Y a-t-il une « solution de continuité » darwinienne ? 

Passerait-on donc, d’une façon subite, d’un monde du discontinu à un monde du continu, d’un récit romanesque événementiel à sa pure et simple disparition ?

Certainement pas. Nous l’avons dit : postuler un tel saut historique, ce serait encore utiliser les modes de pensée et les visions du monde que le nouveau paradigme a rendus caduques.

La question se pose en ces termes : l’idée d’une « coupure épistémologique », au sens de Bachelard, n’est-elle pas en contradiction avec la nouvelle vision d’un monde continu, qui est sans doute encore, en grande partie, la nôtre 311  ? Le paradoxe (qu’on retrouve dans l’expression « solution de continuité », si souvent mal comprise) n’est pas qu’en la datant précisément, cette hypothèse d’une rupture historicise la théorie darwinienne. Il est plutôt dans le fait qu’elle érige en événement une théorie qui, en privilégiant le continu des transformations, s’attache précisément à rendre vierge de tout événement l’"histoire naturelle". Question à approfondir, tant, nous le verrons, elle a partie liée avec ce qui se passe dans l’écriture romanesque. Ce qui, on l’espère, doit permettre de mieux appréhender l’évolution qui s’est produite dans le roman.

D’où provient la contradiction ? Peut-être de l’extension, hasardeuse, des concepts de « révolution paradigmatique » et de « rupture épistémologique » au-delà de la sphère scientifique, à laquelle Kuhn et Bachelard les référaient exclusivement. L’erreur viendrait alors de ce qu’on rendrait historiques ces mutations dans les théories scientifiques, alors qu’elles seraient en quelque sorte transcendantales par rapport aux conceptions générales, en particulier philosophico-religieuses, des époques où elles se produisent.

Il est facile de saisir le pendant de cette "erreur" du côté du roman. Car la revendication d’un transcendantalisme, cette fois de l’art 312 , est aussi fréquente dans cette autre "sphère" du savoir. Quelle meilleure illustration de cette position que celle, extrême, de Forster ? Dans Aspects du roman, l’écrivain anglais veut « exorciser ce démon de la chronologie », qui prétend historiciser la littérature. L’auteur de La route des Indes, pour « esquiver » ce démon, imagine « tous les romanciers au travail, ensemble, dans une pièce circulaire », et fait alors « dialoguer » Richardson et Henry James, Wells et Dickens, Sterne et Virginia Woolf 313

Cette démarche d’a-temporalisation, qui semble bien s’opposer à notre tentative de repérer une "fracture" historique, est très répandue. On l’illustrera de deux exemples connus, où les théories sont basées sur la distinction de deux modèles, courant tout au long de l’histoire du roman – en fait comme hors du temps.

Pour Marthe Robert, qui fonde son analyse sur l’idée du « roman familial » développée par Freud, il n’existe que « deux façons de faire un roman », celle du « Bâtard » et celle de « l’Enfant trouvé », dont les archétypes respectifs sont Robinson Crusoë et Don Quichotte : « le roman est pris tout entier dans cette dialectique du "oui" au monde et du "non" à la réalité 314  ».

Raymond Queneau, lui, donne des modèles homériques au roman : il y aurait une lignée de l’Iliade : « un incident [la colère d’Achille] projette une lueur sur le monde historique qui l’entoure et réciproquement, mais c’est l’incident qui fait l’histoire qui est racontée » ; et une lignée de l’Odyssée : « c’est l’histoire d’un individu qui, au cours d’expériences diverses, acquiert une personnalité ou bien affirme et retrouve la sienne, comme Ulysse lui-même qui se retrouve tel quel, plus son "expérience", à la fin de son Odyssée ». Soit donc, dans le second cas, il s’agit « de replacer l’homme, le personnage, dans des événements historiques », soit, dans le premier cas, « de faire de sa vie même un événement historique 315 ».

Et chacun alors de ranger les grands romans dans l’une ou l’autre des catégories proposées…

Notes
311.

Le fait que l’un des enjeux majeurs de la nouveauté darwinienne porte sur la question qui nous occupe ici, celle du continu et du discontinu, avec une perspective qui dépasse très largement le cadre purement biologique, a été par exemple fortement souligné par Becquemont : « La plupart des réévaluations [de l’œuvre de Darwin] remettent perpétuellement en cause les notions de continu et de discontinu : continuité et/ou discontinuité des variations, continuité et/ou discontinuité du procès de spéciation […), rapports difficilement dissociables de ceux que nous établissons, à un niveau plus proprement idéologique, ou tout simplement culturel, entre "naturel" et "social", qui fondent notre vision du monde et demeurent un enjeu permanent » (Op. Cit., p. 6).

312.

Sacralisation et irréductibilité (significativement rendues par des formules sur « l’expérience de l’ineffable », « la magie de l’œuvre d’art », etc.) qu’a justement dénoncées Bourdieu (Cf. par exemple l’avant-propos  des Règles de l’art, Op. Cit., pp. 9-16). Il est clair que, pas plus que la littérature, la vérité scientifique n’est exempte d’un « conditionnement par les conditions socio-historiques de sa production » (pour employer le langage du sociologue). Comme le dit Michel SERRES (Hermès V, Le passage du Nord-Ouest, Minuit, 1980, p. 120), « pour n’être pas des bêtes, ces gens-là [les savants] ne sont pas des anges »…

313.

Aspects du roman, Op. Cit., pp. 19-29. Sur l’autre "bord", Kuhn dit-il autre chose avec cette formule : « Contrairement à l’art, la science détruit son passé » (La tension essentielle…, Op. Cit., p. 457).

314.

Marthe ROBERT, Roman des origines et origine du roman[1972], TEL Gallimard, 2000, p. 233.

315.

Raymond QUENEAU, Entretiens avec Georges Charbonnier, Gallimard, 1963, pp. 57-66. Mais, comme toujours avec Queneau, les choses ne sont pas si simples : Cf. par exemple l’idée de « plagiat par anticipation », empruntée à Borges, ou le fait qu’il reconnaisse que des écrivains comme Joyce ou Gertrude Stein dépassent la double tradition proposée…