Chapitre I. « Natura non facit saltum »

Comme la sélection naturelle n’agit qu’en accumulant des variations légères, successives et favorables, elle ne peut pas produire des modifications considérables ou subites ; elle ne peut agir qu’à pas lents et courts. Cette théorie rend facile à comprendre l’axiome : Natura non facit saltum, dont chaque nouvelle conquête de la science démontre chaque jour de plus en plus la vérité.
Charles DARWIN 280

Notre route, depuis le début, croise les voies de la science biologique. Or n’est-il pas remarquable que celle de Melville, le romancier du Nouveau Monde, et celle de Darwin, le théoricien de l’évolutionnisme, se soient manquées de peu sur les îles Galápagos ?

Au cœur de leur improbable archipel de l’océan Pacifique, les tortues géantesont failli en effet être les témoins de la rencontre de deux mondes – ces mêmes tortues en quoi se transforme Bouvard, « en démence », lorsqu’il joue au géologiste 281 .

Le 15 septembre 1835, Charles Darwin, jeune passager du Beagle, navire d’observation scientifique britannique, débarque aux Galápagos. Il y cherche – et y trouve – confirmation de sa théorie de l’évolution, encore en gestation.

Le 3 janvier 1841, Hermann Melville, jeune marin de l’Acushnet, baleinier américain, arrive à son tour dans l’archipel. Il y puise matière à écriture.

Six années qui séparent deux mondes. Il faut lire, en parallèle, les Iles enchantées, nouvelles écrites par Melville à la suite de ses séjours de pêche aux Galápagos, et Le voyage d’un naturaliste 282 , journal de bord du voyage de Darwin. Même époque, mêmes lieux, et pourtant rien n’est pareil. Le scientifique y reconnaît la généalogie de la vie, son unité profonde, le romancier y lit le désenchantement de cette « évanescente humanité 283  », comme échouée sur ces îlots fantomatiques et fantasmatiques 284 .

On pourrait dire que le futur auteur de L’origine des espèces a besoin de l’archipel pour parfaire sa théorie (ce seront les observations sur les becs de pinsons, différents d’une île à l’autre, ce qui confirme la notion de l’adaptation au milieu naturel : celle de la sélection naturelle, centrale, est née là), et concevoir l’idée d’une nature « qui ne fait pas de saut », foncièrement continuiste.

Melville, quant à lui, va faire éclater ces îles et les réinventer dans des fictions plus ou moins fantastiques, peuplées de héros déchus, nourries de visions de « bramines » juchés sur le dos des énormes tortues qui ont donné leur nom à ces lieux, d’ermites, sortes de « créatures volcaniques », d’empires qui se font aussi vite qu’ils meurent dans le sang… Tout ici est source de fiction, et l’Equateur, qui « hachure » le promontoire d’Albermale comme l’événement vient rompre le déroulement « normal » d’une vie, en est l’emblème. On a le sentiment d’être embarqué sur le Péquod, le bateau de Moby Dick, et d’entrer dans le monde des œuvres de grand souffle du XIXe siècle. Certes, la dimension des textes y est beaucoup plus réduite (ce sont des nouvelles). Mais l’effet en est accru du fait que Melville s’affranchit complètement du discours scientifique, encore greffé sur le récit de la chasse à la baleine dans Moby Dick à la façon un peu lourde d’un Jules Verne 285 .

Deux visions du monde s’opposent là, l’une, purement narrative, qui conte des vies entrecoupées, hachées, plus ou moins hasardeuses, qui sont autant d’événements susceptibles d’être racontés 286 – l’autre, scientifique, où la puissance créatrice de la nature s’exprime en son état premier sur ces îles encore vierges de toute influence humaine.

Une partie capitale se joue sur ces îles du bout du monde. Darwin y inaugure sa conception continuiste de la vie. Dès lors de nouvelles fictions vont devoir inventer de nouvelles formes narratives capables de raconter cette continuité 287 … On pourrait presque faire du dernier chapitre des Iles enchantées la métaphore de l’agonie du récit traditionnel qui, au contact de la science darwinienne et de son exigence de continuité, petit à petit s’amenuise et meurt doucement, comme « les bureaux de poste » de ces régions, qui « consistent en un pieu flanqué d’une bouteille » dans laquelle on insère les lettres : « Mais il arrive fréquemment que des mois et des mois s’écoulent, que des années entières passent sans qu’aucun récipiendaire se présente. Le pieu pourrit et tombe, offrant au regard un peu réjouissant spectacle 288  ».

« Messages de vie qui courent vers la mort 289  », ces lettres au rebut, qui ne peuvent pas ne pas évoquer le premier métier du scribe Bartleby, ne sont-elles pas aussi les épitaphes dérisoires et abandonnées où l’on serait tenté de lire la vision pessimiste de Melville, qui imagine la déliquescence et l’agonie du récit traditionnel, devenu inutile, perdant petit à petit ses lecteurs ?Comme le « spécimen » de ces épitaphes qui termine Les îles Enchantées, ce récit pourrait dire : On « n’voit plus rien par mes fafiots : Me v’là pieuté dans les scories ! 290  »

Mais avant d’interroger la position singulière de Melville, il faut revenir sur cet "événement" de l’évolution, et voir en quoi, à l’instar du catastrophisme cuviériste, cet "enfin, Darwin vint" est emblématique d’une nouvelle vision du monde, dont on peut aussi lire les marques dans ces autres branches du savoir : l’histoire (même si, pour celle-ci, c’est avec un certain retard, on le verra) et le roman, et les informe en les transformant. On voudrait, en somme, voir comment la (trop fameuse ?) "crise de la narration" de cette deuxième partie du XIXe siècle se relie à une crise généralisée de l’idée de continuité du monde.

On pourrait presque en faire un article du Dictionnaire des idées reçues : "années 1860 : les dire années charnières du XIXe siècle" 291 . Il existe sans doute d’innombrables façons (politiques, sociologiques, philosophiques, anthropologiques…) d’envisager un tel "tournant historique"…

Mais il est un soupçon qu’il convient de dissiper : cette révolution intellectuelle, cette « rupture épistémologique » de la deuxième partie du XIXe siècle, hypostasiée comme événement… N’est-ce pas un retour à une conception obsolète de l’idée même d’événement, datée d’avant ce changement de paradigme ? Contradiction d’une réflexion qui utiliserait un outil précisément dépassé pour montrer ce dépassement, qui en somme resterait prisonnière du schéma de Lotman, en créant sa propre fiction : où l’événement serait ici le franchissement de la frontière entre narration événementielle et narration non événementielle, dont les héros auraient noms Darwin, Flaubert, Melville… Cela appelle quelques précisions et précautions méthodologiques.

« Rupture épistémologique » ? L’expression est reprise de Bachelard par Thomas Kuhn. On le sait, selon l’épistémologue américain, l’histoire des sciences serait marquée par des changements de paradigmes 292 , des « révolutions scientifiques », où tout se transforme, les théories et les pratiques, les questions mêmes qui se posent, les méthodes de leur résolution.

Comme Copernic ou Einstein en leurs temps, Darwin est la figure-phare d’un nouveau paradigme, d’une révolution des modes de penser 293 . Nous ne reprendrons pas les arguments de la première partie, justifiant notre entrée en matière, ici encore, par la biologie : ils sont les mêmes (plus grande lisibilité, explicitation des concepts de base, etc…). De même, redisons que, pas plus que la précédente avec Cuvier 294 , la nouvelle vision du monde ne "commence" avec Darwin 295 . Ici aussi, l’observation de Pavel 296 demeure on ne peut plus juste. Ce sont les mêmes raisons méthodologiques et épistémologiques qui nous conduisent à dégager de la pensée de l’auteur de L’origine des espèces les premiers principes de ce qui apparaît bien comme un nouveau paradigme.

Notes
280.

L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’existence dans la nature[1ère parution : 1859, 1ère traduction française : 1860], trad. de l’anglais par E. Barbier, Maspero, 1980, vol. II, p. 555 (Cf. également p. 226).

281.

« Bouvard, en démence, courait toujours. Le parapluie polybranches tomba, les pans de sa redingote s’envolaient, le havresac ballottait à son dos. C’était comme une tortue avec des ailes, qui aurait galopé parmi les rochers » (Bouvard et Pécuchet, Op. Cit., pp. 152-153).

282.

Editions utilisées : Bartleby, Les îles enchantées, Le campanile, trad. de l’anglais (américain) par M. Causse, Postface de Gilles Deleuze, GF Flammarion, 1989 ; Voyage d’un naturaliste, de la Terre de Feu aux Galápagos, Maspero/La Découverte, 1979. Cette édition reproduit la première édition française (Reinwald, 1875, sans nom de traducteur).

283.

Les îles enchantées[1856], p. 176.

284.

Chez Melville, les Encantadas « font, ou plutôt sont monde, non comme chez Darwin parce que l’unité de la puissance créatrice s’y donne à voir, mais parce que les vies précaires, vacillantes, y sont exposées en suspens, n’ayant d’autre sens que d’être abandonnées » (Anne DERAIL-IMBERT, « Melville, Linné, Darwin : des taxons et des monstres », revue Etudes anglaises, n° 1, Didier, 2000, pp. 3-17. Pp. 15-16). Melville a-t-il lu Le voyage d’un naturaliste ? En tout cas, parmi les nombreux exergues de Moby Dick, entre Bible et chansons de baleinier, on trouve une citation de Darwin...

285.

Faut-il pour autant trouver dans le chapitre XXXII de Moby Dick, intitulé Cétologie, et qui reprend les taxinomies de Linné et de Cuvier, la même volonté didactique qu’aux classifications de Vingt mille lieues sous les mers ? Melville a plutôt en tête l’idée d’un roman total, n’omettant aucun aspect de son sujet (même si par ailleurs ce chapitre se clôt ainsi : « …et je laisse ma classification cétologique inachevée, comme la grande cathédrale de Cologne fut abandonnée […]. Dieu me garde de jamais achever quoi que ce soit. Tout ce livre n’est qu’une ébauche, non, l’ébauche d’une ébauche ! » (Moby Dick[1851], trad. de l’anglais (américain) par H. Guex-Rolle, Garnier-Flammarion, 1970, p. 181).

286.

« Si les esquisses de Melville ont une structure narrative, elle consiste peut-être dans cette impalpable survenue du vivant sur la roche désolée des îles, animaux d’abord, humains trop humains ensuite… » (Derail-Imbert, Op. Cit., p. 16).  

287.

Ce qui en soi doit constituer un problème, à ce qu’il semble : « Et si le discours dominant dans le roman est celui de Cuvier, c’est qu’il n’y a pas de roman sans catastrophisme. On ne peut rien écrire sur une transformation » (Alain BUISINE, discussion, in Jules Verne, Colloque de Cerisy, juillet 1978, 10-18, p. 316). On reviendra, bien sûr, sur cette affirmation, bien rapide…

288.

Les îles enchantées, Op. Cit., p. 177.

289.

Bartleby[1853], Op. Cit., p. 88 (« La rumeur donc voulait que Bartleby eût exercé une fonction subalterne au Bureau des Lettres au Rebut de Washington », p. 87).

290.

Les îles enchantées, Op. Cit., p. 178. Le pessimisme de Melville est sans doute aussi fortement lié à la réception (ou plutôt à l’absence de réception) de sa propre œuvre…

291.

D’aucuns fixent même une seule date. Voir Yves CHRISTEN : « En cette année 1859, il se passe des choses encore plus importantes : Marx publie sa Contribution à la critique de l’économie politique, Darwin, De l’origine des espèces et Wagner joue pour la première fois Tristan et Isolde. Le XXe siècle vient de naître. Les grandes idéologies qui le secoueront d’une façon parfois terrifiante trouveront dans les événements intellectuels de cette année 1859 leurs racines métapolitiques : une triple révolution, biologique, sociale et artistique vient de s’accomplir » (Marx et Darwin : le grand affrontement, Albin Michel, 1981, p. 13. Ce livre, souvent inutilement polémique, opère néanmoins quelques rapprochements originaux).

292.

Kuhn a différentes formules pour définir le « paradigme » : « tout ce à quoi adhère un groupe scientifique », l’ensemble de « l’appareil cognitif d’une communauté scientifique », sa « matrice disciplinaire » (La tension essentielle, tradition et changement dans les sciences[1977], trad. de l’anglais (américain) par M. Biezunski et al., Gallimard, 1990, pp. 392, 401, 423). Charles LENAY en donne une définition synthétique : « ensemble de croyances, de théories et de pratiques partagées par une communauté de chercheurs, qui définissent des énigmes pertinentes et bien posées avec des méthodes régulières pour tenter de les résoudre. Dans son sens large, le paradigme définit donc un mode de pensée, une vision du monde partagée, profondément ancrée dans les pratiques individuelles » (Darwin, Les Belles Lettres, coll. « Les figures du savoir », 1999, pp. 56-57). Ce qui est contredit par Isabelle STENGERS : « Un paradigme est, d’abord et avant tout, d’ordre pratique. Ce qui est transmis n’est pas une vision du monde, mais une manière de faire, une manière non seulement de juger les phénomènes, de leur conférer une signification théorique, mais aussi d’intervenir… » (L’invention des sciences modernes[1993], Champs Flammarion, 1994, p. 60).

293.

Kuhn : « Il existe certains épisodes – illustrés, dans leur forme extrême et facilement identifiable, par l’avènement du copernicianisme, du darwinisme ou de l’einsteinianisme – au cours duquel une communauté scientifique abandonne une conception du monde et un cadre de l’activité scientifique consacrés, pour adopter une autre méthode d’approche souvent incompatible avec la première » (Op. Cit., p. 306).

294.

Comme pour Cuvier, on n’a pas manqué de souligner l’influence des formes fictionnelles sur la théorie de Darwin. Selon l’anthropologue américaine Misia Landau (Narratives of Human Evolution, New Haven, Yale University Press, 1991), « le récit darwinien de la "descendance de l’homme" ne serait pas très différent de celui de Peau d’âne ou du Petit Poucet, puisqu’il fait succéder à la situation initiale (la vie arboricole) le départ du héros, puis un changement (la vie terrestre) suivi d’un autre départ (la bipédie), d’une épreuve récompensée par un don (l’encéphalisation), d’où il résulte une transformation (la civilisation), une nouvelle épreuve et un triomphe ». Claudine COHEN, qui cite ce passage, commente : « Si réducteur que soit ce type d’analyse, il a ouvert tout un champ de réflexion critique, qui dénonce la présence d’idées reçues, de lieux communs, de figures narratives stéréotypées, au cœur même des représentations données pour scientifiques de l’origine et du devenir de l’homme. On a insisté aussi sur ce que la préhistoire doit au roman. Le roman raconte l’ascension d’un individu, parti souvent d’une condition modeste pour parvenir, au terme d’un itinéraire jalonné d’embûches, aux plus hautes sphères de la société – ou bien l’histoire d’une rencontre, d’une passion aux prises avec les difficultés de la vie, les obstacles sociaux, le tragique de la mort. A bien des égards, l’histoire des origines et du devenir de l’homme peut être lue comme une sorte de roman d’aventure ou de formation… » (L’homme des origines, Savoirs et fictions en préhistoire, Op. Cit., pp. 19-20).

295.

 A ce sujet, voir par exemple GUYENOT (Emile), Les sciences de la vie aux XVIIe et XVIIIe siècles. L’idée d’évolution, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », 1957. Par ailleurs, la question de la réception de l’œuvre de Darwin est hors de notre propos. On sait combien les théories de L’origine des espèces ont été l’objet d’âpres discussions dès la parution de l’ouvrage – signes de la nouveauté qu’elles apportaient (Cf. en particulier Darwinisme et société, sous la direction de Patrick TORT, PUF, 1992 ; Yves CONRY, L’introduction du darwinisme en France, Vrin, 1974 ; Daniel BECQUEMONT, Darwin, darwinisme, évolutionnisme, Kimé, 1992).

296.

Voir note 1 p. 11.