour l’heure, nous ébaucherons une réponse à partir de la confrontation à l’événement majeur de la mort.

Car, pour final qu’il soit, c’est bien l’événement dont tous les autres découlent, et dont il paraît entendu qu’il donne son sens à la vie. La mort fait événement non pas parce qu’elle est imprévisible (puisqu’on sait qu’elle doit advenir), mais par le moment de sa survenue 273 . Selon Jankélévitch, elle est même le seul événement « qui advient » : « l’impromptu de la mort est, à la lettre, extemporané – car cette occurrence de la dernière minute déjoue toute temporalisation ». La mort est la limite absolue(avec toute l’ambivalence de ce concept, à la fois en deçà et au-delà de la forme qu’elle englobe). C’est bien elle qui, en permettant en quelque sorte de la mesurer, donne sa forme à la vie, qui n’acquiert son sens qu’à son achèvement. La mort a donc bien toujours des effets rétroactifs. Mais, ajoute Jankélévitch, cette « finalité de l’existence humaine » qu’est la mort, « nécessairement rétrospective », non seulement ne peut jamais être anticipée (« si vieux qu’on soit, on meurt toujours trop tôt ; […] il n’y a que des fins prématurées »), mais reste toujours à venir 274 .

Ne pourrait-on dire, sur le même modèle, que la configuration fictionnelle n’est jamais achevée, et donc que la terminaison (le "point final") est rarement conclusive, toujours à venir, faisant ici intervenir une esthétique de la réception ? Où la continuité que s’acharnerait à mettre en place le roman "classique" pourrait bien ouvrir à une discontinuité plus fondamentale.

La langue arabe distingue deux types d’événement : « hadath », « événement comme changement structurant en système ouvert », et « wakyâ », « fin, arrêt, clivage ontologique avec le Temps en devenir et donc clôture puis fermeture du système pour le sujet support de ce type d’événements 275  ». Ne sommes-nous pas ici dans l’ordre du « hadath » ? N’est-ce pas d’ailleurs ce que Ricœur lui-même a suggéré – et d’abord en se plaçant dans la distinction de Mimésis II et Mimésis III : « une œuvre peut être close quant à sa configuration et ouverte quant à la percée qu’elle est susceptible d’exercer dans le monde du lecteur 276 » ? Plus profondément, dans son analyse de sa dimension configurante, il rapproche la fonction téléologique de la conclusion du jugement réfléchissant kantien, entendu comme intégration du divers phénoménal (et donc de l’événementiel) sous la règle du concept 277 . Ricœur semble bien ici tenir compte des avertissements de Kant, qui nous dit que la nature téléologique n’est pas de notre ressort (étant de l’ordre du noumène) : « Nous introduisons un principe téléologique lorsque nous attribuons de la causalité par rapport à un objet à un concept d’un objet, comme si ce concept se trouvait dans la nature (et non en nous) ». Kant ne dénonce-t-il pas là, d’une certaine façon, les risques de la reconstruction a posteriori, dont nous avons dégagé les éléments à partir de la biographie et de l’autobiographie – et telle aussi que De Certeau en a délimité les contours ? On confondrait alors faculté de juger réfléchissante et faculté du juger déterminante : « Cependant on use à bon droit du jugement téléologique, du moins problématiquement, dans l’étude de la nature ; mais ce n’est que pour la soumettre, suivant l’analogie avec la causalité finale, aux principes de l’observation et de la recherche, sans prétendre l’expliquer par là. Il appartient donc à la faculté de juger réfléchissante et non à la faculté de juger déterminante 278  ».

De même qu’on dit souvent que l’objet de la recherche se tient dansla recherche elle-même, ne peut-on affirmer que la quête est, au sens propre, interminable, ou que le récit n’a pas de fin ? Et tout ceci n’ouvre-t-il pas à la possibilité d’une perception totalisatrice (au sens dynamique que Sartre a donné, nous l’avons vu, à ce terme) et, comme telle, plus ouverte, de l’œuvre – y compris "classique" ? Prise de conscience qu’ont peut-être eue, comme je voudrais le montrer, certains écrivains "post-darwiniens", et qui permet sans doute une relecture, enrichie, de nos "classiques".

***

Post-darwiniens ? Il ne s’agit évidemment pas, on l’aura compris, de la confrontation des romanciers avec la théorie de l’auteur de l’origine des espèces, mais de bien autre chose : de rien moins qu’une nouvelle vision du monde.

Pourtant, une telle confrontation a presque eu lieu – au moins de Darwin avec Melville.

Notes
267.

Greimas, Du sens, II. Cité par Adam, Le récit, Op. Cit., p. 68.

268.

Très discutée. Voir par exemple A. TATOSSIAN: « Les événements ne sont pas des choses, ils sont dans le temps et même dans le temps d’un sujet » (« La notion d’événement. De la phénoménologie à la méthode des "life-events" », in Evénement et psychopathologie, Op. Cit., pp. 49-53. P. 51)

269.

Ce sont les life-events d’une certaine psychiatrie américaine. Michèle LECLERC-OLIVE en a proposé une typologie, dont les quatre catégories pourraient en effet en intégrer une bonne part  : « A – L’événement-avènement dont l’archétype pourrait être la naissance. L’événement, ici, inaugure. B – L’événement-rupture-transgression dont l’archétype pourrait être la mort. L’événement brise. C – L’événement-catastrophe dont l’archétype serait le viol. L’événement détruit. D – L’événement-métaphore dont l’archétype pourrait être la maladie, mais qui pourrait être aussi l’œuvre ou la création. L’événement, ici, exprime » (Le dire de l’événement (biographique), Presses Universitaires du Septentrion, 1997, p. 219).

270.

Philippe LEJEUNE, « Le tournant d’une vie », in Les Brouillons de soi, Op. Cit., pp. 107-120.

271.

Bourdieu, Les règles de l’art, Op. Cit., p. 308. Jean STAROBINSKI dit la même chose : « Pour qui veut le comprendre, le suicide oblige à reconstruire fictivement avec des matériaux désormais finis, une histoire que l’on fera remonter aussi haut que l’on voudra vers l’enfance, mais qui devra nécessairement aboutir au geste destructeur. La fin est désormais connue. Raconter une histoire achevée : il y a là tout ensemble une contrainte et une commodité. La narration est désormais livrée à l’arbitraire d’un narrateur qui, assuré d’aboutir à un événement réel, n’a plus à craindre d’être contredit par celui dont il parle. Cette licence narrative, greffée sur un dénouement obligé, permet d’agencer les hypothèses et les enchaînements de la façon la plus plausible. […]. (Tant de récits ingénieusement démonstratifs, dans la littérature psychanalytique, savent d’avance à quels événements ils doivent aboutir) » (Trois fureurs, Gallimard, 1974, pp. 13-14 [je souligne]. 

272.

La domination masculine, Seuil, 1998, p. 76.

273.

Ce "vous ne savez ni le jour ni l'heure" est vrai d’ailleurs pour d’autres « événements », aussi prévisibles que la mort. A commencer par la naissance…

274.

Wladimir JANKELEVITCH, La mort[1967], Champs Flammarion, 1977, pp. 20 et 119-124. Henri MICHAUX écrit que c’est « l’événement irracontable » : « Ah, s’il pouvait la décrire sa mort, venir l’écrire une heure après et la signer, mais cet événement irracontable le désole plus que les autres. Non, il n’en corrigera pas les dernières épreuves » (« Un peuple et un homme »[1938], Œuvres Complètes I, Pléiade Gallimard, p. 547).

275.

Essedik JEDDI, « Aspects culturels de l’événement », in Evénement et psychopathologie, Op. Cit., p. 81.

276.

Temps et récit, II, Op. Cit., p. 41.

277.

Ibid., p. 129.

278.

Critique de la faculté de juger, Op. Cit., p. 182.