Où l’on voit l’événement quitter le monde

Répétons-le, au cœur du changement se trouve la question de la continuité et de la discontinuité. A partir de Darwin, un grand débat s’ouvre en biologie, mais aussi d’une façon beaucoup plus générale, entre les tenants d’une discontinuité essentielle et ceux d’une continuité, tenue pour tout aussi essentielle, du vivant. L’interrogation porte sur l’existence éventuelle de processus continus et graduels de changements dans la nature.

On l’a vu, l’idée d’une série de changements majeurs et discontinus cadrait tout à fait avec la théorie créationniste,alors dominante. Le XIXe siècle reste à cet égard fondamentalement « essentialiste », selon le mot de Karl Popper : le monde est constitué d’un nombre limité d’essences fixes et éternelles, dont on ne perçoit que des images imparfaites et incomplètes (on est encore dans la caverne platonicienne). Dans un tel monde, « toute novation alors ne peut résulter que de l’apparition d’une essence nouvelle, soit par création, soit par transformation brutale (mutation) 297  ». On ne peut "passer" d’une essence à une autre que par un saut, aussi bien diachronique que synchronique, car les espèces ont également des limites parfaitement claires et bien définies.

Mais dès lors que l’évolution devient graduelle et continue, il devient impossible de « regrouper les individus en catégories essentiellement homogènes 298  ». Et Darwin et ses successeurs n’auront de cesse de trouver des « intermédiaires », des « chaînons manquants », d’établir des classifications qui sont autant de généalogies, des différences qui rendent caduques les regroupements systématiques et immuables 299 – y compris jusqu’à l’homme : « Si considérable qu’elle soit, la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux les plus élevés n’est certainement qu’une différence de degré et non d’espèce… 300  ». Darwin fait en somme passer « l’histoire naturelle », qui, loin d’être historique, était en fait une description de la nature et des espèces, dans le registre du temps. Devenant récit, elle entre dans l’histoire.

Dans la première partie, nous avons analysé le paradigme essentialiste ici remis en cause – bien loin, nous l’avons vu, d’être cantonné à la seule sphère scientifique. La Weltanschauung qui le sous-tend postulait une intention de la Nature, et s’attachait à trouver, et à prouver, le principe téléologique naturel et les moyens qu’il emploie. C’est ce qui nous a conduit en particulier, dans un cadre plus large que celui d’une théorie "classique" du récit, à revenir sur le caractère lui-même téléologique du roman "traditionnel" – c’était aussi le sens de nos considérations à propos de sa fin, dans la double acception de ce mot.

Ce qu’on a appelé l’uniformitarisme, qui avec Darwin a trouvé son champion, devait affronter tout le système de cette causalité rigide. Selon Cuvier, dont le modèle reste de ce point de vue théologique, nous l’avons vu, les « causes secondes » qui agissent sur le vivant sont subordonnées à une « cause première » qui agit sur la Terre, modelée par une série de catastrophes géologiques : « les causes géologiques (renvoyant directement à un Créateur) soumettent étroitement le vivant à ses conditions d’existence, et il conçoit sa paléontologie comme une preuve de la discontinuité catastrophique de l’histoire de la terre 301  ». Cette théorie des « causes finales », voilà le grand adversaire de Darwin, avec, en arrière-fond philosophico-religieux, la question de la délimitation entre loi naturelle et intervention divine.

Car c’est bien cette quête d’une intentionnalité naturelle sur le fond d’une intervention surnaturelle que la théorie darwinienne rend caduque. Elle ne cherche plus un principe de progrès mais un principe d’évolution (même si Darwin n’emploie guère le mot, à la fortune plus tardive) : c’est la sélection naturelle – sans finalité 302 , et, en son fondement, aléatoire, « procès ouvert d’essais et d’erreurs 303  », sur le modèle de la métaphore ontogenèse/phylogenèse, systématicisée par Haeckel en 1874.

Ce gradualisme 304 est bien le postulat fondamental de l’uniformitarisme darwinien, en particulier parce qu’il lui permet de refuser l’idéologie encore dominante de l’époque, celle donc de la Création des espèces par la Providence divine intervenant directement dans la nature.  

Il ne saurait dès lors exister de modèle préordonné de progrès, ni d’échelle des êtres vivants. Ce n’est pas Darwin qui est progressiste, ce seront ses disciples : « Il est absurde de parler d’un animal plus élevé qu’un autre. Nous considérons ceux dont la structure cérébrale est la plus développée comme plus hauts que les autres. Une abeille le serait si les instincts étaient pris comme critère 305  ».

Il serait donc fini, le temps des catastrophes, des événements, au sens de ruptures, qui viendraient perturber le déroulement du plan – soit divin, soit "naturel" ? Dans notre sphère d’étude, elle serait donc finie, l’ère du roman souverain, du récit s’appuyant sur les événements comme autant d’articulations qui l’organisent ? De multiples lectures de cette "crise" ont été faites. Evoquons-en quelques-unes.

Certaines sont politiques : la révolution darwinienne ne saurait se résumer à un affrontement entre science et théologie. Les réflexions sur les « causes secondes » et l’hypothétique « cause première » conduisent tout naturellement à poser la question de la place de l’homme dans la nature, de l’"évolution" des sociétés humaines, du passage de la science à la morale, etc…

Evoquant l’influence supposée des idées de Malthus sur celles de Darwin, on a souvent vu dans le premier un précurseur du « darwinisme social » (acceptation du sort des plus pauvres, principe sélectif de la population, etc…). Mais il semblerait que Darwin lui ait bien plutôt emprunté l’idée de la lutte comme processus créateur par élimination des inaptes à chaque génération 306 .

On a aussi souvent souligné les liens de la pensée darwinienne avec la philosophie économique libérale qui prend son essor à l’ère victorienne. Présenter l’évolution comme un processus régi uniquement par les lois normales de la nature, c’est conforter l’idée que le progrès social est le résultat d’efforts humains individuels, opinion qui est au centre de la philosophie libérale. Si les idées de Darwin ont ainsi pu se répandre, c’est parce qu’elles étaient en phase avec le développement de la bourgeoise, victorienne en particulier et occidentale en général, glorifiant l’individu et ses mérites, et sa réussite sociale 307 .

D’autres lectures, anthropologiques, de la "crise" ont voulu montrer comment la métamorphose s’est accompagnée d’une sorte de désenchantement du monde, puisque l’homme (et l’histoire) y perd sa place 308 .

Ainsi, pour Freud, la théorie darwinienne constitue la deuxième « humiliation du narcissisme humain », après celle, cosmologique, de la révolution copernicienne, et avant celle, psychologique, de la psychanalyse  :

« L’homme s’éleva, au cours de son évolution culturelle, au rôle de seigneur sur ses semblables de race animale. Mais non content de cette prédominance, il se mit à creuser un abîme entre eux et lui-même. Il leur refusa la raison et s’octroya une âme immortelle, se targua d’une descendance divine qui lui permettait de déchirer tout lien de solidarité avec le monde animal. […] Nous savons tous que les travaux de Charles Darwin, de ses collaborateurs et de ses prédécesseurs, ont mis fin à cette prétention de l’homme voici un peu plus d’un demi-siècle. L’homme n’est rien d’autre, n’est rien de mieux que l’animal, il est lui-même issu de la série animale, il est apparenté de près à certaines espèces, à d’autres de plus loin. Ses conquêtes extérieures ne sont pas parvenues à effacer les témoignages de cette équivalence qui se manifestent tant dans la conformation de son corps que dans ses dispositions psychiques » 309

La crise du roman a-t-elle d’autres origines ? Trouve-t-elle d’autres explications ? Quelles solutions vont alors se faire jour 310 ?

On pourrait d’ores et déjà avancer que ce serait par exemple, dans l’ordre du récit romanesque, la prise en compte de toutes les discontinuités, l’insistance donc sur un événementiel ouvrant à une discontinuité la plus forte possible (d’où aussi l’attention au fragmentaire). Il s’agit en somme de parvenir à refaire de l’homme un événement. Ce sera une partie de notre thèse.

Le temps d’avant, c’est celui où le discontinu de l’événement, fondement du récit romanesque, se développait à partir d’un Monde conçu comme foncièrement continu et cohérent dans toutes ses parties – et en même temps régulièrement "troué" par ces sortes d’interventions divines que sont les catastrophes. C’est ce Monde comme système qu’imite l’œuvre d’art, et ce que nous avons dit des grandes pensées du XIXe (Hegel, Comte, Marx) corrobore cette idée.

Or la continuité "darwinienne" met en crise cette continuité-là, en la radicalisant. Le XIXe siècle serait alors une sorte de lent crescendo vers ce point culminant, ou de decrescendo vers ce point de chute, qui ont nom changement de paradigme, crise sacrificielle, nouvelle formule politique…

Notes
297.

Ernst MAYR, « L’évolution », revue Pour la science, n° 13, novembre 1978, pp. 15-24 (p. 17).

298.

Christen, Marx et Darwin, Op. Cit., p. 118.

299.

Ce qui, dans le langage « nomade » de Gilles Deleuze et Félix Guattari, se traduit ainsi : « les deux acquis fondamentaux du darwinisme vont dans le sens d’une science des multiplicités : la substitution des populations aux types, et celle des taux ou rapports différentiels aux degrés. Ce sont des acquis nomades, avec des frontières mouvantes de populations ou des variations de multiplicités, avec des coefficients différentiels ou des variations de rapports » (Mille plateaux, Op. Cit., pp. 64-65).

300.

Charles DARWIN, La descendance de l’homme et la sélection sexuelle[1871], trad. de l’anglais par E. Barbier, Reinwald, 1881, p. 136.

301.

Becquemont, Darwin…, Op. Cit., p. 43.

302.

Les résistances suscitées par les théories darwiniennes furent, on le sait, virulentes. Le fait de l’avoir longtemps considéré comme progressiste, justement, ne fut pas la moindre. On peut remarquer que, de ce point de vue, le marxisme naissant reste "dixneuviémiste", s’opposant, lui aussi au nom de l’idée de progrès, aux conceptions darwiniennes. Cf. par exemple, parmi tant d’autres, cette péremptoire affirmation d’Engels, contre l’adage de L’origine des espèces : « Cela ne change rien à la chose que nous trouvions des chaînons intermédiaires entre certains groupes… Ces chaînons intermédiaires ne prouvent qu’une chose : s’il n’y a pas de bond dans la nature, c’est précisément parce que la nature ne se compose que de bonds » (Dialectique de la nature, Editions sociales, 1968, p. 276. Cité par Y. Christen, Op. Cit., pp. 108-109).

303.

P. J. BOWLER, Darwin[1990], trad. de l’anglais par D. Becquemont et F. Grembert, Flammarion, 1994, p. 27.

304.

Selon Stephen .Jay GOULD, « les présupposés sur lesquels se fonde la croyance de Darwin en un rôle exclusif des petites variations, leur rôle continu et cumulatif », constituent « une forme de gradualisme qui s’inscrit parmi les postulats philosophiques de l’uniformitarisme : proportion bien tempérée entre cause et effet, méfiance envers toute forme de discontinuité, origine des espèces par une lente accumulation de petites variations » (Cité par Becquemont, Darwin, Op. Cit., p. 285).

305.

Carnet B, cité par Bowler, Ibid., p. 109. Sur ce point, la position de Darwin diffère radicalement de celle, beaucoup plus idéaliste et "progressiste" justement, de son disciple Spencer. C’est pourtant par ce dernier que se fit, pour une large part, la pénétration des idées évolutionnistes. On sait que la pensée du biologiste anglais eut une influence considérable en particulier dans le monde anglo-saxon en particulier.

Encore une fois, la question n’est pas ici de faire une histoire de la réception du darwinisme, mais d’insister sur ce fait que la continuité se répand comme paradigme. On pourrait montrer combien Spencer est "plus continu" que Comte : il fait naître un nouveau positivisme en Angleterre, très différent du modèle comtien en ce qu’il s’appuie sur un principe rigoureux de continuité dans le temps et l’espace (gradations et non divisibilité comme avec la loi des trois états de Comte).On ne résiste pas au plaisir de citer la fameuse "loi" de Spencer : « L’évolution est un changement à partir d’une homogénéité indéfinie et incohérente vers une hétérogénéité cohérente et définie, à travers des différenciations et des intégrations continues » (Cf. Becquemont, Op. Cit., p. 213).

306.

Sur ce point, voir Bowler, Op. Cit., pp. 112-113.

307.

Ibid., pp. 193-195. On a pu soutenir le point de vue exactement contraire : « Le roman est de toute évidence le genre privilégié du XIXe siècle en Angleterre car il correspond à la prise de pouvoir de la Bourgeoisie dont l’idéologie mercantile a besoin de stabilité et de prédictibilité pour ses échanges commerciaux et qui trouve dans l’épistémè causaliste une langue stable à souhait (puisque Dieu est censé garantir implicitement les échanges). Darwin va miner cette entreprise idéologique (mercantile et théologique) en introduisant la possibilité de l’aléatoire, et la thermodynamique fera de même en montrant l’inéluctabilité de la perte et de la dégradation » (Annie ESCURET-BERTRAND, « Savoirs et littérature à l’époque victorienne », in Savoirs et Littérature I, textes réunis et édités par Daniel Minary, Besançon, Annales Littéraires de L’Université de Franche-Comté, 1997, pp. 13-39). 

308.

Le diagnostic est déjà posé par Nietzsche : « chez les Français G. Flaubert, chez les Allemands R. Wagner sont des exemples les plus nets de la métamorphose, entre 1830 et 1850, de la foi romantique dans l’amour et l’avenir, en désir de néant » (Le nihilisme européen, trad. de l’allemand par A. Kremer-Marietti, 10-18, 1976, cité par Françoise GAILLARD, « La révolte contre la révolution (Salammbô, un autre point de vue sur l’histoire) », in Gustave Flaubert, Procédés narratifs et fondements épistémologiques, sous la direction d’A. de Toro, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1987, pp. 43-54).

309.

« Une difficulté de la psychanalyse », in Essais de Psychanalyse appliquée, trad. de l’allemand par M. Bonaparte et E. Marty, Idées Gallimard, 1976, pp. 137-147 (pp. 142-143).

310.

Autre interprétation, anthropologique encore, de la crise, à partir des théories de René Girard : le changement d’épistémè fonctionne comme une « crise sacrificielle ». On sait que pour Girard, l’indifférenciation est la racine ultime de la violence. Or le darwinisme, en détruisant sa position, en rendant, au mieux, incertaine la distinction d’avec l’animal, a fait à l’homme une violence (symbolique). Cette abolition des différences, cette continuité généralisée, engendrent une « crise sacrificielle », qui déstabilise les savoirs, qui dérange les usages culturels, qui ouvre "l’ère du soupçon". Voir en particulier La violence et le sacré[1972] : « La fin des différences, c’est la force qui maîtrise la faiblesse, le fils qui frappe son père à mort, c’est donc la fin de toute justice humaine, laquelle se définit[..] en termes de différence » (Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 1998, p. 81-82).

Chez Girard, c’est le mécanisme victimaire (le transfert de la violence à la victime émissaire, puis sacrificielle) qui dénoue la crise. C’est une des orientations de la lecture que fait Jacques CHESSEX de Flaubert : « Véritable bouc émissaire, selon Girard, de sa condition de victime (le père trop lourd, la famille évidente, la vocation, l’épilepsie et l’intelligence suraiguë, donc morbide, de ces choses), Flaubert cumule les attributs sacrificiels qui condamnent sa Weltanschauung à une saisie catastrophique de son être, et de l’œuvre compensatoire de son être » ( Flaubert ou le désert en abîme, Grasset, 1991, p. 39).