Walter Benjamin, ou la fin de « l’art de raconter »

Que ce soit du côté de la science comme de celui de la littérature, aurions-nous donc le tort, en historicisant les pratiques, d’opérer des rapprochements hasardeux ? Je ne le pense pas. Et c’est en particulier à partir de Walter Benjamin que je voudrais le montrer – même si ses parages sont, on le sait, fort ardus d’accès...

Les réflexions sur le XIXe siècle de l’auteur de Sens unique rajoutent une quatrième « blessure narcissique » à celles de Freud : pour lui aussi l’événement quitte le monde humain.

« L’art de raconter est en voie de se perdre ». Ce fameux constat, souvent lu de façon bien rapide, marquerait un double déclin : le premier serait consubstantiel au roman, le second, plus spécifique au XIXe siècle, proviendrait du développement massif de l’information. Benjamin est sans doute l’un de ceux qui a le mieux analysé la crise de la narration au XIXe siècle, dans cette double perspective, liée, comme nous allons le voir, aux mutations de la position de l’événement dans la vie humaine. Au centre de ce mouvement est cette dialectique de continu et de discontinu que nous nous efforçons de cerner.

Si, comme le dit Ricœur à la suite de Benjamin, « il n’y a plus d’expérience à partager 316  », c’est parce que cette expérience « s’inscrit dans une temporalité commune à plusieurs générations. Ellesupposedonc une tradition partagée et reprise dans la continuité d’une parole transmise de père en fils ». Or c’est cette tradition partagée, cette continuité, propres aux sociétés traditionnelles (« artisanales », dit Benjamin), qui disparaissent dans le « temps disloqué et entrecoupé du travail dans le capitalisme moderne 317  », où les événements de la vie humaine deviennent intransmissibles.

Comment s’effectuait cette transmission ? L’auteur d’Enfance berlinoise introduit ici le concept de conseil, dont il donne une définition fondamentalement narrative :

« Tout véritable récit présente toujours un aspect utilitaire [qui se présente par une moralité, une recommandation pratique, un proverbe, une règle de vie…]… le narrateur est un homme de bon conseil… Un conseil, en effet, est peut-être moins une réponse à une question que suggestion à propos de la continuation d’une histoire (qui est en train de se développer). Pour qu’on nous le donne, ce conseil, il faut donc que nous commencions par nous raconter. Et cela sans tenir compte du fait qu’un homme ne profitera d’un conseil qu’en tant qu’il trouvera les mots pour rendre son cas. » 318

Nous montrerons plus loin la grande ouverture de cette définition du conseil, et ce qu’elle offre de perspectives à la narration, en lien par exemple avec l’idée d’« œuvre ouverte » développée par Umberto Eco.Contentons-nous pour l’instant de l’analyse du constat de Benjamin, souvent lu comme s’il n’était que pessimiste, sur l’agonie du récit.

C’est bien en tout cas à partir de cette définition que s’explique « l’impossibilité contemporaine de recevoir ou de donner un conseil » : « Le conseil tissé dans l’étoffe d’une vie vécue devient sagesse. L’art de narrer est en déclin parce que l’aspect épique de la vérité, la sagesse, tend à disparaître 319  ». Et Benjamin d’insister sur ce déclin, lié pour lui à l’apparition de la forme romanesque, qui elle-même correspond à la naissance de l’individu solitaire :

‘« Le narrateur emprunte la matière de sa narration, soit à son expérience propre, soit à celle qui lui a été transmise. Et ce qu’il narre devient expérience pour quil’écoute. Le romancier se tient à l’écart. Le lieu de naissance du roman est l’individu solitaire, qui ne peut plus traduire sous forme exemplaire ce qui est en lui le plus essentiel… Ecrire un roman, c’est mettre en relief, dans une vie, tout ce qui est sans commune mesure. Au cœur même de la vie en ce qu’elle a de plus riche, par ladescription de cette richesse, le roman révèle lasituation d’un homme qui ne reçoit ni ne donne aucun conseil » 320

Si donc « le narrateur est pour nous une réalité lointaine et qui s’éloigne de plus en plus », c’est d’abord parce qu’« il semble que nous ayons perdu une faculté que nous pouvions croire inaliénable, que nous considérions comme la moins menacée : celle d’échanger des expériences 321  ».

Le mouvement qui conduit à cette lente régression de la faculté de raconter est double : d’une part, l’individu devient de plus en plus solitaire, les événements qui jalonnent sa vie sont « sans commune mesure », c’est-à-dire toujours exceptionnels, et comme tels de plus en plus incompréhensibles, ayant de moins en moins valeur d’exemples pour autrui.

D’autre part, et symétriquement, l’avènement de l’ère des masses, de cette « existence normalisée et dénaturée des masses soumises à la civilisation 322  », tend à faire disparaître tout ce qui a pu jusqu’alors faire le fond de l’expérience commune des hommes, tous ces menus événements qui jalonnaient la vie quotidienne des petites communautés, comme autant d’expériences transmises de générations en générations 323 .

Ainsi donc, à la fois de plus en plus isolé et de plus en plus noyé dans la masse, l’homme perd ses capacités narratives.

Benjamin propose plusieurs pistes explicatives. Observant la convergence de l’éloignement de l’événement de la mort de l’expérience quotidienne et la fin programmée du récit, il avance d’abord qu’« au XIXe siècle, la société bourgeoise, avec ses institutions hygiéniques et sociales, privées et publiques, a obtenu un résultat accessoire, qui était peut-êtreinconsciemment son but principal : permettre aux hommes de ne plusassister àla mort de leurs congénères 324  ». La poursuite effrénée du nouveau dans les sociétés modernes ne laisse plus de place à une expérience du temps qui fonde l’autorité du récit sur celle de l’agonisant :

« C’est surtout chez le mourant qu’on voit prendre forme de réalité transmissible, non seulement le savoir ou la sagesse d’un homme, mais surtout le contenu même de sa vie, c’est-à-dire la matière dont sont faites les histoires.[…] d’un seul coup, dans ses gestes et ses regards, c’est l’inoubliable qui surgit et qui confère, à tout ce qui concerne cet homme, l’autorité dont se revêt, pour les vivants, à l’heure de la mort, jusqu’au plus pauvre diable. La narration repose sur cette autorité. » 325

Il y aurait donc conjonction entre le déclin du récit et l’éloignement de ce qui est le seul événement « qui advient », la mort, selon la formule de Jankélévitch. Benjamin ne pointe-t-il pas là une relation essentielle, qui pourrait bien expliquer et la grande crise romanesque de la fin du XIXe siècle, et les renouveaux narratifs du siècle suivant, qui « passent par l’établissement d’une autre relation, sociale et individuelle, à la mort et au mourir 326  » ? C’est bien, comme nous le verrons, autour de cet événement-là que certains auteurs ultérieurs (Proust, Kafka) ont construit leur œuvre.

Deuxième élément mis en avant par Benjamin : les "progrès" vertigineux de l’information 327 . Celle-ci en effet se concentre sur l’explication, au contraire de la narration qui, du fait justement de son refus de l’interprétation, est beaucoup plus ouverte :

‘« Chaque matin, on nous renseigne sur tout ce qui s’est passé à la surface du globe. Et cependant nous sommes pauvres en histoires surprenantes. Cela tient à ce qu’aucun événement n’arrive plus jusqu’à nous sans être accompagné d’explications. Autrement dit, à peu près rien de ce qui advient ne profite à la narration. […] L’information doit apparaître comme plausible. C’est ce qui la rend inconciliable avec l’esprit de la narration. [Dans celle-ci] l’événement n’est pas imposé au lecteur dans ses connexions logiques. C’est à lui d’interpréter la chose comme il l’entend. Le récit acquiert de la sorte un champd’oscillation qui manque à l’information. » 328

Benjamin voit plus qu’une coïncidence entre mort du récit, développement du roman, et prolifération de l’information, et ses propos (« L’information doit apparaître comme plausible », et pour cela l’événement est « imposé au lecteur dans ses connexions logiques ») s’appliquent de manière exemplaire au roman réaliste 329 , et en particulier à son indistinction du logique et du chronologique, à son application systématique du « post hoc ergo propter hoc ».

Pour Benjamin la crise de la littérature vient de l’écart qui s’agrandit entre « les événements de notre vie intérieure [qui] ne possèdent point par nature ce caractère inéluctablement privé », qui sont donc, dans leur essence même, communicables, et ce qu’en fait l’organe moderne de « communication », le journal :

‘« Les chances diminuent de voir les événements extérieurs s’assimiler à notre expérience. Le journal représente un des nombreux indices d’un tel amoindrissement [de l’expérience], devenue "inhospitalière et aveuglante", depuis qu’elle est propre à l’époque de la grande industrie. […] Si la presse avait eu pour dessein de permettre au lecteur d’incorporer à sa propre expérience les informations qu’elle lui fournit, elle serait loin du compte. Mais c’est tout le contraire qu’elle veut, et qu’elle obtient. Son propos est de présenter les événements de telle sorte qu’ils ne puissent pénétrer dans le domaine où ils concerneraient l’expérience du lecteur » 330

Une « cloison étanche » est ainsi dressée entre l’expérience et l’information 331 . Les événements que "transmet" l’information moderne n’ont plus aucun lien avec l’expérience du lecteur, et lui apparaissent comme entièrement détachés de sa vie – à cause de l’absence de toute possibilité d’échange, à cause de l’absence de tout caractère de proximité vécue entre interlocuteurs : « A la différence de l’information, le récit ne se soucie pas de transmettre le pur en-soi de l’événement, il l’incorpore dans la vie même de celui qui raconte, pour le communiquer, comme sa propre expérience, à celui qui écoute. Ainsi le narrateur y laisse sa trace, comme la main du potier sur le vase d’argile 332  ».

D’une part donc, l’information veut transmettre au lecteur « le pur en-soi de l’événement », d’autre part elle le lui impose « dans ses connexions logiques ». Ce qui n’est pas contradictoire. L’événement, dans l’ère de l’information, c’est une bulle, fermée sur elle-même, et tous les tenants et les aboutissants de l’événement font partie de cette bulle que l’information nous transmet, totale et entière, sans qu’aucun élément de notre vie puisse s’y incorporer, sans que nous puissions nous l’approprier en aucune façon 333 . Où l’on voit que c’est toujours à travers une certaine expérience durable 334 que l’événement peut s’intégrer dans un véritable récit lié à la vie humaine. La notion de choc, explicitant l’éphémérité de l’événement dans la civilisation moderne, est au cœur de la réflexion de Benjamin. On reparlera de l’idée de « choc comme principe poétique », de « l’expérience vécue du choc 335  ».

Mais revenons sur les raisons du déclin du récit. Outre la disparition de l’expérience de la mort et l’avènement de l’ère de l’information, il y aurait une troisième raison à ce déclin, englobant les deux autres, et qui va nous permettre de retrouver la question de la continuité.

Selon Benjamin, une violence, traumatique pour « le tout petit corps de l’homme », se développe de façon consubstantielle avec le capitalisme et l’urbanisation, la « massification ». Les exemples qu’il choisit sont particulièrement significatifs : ces victimes des « expériences économiques de l’inflation », ces peuples opprimés par des gouvernants cyniques, ces habitants des villes en état de siège ou de blocus économique, jusqu’à ces combattants de la Grande Guerre, revenant « muets du front » – pour Benjamin tous sont « plus pauvres d’expérience communicable 336  ».

Il y aurait donc un profond déclin de la continuité temporelle, verticale en quelque sorte, fondée sur le conseil et l’expérience, qui se transmettent de générations en générations. Une nouvelle forme de continuité naîtrait alors, horizontale, spatiale, celle de la masse, liée à l’urbanisation. Les repères temporels constitués par les événements, la mémoire des choses, se perdraient. Pour mieux appréhender ce processus, Benjamin s’appuie sur son fameux concept d’aura 337 .

L’aura d’un objet, c’est « l’ensemble des images qui, surgies de la mémoire involontaire, tendent à se grouper autour de lui », c’est ce qui en fait son unicité, sa singularité, son irréductible nouveauté, cet « "ici" où l’imparfait devient événement 338  ».Le XIXe siècle de Benjamin est cette ère des masses, indistinctes, dans lesquelles se perd l’aura des choses, et en particulier celle de l’œuvre d’art, noyée dans l’artificielle causalité de l’information.

C’est qu’il y a au XIXe siècle une crise générale de la perception 339 . En particulier, le « beau », entendu comme regard rendu par les choses à celui que l’on porte sur elles, comme pouvoir de répondre à notre regard, presque comme une relation intersubjective, ne trouve plus sa place dans les « reproductions techniques 340  » :

‘« Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux. C’est là une des sources de la poésie. Quand un homme, un animal ou un être inanimé, investi de ce pouvoir par le poète, lève les yeux, c’est pour porter son regard au loin ; ainsi éveillé, le regard de la nature rêve et entraîne le poète dans sa rêverie. Les mots eux-mêmes peuvent avoir leur aura » 341

Et Benjamin de citer Proust : « Certains esprits qui aiment le mystère veulent croire que les objets conservent quelque chose des yeux qui les regardèrent… que les monuments et les tableaux ne nous apparaissent que sous le voile sensible que leur ont tissé l’amour et la contemplation de tant d’adorateurs pendant tant de siècles 342  ».

Pour Benjamin, l’œuvre d’art ne devient telle, n’acquiert ce statut, que par la postérité, qui la transforme en événement 343 . Or l’âge des foules et de la masse, l’âge de la reproduction de masse – en particulier photographique – conduit à un déclin rapide de cette aura 344 . Déclin symbolisé par l’invisibilité des étoiles dans le ciel des grandes villes (et en ce sens, Baudelaire est bien l’archétype de la modernité, lui qui « a banni les étoiles de son monde 345  ») :

‘« La grande ville ne connaît pas de véritable crépuscule. En tout cas, l’éclairage artificiel la prive de la transition vers la nuit. C’est aussi la raison pour laquelle, dans le ciel de la grande ville, les étoiles s’effacent ; ce que l’on remarque le moins, c’est le moment où elles apparaissent. La métaphore du sublime chez Kant : "la loi morale en moi et le ciel étoilé au-dessus de ma tête" ne pourrait pas avoir été conçu par un habitant des grandes villes » 346

La perte de la continuité historique (transgénérationnelle) est aussi perte d’un point de vue spatial, de la communion avec le cosmos. Les deux continuités darwiniennes, diachronique (l’homme est d’origine animale) et synchronique (il n’y a qu’une différence de degrés entre l’homme et les animaux actuels) n’ont pas un caractère vécu, elles sont de l’ordre d’une vérité scientifique, désincarnée. Elles ont donc pour conséquence, chez Benjamin, cette discontinuité, cette dislocation de l’historicité humaine et cette perte du contact avec la nature qui caractérisent l’homme des masses : déstabilisation généralisée, blessures narcissiques difficilement réparables…

C’est la pression capitaliste de la production marchande et du marché qui transforme les nouveautés qu’elle crée en « fantasmagories », qu’on pourrait définir comme des sortes d’icônes ayant perdu leur beauté auratique – ce qui n’est pas nécessairement synonyme d’une dégradation dans l’esprit de Benjamin 347 . Certes, les développements de l’ère industrielle et de la civilisation de masses ont fait perdre aux choses, aux objets, aux actes mêmes, leur caractère d’événements, c’est-à-dire leur aura, leur possibilité de s’intégrer dans un récit, avec toutes leurs dimensions d’imprévu, de surprise, de non explication… Mais la fantasmagorie (les fameux « passages » parisiens en sont le modèle, ces lieux où « l’art entre au service du commerçant 348  ») est ambivalente : elle exprime la modernité, et à cet égard revêt un caractère positif, mais en même temps l’entoure d’un halo de rêve, qu’il convient de dissiper 349 . Et c’est la nouvelle esthétique engendrée par ce « choc », une esthétique de la fulguration, au sens alchimique du terme 350 , qui va le permettre en définitive. Avec cet événement-là, ce choc, pourra commencer une nouvelle ère du roman… Mais il est encore un peu tôt pour en parler.

Notes
316.

Ricœur résume ainsi le propos du penseur allemand : « Peut-être sommes-nous à la fin d’une ère où raconter n’a plus de place parce que, disait Benjamin, les hommes n’ont plus d’expérience à partager. Et il voyait dans le règne de l’information publicitaire le signe de ce retrait sans retour du récit. Peut-être, en effet, sommes-nous les témoins – et les artisans – d’une certaine mort, celle de l’art de conter, d’où procède celui de raconter sous toutes ses formes ». Et l’auteur de Temps et récit lui-aussi s’interroge : « Peut-être le roman est-il en train lui aussi de mourir en tant que narration. […] Rien donc n’exclut que la métamorphose de l’intrigue rencontre quelque part une borne au-delà de laquelle on ne peut plus reconnaître le principe formel de configuration temporelle qui fait de l’histoire racontée une histoire une et complète » (Temps et récit, II, Op. Cit., p. 57).

317.

Jeanne-Marie GAGNEBIN, Histoire et narration chez Walter Benjamin, L’Harmattan, 1994, pp. 89-90.

318.

« Le narrateur »[1936], in Poésie et révolution, Denoël LN, 1971, p. 143 (j’adopte la traduction modifiée de Gagnebin, Ibid., p. 97). Il ne s’agit pas de faire ici une énième lecture détaillée de la pensée de Benjamin. On laissera en particulier de côté le fait, si important pour une analyse juste, que la transmission selon Benjamin est essentiellement orale, et donc que chez lui la notion de récit est liée au verbe beaucoup plus qu’à l’écrit (Pierre MISSAC souligne sa « préférence volontiers affirmée pour le récit en raison de la valeur d’expérience conférée par son caractère oral », Passage de Walter Benjamin, Seuil, 1987, p. 77). On utilisera ici certains de ses concepts, riches d’ouvertures dans notre cadre.

319.

Ibid., p. 143.

320.

Ibid., p. 144.

321.

Ibid., pp. 139-140.

322.

« Sur quelques thèmes baudelairiens »[1939], in Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. de l’allemand par J. Lacoste, Petite Bibliothèque Payot, 1982, pp. 147-208 (p. 151). La réflexion de Benjamin part de l’opposition entre Erfahrung, l’expérience communautaire qui se communique à travers le récit, et Erlebnis, l’expérience vécue, solitaire, non-communicable.

323.

Il est remarquable qu’un siècle auparavant, Alexis de TOCQUEVILLE fasse à peu près le même constat, à partir de l’avènement de l’homo democraticus : « …Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur » (De la démocratie en Amérique[1835], t. II, GF Flammarion, 1981, p. 127).

324.

« Le narrateur », Op. Cit., pp. 152-153.

325.

Ibid., p. 152. Je souligne.

326.

Gagnebin, Op.Cit., p. 98.

327.

« Si l’art de raconter est devenu chose rare, cela tient sans doute aux progrès de l’information… Avec les progrès de la presse – devenue l’un des instruments essentiels du grand capitalisme à l’époque où la bourgeoisie eut achevé d’imposer sa puissance – on a vu s’élever au premier rang une forme de communication qui […], tout aussi étrangère à la narration, est pour elle beaucoup plus dangereuse que le roman, que par ailleurs elle met en crise » (« Le narrateur », Op. Cit., p. 145).

328.

Ibid., pp. 145-146.

329.

Soulignons que Benjamin « ne prétend nullement que le roman fait son apparition dans l’histoire de la littérature occidentale au moment où le récit devient impossible (la floraison du roman se trouve alors seulement stimulée) » (Missac, Op. Cit., p. 39).

330.

« Sur quelques thèmes baudelairiens », Op. Cit., pp. 153-154.

331.

« Lorsque l’information se substitue à l’ancienne relation, lorsque elle-même cède la place à la sensation, ce double processus reflète la dégradation croissante de l’expérience. Toutes ces formes, chacune à leur manière, se détachent du récit, qui est une des formes les plus anciennes de communication » (Ibid., p. 154).

332.

Ibid., p. 154. Je souligne.

333.

Claude ROMANO écrit : « L’explication et le commentaire, qui triomphent dans le journalisme, désignent précisément ces modes de comprendre qui ne sont pas à la mesure de l’événement en son événementialité, qui ne l’appréhendent pas comme origine d’un sens, mais comme maillon dans un tissu causal, et le dégradent, par conséquent, en simple fait intramondain.[…] L’événement que communique l’information n’offre que l’"expérience" purement frontale du choc, sans recul possible, "expérience" catastrophique qui est censée nous bouleverser, mais nous bouleverse, en vérité, d’autant moins que l’événement se soustrait ici à toute ex-pér-ience au sens propre » (L’événement et le monde, PUF, coll. "Epiméthée", 1999, pp. 277-279). Les pages 272 à 284 de l’essai de Romano constituent une vigoureuse reprise de la position de Benjamin.

334.

Benjamin distingue « expérience ponctuelle » et « expérience durable », la première correspondant plutôt à l’événement en-soi, incommunicable, éphémère, de l’ère de l’information, la seconde à celui, transmissible, de l’ère du récit (au sujet de l’expérience chez Benjamin, voir en particulier Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire, Dépérissement de l’expérience et origine de l’histoire, trad. de l’italien par Y. Hersant, Payot, 1989, pp. 19-82, et Ralf ZSCHACHLITZ, « Epiphanie » ou « illumination profane » ? L’œuvre de Peter Handke et la théorie esthétique de Walter Benjamin, Berne, Peter Lang,, 2000, pp. 147-247).

335.

Zentralpark[1938-1939], in Charles Baudelaire…, Op. Cit., p. 228. « Sur quelques thèmes baudelairiens », Op. Cit., p. 207.

336.

Ibid., p. 140. Jean GREISCH commente : « à chaque fois, l’expérience est synonyme d’un traumatisme, beaucoup trop violent pour pouvoir se dire » (Paul Ricœur, l’itinérance du sens, Grenoble, Jérôme Millon, 2001, p. 196). Certes, pour Benjamin, l’expérience traumatique la plus forte est bien celle de la Grande Guerre. Il reste que son analyse du XIXe siècle le conduit à voir dans l’avènement conjoint de la technique, du capitalisme et de la massification le point focal (je ne dis pas, à dessein, l’origine) de la dégradation de l’expérience.

337.

On pourrait gloser à l’infini, semble-t-il, sur ce concept. Comme l’écrit Missac, « malgré l’abondance des exégèses la discussion n’est pas close où s’affrontent ceux qui […] limitent l’aura à un effet d’éloignement et ceux qui […] veulent la nuancer en la dialectisant » (Op. Cit., p. 95). Je n’entre pas à mon tour dans ce débat, me limitant à la définition, intéressante par ses résonances proustiennes, des « thèmes baudelairiens ».

338.

« Sur quelques thèmes baudelairiens », Op. Cit., pp. 196 et note de J. Lacoste, p. 271.

339.

« …la crise liée à la reproduction des œuvres d’art n’est qu’un aspect d’une crise plus générale, qui concerne la perception elle-même » (Ibid., p. 198).

340.

C’est ce qui est développé dans « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », in Poésie et révolution, Op. Cit., pp. 171-210.

341.

« Sur quelques thèmes baudelairiens », Op. Cit., pp. 199-200. Voir également « Zentralpark » : « « Déduire l’aura comme projection dans la nature d’une expérience sociale parmi les hommes : le regard reçoit une réponse » (Op. Cit., p. 227).

342.

Le temps retrouvé, in A la recherche du temps perdu, III, Pléiade Gallimard, 1969, p. 884.

343.

« A la plus parfaite reproduction il manque toujours quelque chose : l’ici et le maintenant de l’œuvre d’art – l’unicité de sa présence où elle se trouve. C’est à cette présence unique pourtant, et à elle seule, que se trouve liée toute son histoire… A l’époque où elle fut faite, une Vierge du Moyen Age n’était pas encore "authentique" ; elle l’est devenue au cours des siècles suivants, et surtout peut-être au XXe siècle » (« L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Op. Cit., pp. 174-175).

344.

« Si l’on admet que les images surgies de la mémoire involontaire se distinguent des autres parce qu’elles possèdent une aura, il est clair que, dans le phénomène qu’on peut appeler "le déclin de l’aura", la photographie aura joué un rôle décisif » (« Sur quelques thèmes baudelairiens », Op. Cit., pp. 199).

345.

« Zentralpark », Op. Cit., p. 227.

346.

Paris, capitale du XIX e siècle. Le livre des passages, trad. J. Lacoste, Cerf, 1989, pp. 357-358. Cité par Stéphane MOSES, L’ange de l’histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Seuil, 1992, pp. 116-117.

347.

Même si une « étrange aura de nostalgie baigne pour le philosophe allemand l’idée de Erfahrung », comme l’écrit avec raison Dominique RABATE (« Figures de l’après-coup », Op. Cit., p. 222), la pensée de Benjamin n’est pas réductible à une simple dénonciation du progrès industriel et à la nostalgie d’un âge d’or du récit. Pour Benjamin, les nouveautés techniques qui se développent au XIXe siècle sont en effet grosses de possibilités multiples, de nouvelles organisations sociales susceptibles de rapprocher les hommes, « sont autant de formes virtuelles de vie nouvelle, de possibilités utopiques, de promesses annonçant une nouvelle organisation sociale et une nouvelle relation avec la nature » (Jean LACOSTE, « "Une fantasmagorie infernale" : Le XIXe siècle de Walter Benjamin », in L’invention du XIXe siècle, II, Le XIXe siècle au miroir du XXe siècle, Klincksieck et Presses Sorbonne Nouvelle, 2002, pp. 207-214. P. 211).

348.

Cité par Gérard RAULET, Le caractère destructeur. Esthétique, théologie et politique chez Walter Benjamin, Aubier, 1997, p. 93.

349.

La fantasmagorie « est tendue en arrière autant qu’en avant. Elle exprime tout autant la nouvelle civilisation que les résistances auxquelles se heurte cette dernière » ( Lacoste, Op. Cit., p. 87).

350.

C’est ce sens qu’on trouve par exemple dans Enfance berlinoise[1933] (Voir Sens unique, précédé de Enfance berlinoise, trad. de l’allemand par J. Lacoste, Les lettres nouvelles/Maurice Nadeau, 1978, p. 53). Lacoste, en note, définit la fulguration comme « l’instant où, dans la coupelle, l’argent se sépare du plomb argentifère. Un éclair indique qu’il ne reste que de l’argent pur ».