1°) Flaubert : rien n’est événement, l’événement n’est rien

Au fond de son âme, cependant, Emma attendait un événement.[…] Les autres existences, si plates qu’elles fussent, avaient du moins la chance d’un événement. Une aventure amenait parfois des péripéties à l’infini, et le décor changeait. Mais pour elle rien n’arrivait, Dieu l’avait voulu !
Gustave FLAUBERT 360

On l’a dit et répété, Flaubert occupe ici une position de charnière. Est-il du côté de la continuité ou de la discontinuité, de l’événement ou de sa remise en cause radicale ? A lire le discours critique à ce sujet, on serait bien en peine de répondre de façon définitive.

On pourrait d’ailleurs ainsi transcrire le fameux incipit des Caractères 361 : « tout est dit et l’on vient trop tard depuis plus de cent ans qu’il y a des critiques de Flaubert, et qui pensent ». Ne resterait alors plus qu’à copier ce qui a déjà été dit, entrant à son tour dans la fin interminable de Bouvard et Pécuchet ? Même le roman s’est emparé de l’auteur de Madame Bovary… Dans Le perroquet de Flaubert, Braithwaite, le héros de Julian Barnes, complète le Dictionnaire des idées reçues. Article Flaubert : « L’ermite de Croisset. Le premier romancier moderne. Le père du réalisme. Le boucher du romantisme. Le pont qui relie Balzac à Joyce. Le précurseur de Proust. L’ours dans sa tanière. Le bourgeois bourgeoisophobe 362  ».

Ecrire à nouveau sur Flaubert, c’est donc forcément accepter le risque de ne pas échapper aux clichés, aux idées reçues 363 qui ne cessent de fleurir autour de son nom… Flaubert serait-il, comme le marxisme, la psychanalyse, l’astrologie pour Karl Popper, de ces systèmes "totalitaires" qui vous enferment dans leur théorie sans qu’on en puisse mais ? Bouvard et Pécuchet n’a-t-il pas rendu illusoire, car forcément redondant, tout savoir ?

Et pourtant, dès lors qu’on travaille à repérer les grands novateurs du roman moderne, comment éviter l’incursion dans la « Flaubertie » ? Mais il faudrait d’abord se demander dans quel continent on veut pénétrer… Celui, aux parages si fréquentés, d’un certain "nouveau roman" ou d’un certain Genette 364 , qu’on opposerait au Flaubert plus "classique" de Mario Vargas Llosa ou d’un autre Genette 365  ? Tous les romans ont fait l’objet de ces deux types de lecture.

Pour chaque œuvre de Flaubert, remâchant tout ce qu’on en a écrit, on pourrait s’amuser à faire, à la façon des collages de citations du "second volume"de Bouvard et Pécuchet, des rapprochements contradictoires d’opinions critiques, allant de la démonstration d’une absence évidente d’événements à leur omniprésence, tout aussi évidente. Jouons ce jeu – seulement avec Madame Bovary, et (presque) au hasard :

‘« Dans Madame Bovary il se passe autant de choses que dans un roman d’aventures – mariages, adultères, bals, voyages, promenades, escroqueries, maladies, spectacles, un suicide… »
« La narration, dans Madame Bovary, se réduit effectivement à peu de chose : un mariage, un déménagement, une naissance. L’adultère n’est plus une péripétie romanesque. » 366

Quel titre privilégier d’ailleurs ? La tentation de saint Antoine, comme Joyce ou Foucault ? Madame Bovary, comme James ou Sartre ? L’éducation sentimentale, comme Kafka ou Bourdieu ? Bouvard et Pécuchet, comme Robbe-Grillet, Borges, ou Barthes ?

Depuis, au moins, Henry James 367 , on a commenté la "posture" de Flaubert, et les voies qu’elle a ouvertes à la littérature (travail sur le "point de vue" du narrateur, obsessionnelle position d’un écrivain dont la vie ne se comprend qu’en rapport avec sa "vocation", etc.) … Et en même temps, on a aussi montré que l’auteur de Madame Bovary reste, du point de vue narratif, dans une certaine tradition "événementielle", et dans celle d’un certain réalisme pour le rapport à la "Nature" 368 .

Mais cette dualité de Flaubert, inhérente à sa position de charnière, n’est-elle pas aussi liée à son évolution propre ? Ce qui va nous occuper, c’est ce côté paradoxal du "moment flaubertien", qui balance entre une pratique narrative encore tributaire de certaines conventions concernant "l’événementiel", et le dénigrement de cette pratique, son atténuation progressive, qui "s’achève" dans l’impossible contradiction de l’écriture infinie de Bouvard et Pécuchet, s’éliminant elle-même dans la copie répétitive.

En la reliant à une certaine philosophie nihiliste de l’histoire 369 , on verra la manière dont s’opèrent progressivement une remise en cause, puis un déplacement de la position de l’événement dans la fiction. Alors le fameux « Madame Bovary, c’est moi » deviendra plus incertain : « au fond de son âme », Emma attend toujours des événements, mais Flaubert, lui, n’a pas toujours couru après ceux-ci...

C’est dès la première version de La tentation de saint Antoine, ce livre qui restera l’œuvre de toute sa vie, que Flaubert affirme sa préoccupation première du « style ». Déjà, ses amis reprochaient à Flaubert son manque d’attention à l’anecdote. Il faut relire le fameux récit par Du Camp de la séance de lecture de 1849 : « Nous ne comprenions pas, nous ne devinions pas où il voulait arriver, et, en réalité, il n’arrivait nulle part…Tu procèdes par expansion ; un sujet t’entraîne à un autre, et tu finis par oublier ton point de départ… Tu te noies, tu noies tes personnages, tu noies l’événement, tu noies le lecteur, et ton œuvre est noyée 370  ». Si Flaubert noie ainsi l’événement, c’est à cause de son lyrisme, « fond même de sa nature 371  », disent Du Camp et Bouilhet.

Il est vrai que la première Tentation est une œuvre qui « manque de plan 372  ». Pour cause d’excès de lyrisme ? Ce fond d’absence annoncerait plutôt d’autres formes de récits. De la double "nature" de Flaubert 373 , Foucault ou Butor, par exemple, retiennent ce qui, avec Bouvard et Pécuchet, réapparaîtra au premier plan : la minimisation de l’événement, au niveau de l’histoire, et surtout son transfert dans l’ordre de la narration et, plus généralement, de ce que Flaubert appelle le style : « A partir de la seconde version [de la Tentation] nous avons l’écriture châtiée, la correction qui s’enfonce dans le texte… Il nous faut suivre non seulement le quoi, mais le comment 374  ». L’attention se déplace. Sont mises en avant la surface du langage, la main de l’écrivain.

C’est également l’inauguration d’une littérature qui se construit sur « l’espace des livres existants ». Dans son article sur la Tentation, Foucault rapproche Flaubert et Manet : « Flaubert est à la bibliothèque ce que Manet est au musée. Ils écrivent, ils peignent dans un rapport fondamental à ce qui fut peint, à ce qui fut écrit… Chaque tableau appartient désormais à la grande surface quadrillée de la peinture ; chaque œuvre littéraire appartient au murmure indéfini de l’écrit 375  ». Ce qui en effet change avec La tentation comme avec Le déjeuner sur l’herbe ou l’Olympia, c’est ce sur quoi s’appuie l’œuvre : il ne s’agit plus simplement de raconter une histoire, il s’agit de se poser en relation avec toute la peinture, toute la littérature antérieures. Comme le sera plus tard, de façon encore plus démesurée, Bouvard et Pécuchet, La tentation est une encyclopédie des savoirs et des lectures – ici encore cachés, puis devenus explicites, dans leurs proliférations multiformes, dans la dernière œuvre de Flaubert.

Ce qui ici déjà fait événement, veut faire événement, c’est la somme de tous les savoirs, de toutes les connaissances humaines qui seront tournés en dérision dans Bouvard et Pécuchet. Avec La tentation, c’est le christianisme, dans la personne d’Antoine, aux prises avec la Bible, et avec toutes les gloses, toutes les hérésies, tous les fantasmes, toutes les perversions qu’elle a suscités. D’entrée, le saint raconte qu’après avoir été instruit dans la connaissance des Ecritures par le « bon vieillard Didyme », il dut affronter les hérétiques, les « sectateurs de Manès, de Valentin, de Basilide, d’Arius », les « extravagances de la Gnose », avec pour seul viatique Le Livre Saint…. La scène du livre, c’est l’immense bibliothèque "religieuse" qui s’est construite autour du dogme, contre le dogme, et à laquelle Antoine est sans cesse confronté.

Les événements qui s’y déroulent, les tentations, ne sont alors pas autre chose que cette « série d’éléments de langage » que Flaubert puise dans la mémoire chrétienne, en une « redite du déjà dit ». Flaubert est peut-être ainsi le premier écrivain du livre 376 , dans le triple registre de Ricœur : du côté de la première Mimésis, parce qu’il s’enfonce dans cet océan de documentation et de lectures si caractéristique de sa manière – du côté de la deuxième Mimésis : Antoine est tout entier occupé à ses rencontres et confrontations avec les lectures hérétiques du Livre Saint et les visions fantasmatiques qu’elles ont suscitées – du côté de Mimésis III enfin, parce que ce genre de livres ne requiert plus une simple lecture « chemin de fer », mais une « lecture de rumination 377  »…

Peut-être est-on déjà dans le trop fameux « rien » de Flaubert … Peut-être, en donnant à la préposition sur son sens « géométrique », ce « rien » est-il la base absente sur laquelle va s’ériger l’œuvre, qui va « surgir dans et sur le vide 378  ». Ou peut-être s’agit-il encore de la position de l’auteur, qui se doit d’être réduit à « rien ».

Une des formes de ce retrait est ce fameux « style indirect libre » analysé par Proust et Thibaudet, qui brouille les frontières et "situe" l’auteur, le narrateur, le personnage à des places qui rapidement deviennent indistinctes 379 .

L’imprécision du locuteur dans le discours indirect libre marque donc ce recul du narrateur, et plus largement cette volonté d’effacement de l’auteur, qui ne se veut plus que le copiste des pensées, voire du monologue intérieur des personnages – ce qui pourrait être une lecture de Bouvard et Pécuchet. Si alors subsistent encore des événements, cette indétermination du regard porté sur eux les rendra d’autant plus indécis et curieusement en retrait du récit. « Effet d’immobilisation », « mouvement statique », « staticité indéfiniment prolongée », les formules sont multiples… 380

Par delà la revendication théorique, il y a là sans doute une composante essentielle du goût de Flaubert. Ce plaisir trouvé à la prolifération descriptive, si contraire par exemple au tempérament de Stendhal 381 , est d’ailleurs bien ce qui lui avait été reproché par ses deux amis, lors de la lecture de la Tentation. Comme l’écrit Genette, « l’abondance des descriptions ne répond pas seulement chez Flaubert, comme chez Balzac par exemple, à des nécessités d’ordre dramatique, mais d’abord à ce qu’il nomme lui-même l’amour de la contemplation (à Mme Leroyer de Chantepie, 18 mai 1857)…[Le] plus souvent la description se développe pour elle-même, aux dépens de l’action qu’elle éclaire bien moins qu’elle ne cherche, dirait-on, à la suspendre et à l’éloigner 382  ».

L’écriture de Flaubert renverse progressivement la hiérarchie du récit "classique", où nous avons vu la description demeurer, modestement, l’ancilla narrationis… L’événementiel subsiste, car Flaubert reste tributaire de certaines exigences narratives "reçues", mais il voit son importance se limiter, s’atténuer, jusqu’à se subordonner au descriptif.

Sans doute s’agit-il d’une des spécificités du regard que Flaubert porte sur le monde. Les objets s’humanisent (la casquette de Charles le révèle bien plus que ses actes ou ses paroles ; la description des allées et venues du fiacre emportant Emma et son amant transforme, comme le dit Vargas Llosa, l’absence de regard sur ce qui se passe à l’intérieur de la voiture en « une présence brûlante 383  ») en même temps que les hommes se "chosifient" 384 . Dans les scènes du bal, des comices, de la noce, Flaubert détache les descriptions des particularités physiques des personnages de leur individualité :

‘« Tout le monde était tondu à neuf, les oreilles s’écartaient des têtes, on était rasé de près ; quelques-uns qui s’étaient levés dès avant l’aube, n’ayant pas vu clair à se faire la barbe, avaient des balafres en diagonales sous le nez, ou, le long des mâchoires, des pelures d’épiderme larges comme des écus de trois francs, et qu’avait enflammées le grand air pendant la route, ce qui marbrait un peu de plaques roses toutes ces grosses faces blanches épanouies. » 385

C’est cette tendance propre de Flaubert (« J’ai à faire une narration ; or le récit est une chose qui m’est très fastidieuse 386  ») qui le conduit à cette indistinction des ordres (animal, humain, monde des objets), si reconnaissable, si caractéristique de sa manière, transpirant à chaque page de la Correspondance.

Cette disposition n’a sans doute pas toujours été consciente 387 , et Flaubert a pu souligner « avec quelle peine et quelle laborieuse obstination il est parvenu à ses convictions 388  ». Ce sont ces mêmes désirs, plus ou moins secrets et inavoués, qui vont le conduire à cette inatteignable extrémité de Bouvard et Pécuchet, où on le verra, à travers le thème de la copie, pousser jusqu’à ses ultimes conséquences le renversement des priorités dans le récit, qui se produira cette fois non seulement au niveau de la narration, mais aussi à celui de l’histoire.

Mais avant d’en finir (ou plutôt de n’en pas finir) là, Flaubert doit encore se battre avec la langue. Auerbach a montré comment, dans Madame Bovary, s’opère le déplacement en direction du langage. Si le réalisme du livre emprunte à celui de Balzac ou Stendhal pour les événements qu’il met en scène, il lui est radicalement différent sur un point essentiel. Contrairement en effet à ses devanciers qui n’hésitent pas à intervenir pour « nous dire ce qu’ils pensent de leurs personnages et des événements qu’ils racontent », Flaubert, faisant en cela preuve d’« une profonde confiance en la vérité de la langue[…], pense que la vérité de l’événement se révèle dans son expression linguistique 389  ». Première apparition, peut-être, de l’idée que l’événement est, avant tout, d’essence langagière. 

Mais on voit bien que cette affirmation d’une foi absolue en la vérité de la langue, pour fonctionner, doit s’accompagner d’une foi tout aussi forte en son adéquation au monde. En son fond, cette question est celle du réalisme.

Dans un premier temps, Flaubert semble faire preuve de ce "cratylisme" 390 assez caractéristique d’une certaine vision du Monde du XIXe siècle : il proclame la continuité et la proximité du langage et du monde. Le fait que le récit de la Genèse et la discontinuité événementielle restent au fondement de cette Weltanschauung ne contredit pas cette confiance dans les pouvoirs du langage : il est possible, quels que soient par ailleurs les accidents qui en perturbent l’ordonnancement, de dire le monde – ce qui est bien l’objet de toute littérature réaliste.

Nous avons dit que c’est dans et par son évolution même que Flaubert apparaît comme une figure charnière. Sa "confiance" est encore parfaitement visible dans "l’académisme" de Madame Bovary, où le langage montre sa capacité à prendre en compte l’événement.

Mais lequel ? Car la ténuité des événements 391 qui y sont représentés va de pair avec l’insignifiance des personnages. Contrairement aux héros romantiques, qui sont événements en et par eux-mêmes, dans leur excès (Quasimodo, Ivanhoé, Champavert…), ceux de Flaubert sont mesquins, médiocres, sans qualités – sans événements. Humanité de « morpions 392  », dit-il.

Et il va plus loin, en supprimant la narration de l’événement lui-même, comme dans la fameuse scène du fiacre, technique allusive qui sera reprise et amplifiée par Faulkner. Ce n’est plus l’événement lui-même qui importe, mais tout ce qui en constitue les entours :

‘« …il me semble que la vie en elle-même est un peu ça. Un coup dure une minute et a été souhaité pendant des mois ! Nos passions sont comme les volcans : elles grondent toujours, mais l’éruption n’est qu’intermittente. » 393

Flaubert progresse dans sa "théorie" narrative, si l’on veut, mais sur le fond d’un doute de plus en plus radical : il ne faut pas se laisser prendre aux mots, aux "grands" mots (Révolution, Valeurs…). Sa vision de l’Histoire va tendre vers le nihilisme : l’événement romanesque tendait à s’amenuiser, et l’événement historique va subir le même sort – mais cette fois en raison d’une "philosophie de l’histoire" singulièrement désenchantée…Si les marques du caractère de Frédéric dans L’éducation sentimentale en sont bien le signe (son impuissance, sa velléité, son inaccomplissement…), c’est sans doute dans Salammbô que ce nihilisme s’exprime de la façon la plus nette.

Françoise Gaillard 394 a montré que c’est avec sa fiction carthaginoise queFlaubert se délivre de « la croyance en la rationalité de l’ordre historique », qu’elle soit socialiste (émancipation de l’humanité par la révolution), ou bourgeoise (défense des valeurs "éternelles"). C’est l’intérêt seul qui gouverne non seulement les actes des hommes, mais les justifications historiques elles-mêmes. Flaubert n’est pas un révolutionnaire, il devient un révolté.

L’événement perd sa dimension intégratoire dans le vaste mouvement de l’Histoire, qui était la caractéristique tant des philosophies que de l’écriture de l’Histoire au XIXe siècle. Le finalisme est un leurre, fait pour tromper le peuple. Il n’y a plus de structure englobante pour l’événement, et le héros de L’éducation sentimentale sera « immergé dans la discontinuité des choses ». Le « regard a perdu son altitude », il est désillusionné.

D’où cette écriture au ras du monde, cette absence de point de vue, si caractéristique. D’où aussi le problème de l’auteur de Salammbô : « ce qui m’embête à trouver dans mon roman, c’est l’élément psychologique, à savoir la façon de sentir 395  ». Il pourrait difficilement en être autrement, puisque « L’Histoire s’étant définalisée, il est normal que ses acteurs se soient du même coup "dépsychologisés". On ne sait pas plus ce qui les meut, que ce qui agit les forces barbares qui s’affrontent sur le vaste champ de bataille qu’est devenue la République de Carthage 396  ».

C’est l’agôn, le jeu des forces antagonistes, le combat et la lutte liée aux circonstances, qui est la seule vérité de l’Histoire. Elle n’est pas orientée, n’a pas de sens : « elle est contenue tout entière dans le "faire" du moment, et ce "faire" est tout ce qui est à comprendre et à connaître d’elle 397  ». Dans ce double éloignement (temporel : l’antiquité ; spatial : l’Orient carthaginois), elle n’a aucun lien avec notre présent, n’est même pas présente à elle-même.

Plus de finalisme, donc plus non plus de progrès historique. On touche sans doute là à ce qui constitue le fond de l’invincible attirance de Flaubert vers le descriptif. Ses plaintes constantes contre le manque de progression de son œuvre (« Je travaille comme quinze bœufs », « Je bûche mon Carthage comme un nègre »…) peuvent aussi s’expliquer par l’écart qu’il ne cesse de voir entre le « monde moderne », qui attend de lui un roman de facture traditionnelle, avec des événements bien insérés dans le cadre d’une fiction historique développant les "leçons de l’Histoire", – et ses convictions profondes, sa vision de l’histoire comme soumise aux seules contraintes d’un "ordre naturel" où la loi du plus fort n’a pas de limites 398 . On comprend sa farouche opposition au Hugo des Misérables, auquel il reproche de plier son récit à des convictions « catholico-socialistes » ou « philosophico-évangéliques », de n’avoir su être en véritable position d’ « observation » par rapport à son « bien beau sujet » : « Des explications énormes données sur des choses en dehors du sujet et rien sur les choses qui sont indispensables au sujet ». En somme, Hugo s’est fourvoyé parce que l’idéologie est passée avant l’art : « La postérité ne lui pardonnera pas, à celui-là, d’avoir voulu être un penseur, malgré sa nature. Où la rage de la prose philosophique l’a-t-elle conduit ? 399  »

Il n’y a donc pas de mouvement en avant de l’histoire. S’il y a évolution, au sens darwinien, c’est simplement que le principe moteur de celle-ci (la sélection naturelle) s’applique tout aussi bien au prétendu devenir historique : « En sortant de l’économie finaliste, l’histoire, avec Salammbô, entre dans l’ordre de la nature, son moteur se transforme en un vitalisme quasi darwinien, et sa loi est d’airain : "vae victis", malheur aux vaincus ! 400  »

La violence de "l’ordre naturel", de la sélection du plus fort, est la seule loi historique, et aucun psychologisme n’a de sens.

Ce pourrait encore être une signification de la formule du « livre sur rien » : il s’agirait, à partir de la dénonciation de la vanité de toute idéologie progressiste, de dire l’absence de sens de l’Histoire, et, simultanément, de dire la beauté de cette absence : « car l’écriture, ou l’art, pour parler comme Flaubert, ont cette supériorité sur l’opinion, qu’ils inversent le néant idéologique des valeurs en valeur esthétique du néant 401  ».

Le dégoût de « la vie moderne » avait conduit Flaubert à l’Antiquité et à Carthage. Les événements n’y trouvaient pas d’autre sens que celui de l’application de la dure loi naturelle – ce qui pouvait encore s’expliquer par la dureté des mœurs antiques.

Avec L’éducation sentimentale, Flaubert retourne à cette vie moderne et aux événements contemporains. La staticité du récit qui était déjà perceptible dans certaines scènes de Madame Bovary, la négation du sens de l’Histoire de Salammbô sont ici amplifiées. Qu’est-ce qui est au centre de L’éducation ? Un non-événement : la vacuité, l’impuissance de Frédéric. L’événement qui consisterait pour lui, nouveau Rastignac, à faire son chemin dans le monde n’a finalement pas lieu, ce qui confirme la vanité de la croyance à la saisie d’un prétendu progrès de l’Histoire.

C’est par un singulier traitement de l’événementiel que s’exprime cette vacuité, par ce qui apparaît à l’auteur comme un « échec ». On sait que l’image de la pyramide est celle que Flaubert emploie le plus souvent, pour parler de l’architecture d’un livre : « Les livres ne se font pas comme les enfants, mais comme les pyramides, avec un dessin prémédité, et en apportant de grands blocs l’un par dessus l’autre, à force de reins, de temps et de sueur ». Or le défaut de construction est justement le grief auquel il s’attend pour L’éducation (« il y manque la fausseté de la perspective ») : « A force d’avoir bien combiné le plan, le plan disparaît. Toute œuvre d’art doit avoir un point, un sommet, faire la pyramide, ou bien la lumière doit frapper sur un point de la boule. Or rien de tout cela dans la vie. Mais l’Art n’est pas la Nature ! 402  ».

Cet "échec" attendu de L’éducation souligne l’absence quasi complète d’événements marquants dans le roman 403 , qui relève de cette nouvelle forme de réalisme évoquée par Auerbach – celle-là même que les naturalistes reprendront à leur compte.

Une lecture à la manière de Lotman montrera cette nouveauté dans le traitement de l’événementiel. Car Flaubert a produit là un texte « sans sujet », c’est-à-dire, dans la terminologie de La structure du texte artistique 404 , « sans événements ». Alvaro de Toro, dans une étude comparée du Père Goriot et de L’éducation, écrit que « la différence fondamentale entre Balzac et Flaubert réside dans le fait que l’un produit des textes événementiels tandis que l’autre produit des textes à tendance non événementielle ou même non-événementiels 405  ».

Les héros de Balzac en effet franchissent les barrières sociales, Rastignac dans le sens ascensionnel, Goriot dans l’autre sens, comme pour une descente aux enfers. Comme Balzac, Flaubert commence par poser différentes frontières : entre vie bourgeoise et vie artistique, conservatisme politique et esprit révolutionnaire, amours conjugales et extra-conjugales, romantiques et libertines. Mais c’est là qu’on mesure ce qui distingue Frédéric des héros balzaciens : malgré ses tentatives répétées, il estincapable d’effectuer le passage d’un domaine à un autre. Demeurant ainsi dans son impuissance essentielle, Frédéric ne franchit jamais cette frontière générale entre passivité et activité, qui structure tout le roman 406 .

Contrairement à ce qui se passait dans le roman réaliste où, nous l’avons vu, le héros est défini par les événements qu’il subit, c’est ici le personnage qui commande la fiction. Mais non pas parce qu’il est fort, bien au contraire. Tout se passe en effet comme si c’était l’incapacité première de Frédéric qui contraignait le romancier à ouvrir d’autres voies à la fiction romanesque : puisque Frédéric s’avère incapable d’agir, le roman ne peut plus se suffire de « la narration d’une histoire actantiellement constituée ». Il va dès lors lui falloir « transplanter les événements dans le domaine de la conscience 407  » – transfert qui ne peut se faire sans un changement de la nature même des événements – et donc des fictions qui les prennent en compte 408 .

Une double transgression est à l’œuvre : au niveau de l’histoire, où l’incapacité du personnage principal, son impuissance, font que les événements perdent de leur consistance et de leur réalité. Au niveau de la narration, car le scepticisme radical de Flaubert vis à vis de l’Histoire (pour ne pas dire plus), pose clairement le problème de l’importance historique des événements. Surtout, l’intérêt qu’il pouvait y avoir à les raconter disparaît.

Où l’on voit qu’à tout point de vue se pose la question de la place de l’événement dans l’économie narrative 409 : le roman va se construire, non plus sur l’exceptionnel, le rare, l’extraordinaire, mais sur le banal, le commun, le continu. Plus rien n’émerge de la grisaille du quotidien.

Cette continuité inopérante et répétitive de la vie, du quotidien, ne peut être prise en compte que par une narration dont les coupes dans le quotidien sont parfaitement arbitraires, sans nécessité. D’où cette impression, mélangée, de continu banal de la vie et de discontinuité de la narration qui, loin d’être contradictoires, sont les deux faces d’une même philosophie nihiliste de l’histoire 410  : « Il n’y a pas d’événement dans la vie profane : la révolution de février, les combats de juin 1848 sont des divertissements au regard de celui qui connaît une autre vérité ». Et si « le discontinu est le véritable mode de perception et d’existence », c’est bien parce que rien ne paraît nécessaire ni digne d’être mis en avant ou en exergue. Le temps est « réitératif et enlisant 411  », et l’on passe de l’attente au souvenir, sans qu’entre-temps il y ait eu accomplissement.

Du coup, le véritable événement de L’éducation, c’est sans doute celui qui se déroule dans la conscience du personnage. Mais attention : il ne faut pas pour autant transformer Flaubert en maître d’un nouveau psychologisme, ce qui serait faire retour à un finalisme contre lequel, on l’a vu, il s’est constamment élevé. Il s’agit bien plus de transcrire des sensations : « La contemplation de cette femme [Mme Arnoux] l’énervait, comme l’usage d’un parfum trop fort. Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament, et devenait presque une manière générale de sentir, un mode nouveau d’exister 412  ».

Le "style" de Flaubert manifeste ce scepticisme historique, comme Proust l’a montré 413 . Le héros, impuissant, est pris en charge par une écriture de plus en plus impuissante à dire le (prétendu) événementiel factuel, de plus en plus ouverte à la prolifération descriptive. Les deux apparitions de Mme Arnoux, au début et à la fin du livre, sont significatives à cet égard, marquant une évolution lisible dans le mode d’écriture lui-même. Du « ce fut comme une apparition » initial à la rencontre du début du chapitre VI de la troisième partie, on a tant analysé les effets de suspens de ces fameuses scènes, l’impersonnalité du « ce fut », l’importance des blancs graphiques, etc., qu’il est sans doute inutile d’y revenir ici 414 .

Flaubert se moque non seulement de l’utopie d’un prétendu sens du monde, mais aussi des modes narratifs les plus éculés, fondés sur la primauté d’un événementiel devenu parfaitement illusoire. Car l’idée reçue se dissimule aussi dans les manières de raconter, sous la forme de traits stylistiques conventionnels. Il faut donc s’attaquer aussi à ces clichés d’écriture. Et pour cela, quels meilleurs moyens que de les subvertir dans leur utilisation même ?

Ajoutons que ces nouveaux modes d’utilisation des procédés narratifs ne sont pas seulement faits pour contrer les « idées reçues » – y compris donc celles qui sont d’ordre formel (prévalence de l’événementiel, ménagement de l’effet de suspense, cohérence d’une intrigue clairement lisible…). Ils sont aussi la marque de ce que Bourdieu appelle un nouveau « formalisme réaliste », initié par Baudelaire dans la poésie, par Flaubert dans le roman, par Manet dans la peinture. L’énorme travail d’écriture de l’auteur de L’éducation n’est pas seulement justifié par un souci esthétique de lutte contre les assonances ou les répétitions, « c’est dans et par le travail de la forme que s’effectue l’évocation de ce réel plus réel que les apparences sensibles livrées à la simple description réaliste ». Un tel « mysticisme du langage 415  » permet d’atteindre à une « représentation intensifiée du réel », qui s’écarte des conventions et des représentations ordinaires et traditionnelles.

Le morcellement de L’éducation sentimentale (l’absence de la « pyramide ») résulte de l’abandon d’une perspective unifiante, rassurante. Il s’agit bien d’une nouvelle vision du monde, désenchantée, qui se manifeste au moins autant dans ces « asyndètes généralisées 416  », ces parataxes, ces absences de liaisons, que dans l’histoire et le caractère de Frédéric lui-même. « La chose la plus belle de L’éducation sentimentale ce n’est pas une phrase mais un blanc » : Proust fait ici référence au chapitre VI de la 3ème partie. Ces changements de temps, ces sauts chronologiques, « Flaubert le premier les débarrasse du parasitisme des anecdotes et des scories de l’histoire. Le premier, il les met en musique 417  ».

Théodore de Banville, l’un des premiers, a perçu dans toute son acuité la forme que prend ce désenchantement, et résume bien l’impression générale qui se dégage de L’éducation : « Il devait, dans L’éducation sentimentale, montrer par avance ce qui n’existera que dans bien longtemps, le roman non romancé, triste, indécis, mystérieux comme la vie elle-même, et se contentant de dénouements d’autant plus terribles qu’ils ne sont pas matériellement dramatiques 418  ». Roman non romancé ? On n’est pas loin de la « tranche de vie » naturaliste…

Notes
360.

Madame Bovary[1856], Lausanne, Ed. Rencontre, 1964, p. 99 et 100.

361.

L’ouvrage de La Bruyère fut un des livres de chevet de Flaubert. On remarquera que, dès 1870, Lautréamont avait inversé la sentence : « Rien n’est dit. L’on vient trop tôt depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes… » (Poésies II, in Œuvres complètes, José Corti, 1973, p. 395).

362.

Julian BARNES, Le perroquet de Flaubert[1985], trad. de l’anglais par J. Guiloineau, Stock, 1986, p. 190.

363.

On sait que le Dictionnaire des idées reçues fut conçu de telle façon qu’« une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent » (cité par exemple par Albert THIBAUDET, Gustave Flaubert[1935], TEL Gallimard, 1982, p.204).

364.

« Livres sur rien, presque sans sujet, débarrassés des personnages, des intrigues et de tous les vieux accessoires, réduits à un pur mouvement qui les rapproche d’un art abstrait » (Nathalie SARRAUTE, Flaubert le précurseur[1965], Gallimard, 1986, pp. 88-89. « Ce Flaubert du "nouveau roman", celui que, dans les années 60, on saluait comme un précurseur de la littérature "objective" et "sans attaches", l’apôtre du "livre sur rien", le Flaubert d’Alain Robbe-Grillet, de Nathalie Sarraute et de Jean Ricardou » est, en 1980, « un peu vieilli », selon Bernard PINGAUD (« Les Flaubert », revue L’Arc, n° 79, 1980, pp. 1-2).

Parlant de « dégoût du récit », Gérard GENETTE écrit que « Flaubert est le premier à contester profondément, quoique sourdement, la fonction narrative, jusqu’alors essentielle au roman. Secousse presque imperceptible, mais décisive » (« Silences de Flaubert », Figures I[1966], Points Seuil, 1976, pp. 223-243, note 2, p. 243).

365.

Mario VARGAS LLOSA voit dans la lecture « étroite » que Nathalie Sarraute fait des déclarations de Flaubert une illustration de la phrase de Borges sur l’écrivain qui "crée" ses précurseurs. Citant une lettre à Louise Colet : « Ce qui m’embête, ce sont les malices de plan, les combinaisons d’effets, tous les calculs du dessous et qui sont de l’Art pourtant, car l’effet du style en dépend, et exclusivement » (26 juin 1853), il commente : « Flaubert fut parfaitement lucide sur la fonction de l’anecdote dans la narration et il considéra même que l’efficacité de la prose (ce qui pour lui voulait dire sa beauté) dépendait exclusivement d’elle » (L’orgie perpétuelle (Flaubert et « Madame Bovary »)[1975], trad. de l’espagnol (Pérou) par A. Bensoussan, Gallimard, 1978, pp. 43-44).

Quant à Genette, dans la Présentation du volume Travail de Flaubert, il souligne « l’accentuation[…] souvent artificielle des événements et des actions », ainsi qu’une certaine forme d’ « académisme » de style dans Madame Bovary (Points Seuil, 1983, p. 7).

366.

Vargas Llosa, Op. Cit., p. 17. Colette BECKER, Lire le réalisme et le naturalisme, Dunod, 1992, p. 118. Ou : « Le plus beau dans son roman, … ce n’est pas l’événement, qui se contracte sous la main de Flaubert, mais ce qu’il y a entre les événements, ces étendues stagnantes où tout mouvement s’immobilise… Flaubert est le grand romancier de l’inaction, de l’ennui, de l’immobile » (Jean ROUSSET, « Madame Bovary ou le Livre sur rien », Forme et signification, Corti, 1986, p. 133. Cité par Genette, « Silences de Flaubert », Op. Cit., p. 243).

367.

« L’essentiel [fut] qu’il soit né et ait vécu littéraire, et que cette essence littéraire ait été son statut pour ainsi dire exclusif, et accablant » (« Gustave Flaubert »[1902], in L’Art de la Fiction, trad. de l’anglais par M. Zéraffa, Klincksieck, 1978, p. 153).

368.

De nombreux débats du XIXe siècle (querelle des "Anciens", tenants de l’art comme imitation de la Nature et des "Modernes" romantiques ; discussions sur l’étranger (quand on imite l’Antiquité idéale, on imite l’étranger) et le propre, opposition de l’Historien et du Poète (qui prend les mots pour eux-mêmes et non en tant que traducteurs d’une autre réalité)), sont centrés sur cette question de la Darstellung, issue de l’idéalisme et du romantisme allemands (à ce sujet, voir Tzvetan TODOROV, Théories du Symbole, Seuil, coll. « Poétique », 1977, chap. 6). De ce point de vue, Auerbach a bien montré que Flaubert s’insère dans la tradition réaliste de Stendhal et Balzac, dont les « deux traits essentiels » sont d’une part la « prise au sérieux des événements réels de la vie quotidienne », d’autre part l’immersion de ces événements dans l’histoire contemporaine (Mimésis…, Op. Cit., p. 481). 

369.

Sur laquelle Nietzsche ne s’est d’ailleurs pas trompé, on l’a vu (Cf. note 3, p. 101).

370.

Maxime DU CAMP, Souvenirs littéraires, cité in La tentation de saint Antoine, Conard, 1910, pp. 668-669 (je souligne). A remarquer qu’une même "noyade" menace le Flaubert de Bouvard et Pécuchet : « Il est possible que je m’y noie, mais si je m’en tire, le globe terrestre ne sera pas digne de me porter » (cité par Roger KEMPF, Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Grasset, 1990, p. 41).

371.

« Du moment que tu as une invincible tendance au lyrisme, il faut choisir un sujet où le lyrisme serait si ridicule que tu seras forcé de te surveiller et d’y renoncer » (Ibid.). Et Bouilhet de proposer à Flaubert "l’histoire Delamare", point de départ de Madame Bovary. On continue à débattre sur cette paternité des deux amis…

372.

Lettre du 1er février 1852 (à Louise Colet).

373.

« Il y a en moi deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui creuse et qui fouille le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit » (Lettre à Louise Colet, 1852, cité in La tentation, Op. Cit., p. 672).

374.

Michel BUTOR, Improvisations sur Flaubert, La Différence, 1984, p. 33.

375.

« La bibliothèque fantastique »[1967], in Travail de Flaubert, Op. Cit., pp. 103-122 (p. 107). Même parallèle chez Bourdieu (voir Les règles de l’art, Op. Cit., notamment pp. 162, 172, 178-179).

376.

Et le Quichotte, dira-t-on ? Mais le mode ironique de Cervantès, sa façon de tourner en dérision la lecture sont très éloignés du sérieux de la Tentation – qu’a souligné Foucault : « La Tentation se rapporte sur le mode sérieux à l’immense domaine de l’imprimé : elle prend place dans l’institution reconnue de l’écriture. C’est moins un livre nouveau qu’une œuvre qui s’étend sur l’espace des livres existants » (Op. Cit., p. 106).

377.

Butor, Op. Cit., p. 33. « L’acte de lecture doit se faire dans une noble paresse », écrit aussi l’auteur de La modification…

378.

C’est la lecture de Chessex : « Ici je veux revenir à la lettre du 16 janvier 1871 : la lettre du livre sur rien, et donner à la préposition sur son sens exactement géométrique… Un livre sur rien. Que veut dire ici le mot sur ? se dit de ce qui est écrit, gravé, imprimé à la surface de quelque chose. C’est ce que je pensais. Un livre sur rien, un livre, pèse Flaubert, sans attache extérieure, un livre qui surgit dans et sur le vide »(Op. Cit., pp. 17-18).

379.

« Par un mécanisme extrêmement subtil et qui commence seulement à être démonté, l’auteur qui copie (contrairement à Balzac) reste en quelque sorte irrepérable, dans la mesure où Flaubert ne donne jamais à lire d’une façon certaine s’il se rend lui-même définitivement extérieur au discours qu’il "emprunte" », écrit Roland BARTHES (« La division des langages »[1973], Œuvres complètes, t. II, Seuil, 1994, p. 1610).

380.

La première est de Genette (« Silences de Flaubert », Op. Cit., p. 234), la seconde de Vargas Llosa : « L’histoire bouge mais n’avance pas, elle tourne sur elle-même, elle est répétition », et cela a pour effet de « relativiser le récit, [de] lui imprimer une incertitude spéciale, une nature un peu mystérieuse, et [de] suggérer une idée de permanence en mouvement, de mouvement statique » (L’orgie perpétuelle, Op. Cit., pp. 168 et 172. On peut remarquer que, parmi les quatre temps que l’écrivain péruvien décèle dans Madame Bovary, le temps « circulaire » semble anticiper les événements « itératifs » dont Genette a fait la théorie dans Figures III, à partir de La Recherche… ). La dernière formule est d’Auerbach : « … l’essence des événements de la vie quotidienne ne réside pas, pour Flaubert, dans des actions et des passions tumultueuses, dans des individus et des forces démoniques, mais dans une staticité indéfiniment prolongée dont le mouvement superficiel n’est qu’une agitation vide » (Mimésis…, Op. Cit., p. 486). Voir encore Chessex : « Le récit des autres progresse. Le texte de Flaubert n’avance pas, il se déplace » (Flaubert, Op. Cit., p. 14).

381.

« J’ai oublié de peindre ce salon. Sir Walter Scott et ses imitateurs eussent sagement commencé par là, mais moi j’abhorre la description matérielle. L’ennui de la faire m’empêche de faire des romans » (Souvenirs d’Egotisme[1832], Folio Gallimard, 1983, p. 76).

382.

« Silences de Flaubert », Op. Cit., p. 234. Je souligne. Voir également Geneviève BOLLEME : « Alors que jusqu’ici la description n’entrait dans le récit que pour le soutenir, le rendre plus véridique, alors que son rôle était seulement épisodique, elle devient pour lui l’expérience unique par laquelle il semble possible d’exprimer les mouvements de la vie. C’est la description qui est le récit parce qu’elle est analyse et expression des sentiments que les choses symbolisent ou supportent, se confondant avec eux et eux avec elles » (citée par Vargas Llosa, L’orgie perpétuelle, Op. Cit., p. 221).

383.

Ibid., p. 129.

384.

« Les choses ont autant de vie que les hommes », note Proust (« A propos du style de Flaubert »[1920], cité par Jeanne BEM, « Pour connaître Flaubert », revue L’Arc n° 79, Op. Cit., p. 90).

385.

Madame Bovary, Op. Cit., p. 61.

386.

A Louise Colet, 2 mai 1852, à propos de la scène du bal de Madame Bovary.

387.

« De Bovary à Pécuchet, Flaubert n’a cessé d’écrire des romans, tout en refusant – sans le savoir, mais de tout son être – les exigences du discours romanesque » (Genette, « Silences de Flaubert », Op. Cit., p. 243).

388.

Cité par Auerbach, Op. Cit., p. 483.

389.

« Le rôle de l’auteur se borne à sélectionner les événements et les traduire en mots, avec la conviction que, s’il réussit à l’exprimer purement et totalement, tout événement s’interprétera parfaitement et totalement de lui-même, ainsi que les individus qui y prennent part » (Mimésis…, Op. Cit., pp. 481-482). A rapprocher des multiples affirmations des lettres à Louise Colet à propos du retrait de l’auteur. Par exemple : « Je veux qu’il n’y ait pas dans mon livre un seul mouvement, ni une seule réflexion de l’auteur » (8 février 1852).

390.

Voir Gérard GENETTE, Mimologiques, Voyage en Cratylie, Seuil, 1976.

391.

Parfois même absents, aux dires mêmes de Flaubert : « J’ai ainsi cinquante pages, d’affilée, où il n’y a pas un événement, c’est le tableau continu d’une vie bourgeoise et d’un amour inactif » (A Louise Colet, 15 janvier 1853).

392.

« Mais la Société n’est-elle pas l’infini tissu de toutes ces petitesses, de ces finasseries, de ces hypocrisies, de ces misères ? L’humanité pullule ainsi sur le globe, comme une sale poignée de morpions sur une vaste motte » (à Louise Colet, 25-26 juin 1853).

393.

Ibid.

394.

In « La révolte contre la révolution (Salammbô, un autre point de vue sur l’histoire) », Op. Cit..

395.

A Sainte-Beuve (23-24 décembre 1862), qui reprochait précisément à Flaubert de ne pas s’être concentré sur le « duel de Rome et Carthage… dans leur querelle acharnée, toute la civilisation future est déjà en jeu ; la vôtre elle-même en dépend » (cité par Gaillard, Ibid., p. 49), montrant combien il restait prisonnier des schémas finalistes de l’Histoire…

396.

F. Gaillard, Op. Cit., p. 48.

397.

Ibid., p. 49.

398.

« L’histoire, l’aventure d’un roman, ça m’est bien égal. J’ai la pensée, quand je fais un roman, de rendre une coloration, une nuance. Par exemple, dans mon roman carthaginois, je veux faire quelque chose de pourpre » (cité in Journal des Goncourt, 17 mars 1861).

399.

A Mme Roger des Genettes, juillet 1862.

400.

Gaillard, Op. Cit., p. 51.

401.

Ibid., p. 44.

402.

A E. Feydeau, nov.-déc. 1857. A J.K. Huysmans, février-mars 1879, puis à Mme Roger des Genettes, octobre 1879. Même image dans cette déclaration à Henri Céard : « C’est un livre condamné, mon bon ami, parce qu’il ne fait pas ça : et joignant ses mains longues et élégantes dans leur robustesse, il simula uns construction en pyramide » (Roger DESCHARMES et René DUMESNIL, Autour de Flaubert, Mercure de France, 1912, p. 48). Ou encore : « Les plus indulgents trouvent que je n’ai fait que des tableaux, et que la composition, le dessin manquent absolument » (A G. Sand, 7 décembre 1869).

403.

« Les faits, le drame manquent un peu » (A Melle Leroyer de Chantepie, 6 octobre 1864) ; « Voilà bien ce qu’il y a d’atroce dans ce bouquin. Pas de Scène Capitale, pas de morceau, pas même de métaphores, car la moindre broderie emporterait la trame » (27 janvier 1867) ; « il n’y a pas progression d’effet » (A Huysmans, février-mars 1879) ; « Si vous découvrez chez le héros de ce roman où il ne se passe rien, désespérément, quelques traits d’esprit qui vous ressemblent, ne vous en étonnez pas outre mesure » (dédicace à Félicien Marbeuf, citée par Jean-Yves JOUANNAIS, Artistes sans Œuvres, Hazan, 1997, p. 67). Gisèle SEGINGER, par exemple, commente : « L’éducation sentimentale ne se fonde pas sur une conception événementielle de l’histoire. Les repères historiques ne sont pas explicitement donnés.[…] De plus, Flaubert choisit les événements plus pour leur impact émotionnel que pour leur importance historique. […] L’éducation sentimentale est un récit déceptif qui montre l’inutilité de tout. Dans cette histoire d’une révolution avortée, il n’est pas d’avènement, donc pas d’événement majeur » (Flaubert, une poétique de l’histoire, Strasbourg, Presses Universitaires, 2000, pp. 86-88).

404.

Op. Cit., pp. 331-332.

405.

« En guise d’introduction : Flaubert, précurseur du roman moderne ou la relève du système romanesque balzacien : Le père Goriot et L’éducation sentimentale », in Gustave Flaubert, Procédés narratifs et fondements épistémologiques, Op. Cit., pp. 9-30 (p. 27).

406.

De Toro : « aucune de ces frontières n’est franchie par Frédéric, et c’est à ce niveau que L’éducation sentimentale est sans sujet/sans événement » (Ibid., p. 28).

407.

Ibid., p. 28.

408.

De Toro voit l’évolution ultérieure du roman européen « s’orienter logiquement » vers la narration à la 1ère personne, « forme narrative la plus répandue au XXe siècle », dont les développements proustiens « arriveront à leur comble avec le nouveau roman et le groupe Tel Quel » (Ibid., p. 28). On voit en effet quelle littérature est héritière de ce changement radical de perspective (Proust, Joyce, Woolf, Sarraute…).

409.

« Il faut croire qu’un sens peut se dégager du monde pour faire d’un événement le point focal d’un récit : si le monde est vain, tout y acquiert une importance égale, et rien ne compte plus que le passage… L’éducation sentimentale est le roman de la monotonie et de l’illusion », écrit ainsi Jean ROUDAUT (« Les temps de L’éducation sentimentale », in Ce qui nous revient, Gallimard, 1980, pp. 321-335. P. 322).

410.

Dont il nous semble qu’on retrouve parfois des échos chez Tolstoï. Dans Guerre et Paix se trouve contestée l’interprétation historique des événements : contre une conception volontariste de l’histoire, le personnage de Napoléon apparaît ridicule et dépassé par les événements qu’il croit diriger (démystification du "grand homme"). Une sorte de vitalisme, tel est peut-être la seule vérité de l’Histoire, le peuple est le mieux à même de la comprendre comme de la faire, par ses instincts et son mouvement propre (voir le personnage de Bezoukhov, et surtout celui du paysan Platon Karataïev, qui enseignera finalement au premier l’acceptation de la vie, et une conception presque stoïcienne de la soumission aux événements). Dans Anna Karénine, c’est le personnage de Constantin Lévine qui est chargé d’exprimer cette philosophie de la "modestie" (terme qui pourrait s’appliquer à Frédéric Moreau), dont le désenchantement et le doute ne sont pas que de simples moments anecdotiques du roman, mais paraissent bien traduire un certain pessimisme de Tolstoï…

411.

Roudaut, Op. Cit., pp. 325 et 328.

412.

L’éducation sentimentale, Op. Cit., p. 68. Suivent deux paragraphes qui détaillent cette « manière générale de sentir », où tous les sens de Frédéric sont informés par sa passion : « Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville avec toutes ses voix, bruissait, comme un immense orchestre, autour d’elle… ».

413.

Notamment à propos de l’usage de l’imparfait par Flaubert, « si nouveau dans la littérature », et qui fait qu’à L’éducation sentimentale « on pourrait appliquer cette phrase de la quatrième page du livre lui-même : "Et l’ennui vaguement répandu semblait rendre l’aspect des personnages plus insignifiant encore" » (« A propos du style de Flaubert »[1920], in Chroniques, Gallimard, 1949, pp. 193-211. Note 1, p. 199).

414.

Parmi les plus récentes lectures, celle de Claude Romano, qui analyse « le pur "se produire", l’"il y a" de la rencontre », « l’événement de l’anonyme apparoir » (L’événement et le monde, Op. Cit., pp. 172-173),  et celle d’Emmanuel BOISSET, qui se demande si « l’événementialité » ne vient pas de « la fragmentation du texte » lui-même par les blancs graphiques (« L’événement est inadmissible, d’ailleurs il n’existe pas », in Que se passe-t-il ?, Op. Cit., pp. 74-75).

415.

Bourdieu retrouve la formule d’Auerbach précédemment citée : « profonde confiance en la vérité de la langue » (voir Les règles de l’art, Op. Cit., pp. 182-185).

416.

« Flaubert : une manière de couper, de trouer le discours sans le rendre insensé. Certes, la rhétorique connaît les ruptures de construction (anacoluthes) et les ruptures de subordination (asyndètes) ; mais pour la première fois avec Flaubert, la rupture n’est plus exceptionnelle, sporadique, brillante, sertie dans la matière vile d’un énoncé courant : il n’y a plus de langue en deçà de ces figures ; une asyndète généralisée saisit toute l’énonciation… » (Roland BARTHES, Le plaisir du texte, Seuil, coll. « Tel Quel », 1973, p. 18).

417.

« A propos du style de Flaubert », Op. Cit., pp. 205-206.

418.

[1880], cité par Genette, « Silences de Flaubert », Op. Cit., p. 243.