Pour une dialectique du continu et du discontinu

Nous étions partis de l’hypothèse d’un changement d’épistémè. Le bouleversement esthétique que Benjamin analyse s’intègre à l’intérieur de ce changement, beaucoup plus large, et son caractère assez précisément daté contredit la prétention à l’intemporalité des vérités scientifiques.

C’est d’ailleurs la position de Kuhn, qui n’est pas soupçonnable d’un quelconque apriorisme scientifique. S’opposant en cela à la conception normative de Popper, qui veut imposer à la scientificité un critère de vérité a-temporel (la fameuse falsifiabilité), il préconise en effet de prendre en compte les « impératifs socio-psychologiques 351  » qui conditionnent les découvertes scientifiques.

Cette position a de fortes conséquences pour notre objet. Si en effet la nature ne fait pas de saut (Darwin), la connaissance humaine, elle, ne fonctionne que par « ruptures épistémologiques » (Bachelard). Le "saut" dans la connaissance qui s’inaugure avec Darwin (et donc, nous avons commencé à le voir à la lecture de Benjamin, avec de nouvelles conceptions littéraires et artistiques, beaucoup plus sceptiques) transfère la continuité dans l’ordre de la nature (c’est l’idée d’évolution) et, simultanément, transfère la discontinuité dans l’ordre de la science (comme constitutive de son propre savoir).

Michel Serres, autre grand "passeur" des savoirs dans la lignée d’un Bachelard, va permettre d’expliciter davantage la démarche. L’auteur des Hermès dresse une typologie générale de l’histoire des sciences, qui en dégage deux modes principaux. La première, totalisante et cumulative, suit l’ordre chronologique. La seconde, celle que Bachelard appelle « l’histoire sanctionnée », est un point de vue organisateur à partir de la dernière en date des vérités scientifiques.

C’est cette deuxième forme d’histoire qu’on a ici en vue. Elle fonctionne comme un filtre, « où l’invention scientifique définit des précurseurs, des accélérations, des ralentissements, des déchirures, des retours, mille origines et oublis 352  ». L’an-historicité y devient pan-historicité : « Qu’il y ait une histoire des idéalités anhistoriques ne peut se comprendre que si l’on conçoit une pan-historicité, une temporalité complexe, finement fibrée et feuilletée 353  ». Et c’est à partir de cette pan-historicité que Serres, en utilisant les concepts de structure (dessin formel, dépourvu de contenu)et de modèle (concrétisation, dans un espace ou dans un contenu spécifique, d’une structure), repère des connexions – entre les constructions romanesques d’un Zola et un modèle thermodynamique, entre L’homme sans qualités et l’univers cybernétique, entre Béatrix de Balzac et une certaine algèbre booléenne, entre l’ensemble des branches du savoir scientifique enfin et les « Jouvences » d’un Jules Verne 354 . Les liaisons qu’ici nous tentons d’établir (entre la biologie darwinienne et les bouleversements du romanesque) entrent pour une part dans ce cadre…

Et à cet égard il n’y a pas rupture entre le versant scientifique et le côté artistique : la prétention au transcendantal y est tout aussi problématique. D’aussi fins analystes que Marthe Robert et Raymond Queneau ne pouvaient d’ailleurs pas ne pas relativiser l’an-historicité de leurs modèles, et tous deux signalent bien que certaines pratiques romanesques du XXe siècle ne peuvent trouver place dans ceux-ci. Queneau citait Joyce et Gertrude Stein, dont l’œuvre échappe à la dualité Iliade-Odyssée. Marthe Robert conclut ainsi son Roman des origines… : « Pour la première fois depuis que Don Quichotte et Robinson l’ont lancé sur ses voies aventureuses, le roman est donc libre de s’écrire entièrement en marge [de cette problématique] 355  ».

Une œuvre romanesque se construit à la jointure d’une expérience verticale, qui prend en compte tout l’héritage des années et des siècles antérieurs, et d’une expérience horizontale, qui intègre tout le "capital culturel" de l’époque de son écriture. Si l’on refuse, à juste titre, l’idée d’un progrès dans les arts, on doit se garder de la remplacer par celle d’une évolution... Dès lors, si le rapprochement et la comparaison d’œuvres éloignées dans le temps ou dans l’espace conservent toutes leurs légitimités, cela ne signifie pas que la quête des conditions historiques et le repérage de certains changements de paradigmes en soient pour autant invalidés.

Mais si donc ni la scientificité, ni les disciplines artistiques (et donc particulièrement pour nous le roman) ne sauraient être pensées d’une façon an-historique, reste à préciser les enjeux de ce changement de Weltanschauung, caractérisé par le passage d’un monde du discontinu à un monde du continu, et dont Darwin est la figure sur le versant scientifique.

Auparavant, répétons qu’en accord avec « l’histoire sanctionnée » de Bachelard et Serres, qu’il ne saurait être question de dater précisément de 1859 (parution de L’origine des espèces) l’apparition de ce paradigme du "continu". Rappelons cette vérité : il n’est pas plus juste de croire à la disparition de l’"ancien" paradigme (nous verrons comment l’événementiel "traditionnel" a d’ailleurs très majoritairement subsisté dans la littérature romanesque du XXe siècle) que de croire que le "nouveau" est "sans histoire". La conscience de l’ancienneté de cette problématique du continu et du discontinu 356 nous prévient de la naïveté de croire à un surgissement ex nihilo dans cette deuxième moitié du XIXe siècle. N’omettons jamais enfin que ce "saut" paradigmatique est fondamentalement dialectique : de même que le premier paradigme n’est pas fait que de discontinu, le second n’est pas fait que de continu.

Nanti de tous ces avertissements, muni de toutes ces précautions, on peut maintenant avancer que la révolution darwinienne a pour cadre général cette prégnance de la continuité. On peut notamment en repérer les effets aussi bien, nous l’avons dit, dans la réception de L’origine des espèces, ou dans cette version "extrême" de la continuité qu’est l’"élan vital" 357 de Bergson – que dans les déviations du "darwinisme social", affirmant une continuité radicale entre l’évolution biologique et celle des sociétés humaines, justification pseudo-scientifique de tous les eugénismes 358 .

Dans la littérature romanesque, comment cela se manifeste-t-il ? Quels sont les effets de cette continuité, les symptômes de la crise qu’elle marque, les nouvelles formes qu’elle suscite et dont aussi bien elle est issue ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles on va maintenant se confronter.

Notes
351.

« L’explication du progrès scientifique sera, en dernière analyse, psychologique ou sociologique. C’est-à-dire qu’elle devra être une description d’un système de valeurs, une idéologie, en même temps qu’une analyse des institutions grâce auxquelles le système se transmet et se renforce » (Kuhn, Op. Cit., pp. 387 et 390). Il est remarquable que, postulant que le culturel prend le pas sur le naturel, on renverse ainsi l’ordre traditionnel : les sciences humaines deviennent hiérarchiquement premières par rapport aux sciences "dures", dans une conception relativiste de la science.

352.

Alberto GUALANDI, Le problème de la vérité scientifique dans la philosophie française contemporaine, L’Harmattan , 1998, p. 151. Bachelard voit le côté dynamique de la recherche scientifique (et donc ses ruptures) dans le mouvement lié aux idées d’approximation et de degré de précision, qui évoluent au rythme des découvertes scientifiques.

353.

Michel SERRES, Hermès I, La communication, Minuit, 1979, p. 94.

354.

Voir Feux et signaux de brume. Zola (Minuit, 1975), et Hermès V, Le passage du Nord-Ouest (Minuit, 1980), Jouvences sur Jules Verne (Minuit, 1974). A chaque fois, le but est de « voir comment s’établit le voisinage vibrant et difficile entre cet espace immédiat parcouru en tout sens, le lieu du savoir traversé sans qu’il soit rien omis, et cette autre cartographie d’une terre inconnue » qu’est la littérature (Jouvences…, p. 17).

355.

Entretiens avec G. Charbonnier, Op. Cit., pp. 61-62. Roman des origines et origine du roman, Op. Cit., p. 363.

356.

Qui traverse toute la pensée occidentale : de la question posée par Aristote dans Les parties des animaux (un organisme continu est-il séparable en unités discontinues ?) au calcul infinitésimal et à la combinatoire de Leibniz, s’attachant à résoudre l’aporie des relations entre la continuité du divin et la discontinuité des monades, jusqu’à l’angoisse kierkegaardienne face à l’instant pensé comme discontinuité essentielle du temps, la philosophie et la science n’ont cessé de se heurter au problème des relations entre deux concepts difficilement isolables l’un de l’autre.

357.

Le "continuisme" est une constante de la philosophie bergsonienne, dont nous aurons à reparler à propos de Proust. Selon l’auteur de La pensée et le mouvement[1934], la science ne saurait rendre compte du vivant, parce qu’elle découpe et immobilise, se plaçant ainsi hors temps, alors que la vie est un processus qui en son essence est continu : « … la durée intérieure, toute pure, continuité qui n’est ni unité ni multiplicité, et qui ne rentre dans aucun de nos cadres. Que la science positive se fût désintéressée de cette durée, rien de plus naturel, pensions-nous : sa fonction est précisément peut-être de nous composer un monde où nous puissions, pour la commodité de l’action, escamoter les effets du temps ». (PUF, 1946, p. 4). Même Spencer n’est pas assez "continuiste" : « Mais comment la philosophie de Spencer, doctrine d’évolution, faite pour suivre le réel dans sa mobilité, son progrès, sa maturation intérieure, avait-elle pu fermer les yeux à ce qui est le changement même ? » (Op. Cit., p. 5).

358.

Il est également remarquable que certains grands interprètes modernes de la pensée de Darwin, s’opposant aux thèses du darwinisme social, s’appuient sur des arguments continuistes. Ainsi selon Patrick Tort, Darwin voit l’application du principe de la sélection naturelle à l’évolution humaine comme le paradoxe d’une évolution qui nie son propre principe, puisqu’elle parvient chez l’homme à l’idée morale, dont le fondement est le refus de l’élimination du plus faible et du mal adapté  (où l’on voit que Darwin n’est pas que malthusien). Et Tort, revendiquant bien la double continuité historico-évolutionniste et spécifique (des espèces entre elles), prend l’image du fameux ruban de Moebius, qui n’a qu’une face : il n’y a pas continuité simple entre la nature et l’homme, mais plutôt torsion, sans discontinuité (Voir « L’effet réversif de l’évolution. Fondements de l’anthropologie darwinienne », in Darwinisme et société, Op. Cit., pp. 13-46).