2°) Du naturalisme

Dans cette voie du naturalisme par laquelle tout le roman occidental est passée, on rencontre aussi toutes les indécisions, toutes les timidités, mais aussi toutes les audaces… On a déjà observée certaine rhétorique du récit à l’œuvre dans la nouvelle en particulier, chez Maupassant ou Tchekhov. Il faut approfondir la question, tant est singulière la place de l’événement dans la théorie et la pratique naturalistes – les deux choses ne se recoupant pas toujours, on le sait bien.

Avec le naturalisme, on est à la croisée des chemins frayés, dans la science par Darwin, dans la littérature par Flaubert, ou encore « au confluent d’Hugo et de Balzac 419  ». S’appuyant d’un côté sur les nouvelles théories biologiques (hérédité, lutte pour la vie), de l’autre sur les modèles absolutisés de Madame Bovary,puis de L’éducation sentimentale, Zola, ceux qui l’ont accompagné et suivi, ceux qu’il a influencés –, tous contestent la place prédominante de l’événement dans le roman. Ce qui ne les empêche guère, c’est là leur paradoxe, de le glisser d’une façon ou de l’autre dans leurs propres fictions.

Mais évitons d’être trop réducteur. Quoi de commun en effet entre Zola et Dostoïevski, Giovanni Verga l’italien et Theodor Fontane l’allemand, Maupassant et Jens Peter Jacobsen le danois, Ibsen et le portugais Eça de Queiroz, Tchekhov et Hamsun, Huysmans et Perez-Galdos ? Qu’est-ce donc qui rapproche Germinie Lacerteux de The red badge of courage de Stephen Crane ou des Buddenbrook de Thomas Mann, pour prendre des œuvres qui "encadrent" le naturalisme en ces "extrémités", et pour autant qu’un tel balisage soit effectivement recevable 420 ? Les incipit de ces derniers romans, peut-être, peuvent nous donner à réfléchir– tous trois, singulièrement, in medias res :

‘- « Sauvée ! vous voilà donc sauvée, mademoiselle, fit avec un cri de joie la bonne qui venait de fermer la porte sur le médecin, et, se précipitant vers le lit où était couchée sa maîtresse, elle se mit avec une frénésie de bonheur et une furie de caresses à embrasser, par-dessus les couvertures, le pauvre corps tout maigre de la vieille femme, tout petit dans le lit trop grand comme un corps d’enfant. »
- « Le froid se retirait à regret de la terre, et les brouillards en se levant démasquèrent l’armée au repos, éparpillée sur les collines. »
- « – Quel est le sens de ces paroles… de ces paroles… ?
– Eh, v’là bien le diable ; c’est la question, ma très chère demoiselle ! » 421

Qu’on veuille bien se souvenir de nos remarques à propos de l’accentuation du début dans le roman dixneuviémiste dominant : elle y est rare, voire inexistante 422 . Tandis que l’in medias res initial était fort répandu auparavant – en particulier dans le genre épique, dont il est presque une marque de fabrique 423 . Pourquoi y a-t-il retour de cette forme d’entrée dans la fiction ? Et pourquoi nous faire pénétrer ainsi d’emblée dans l’événement ?

Notes
419.

C’est Sandoz, le romancier de L’œuvre[1886], qui « se lamentait d’être né » à et de ce confluent (Livre de Poche, 1959, p. 57).

420.

Tous ces écrivains sont cités dans la somme de Yves CHEVREL, Le naturalisme, PUF, 1982 (avec, encore, Tolstoï, Strindberg, George Moore, Gerhard Hauptmann…).C’est aussi lui qui propose ce balisage (Ibid., pp. 39-47). Le roman des frères Goncourt est paru en 1865, The red badge of courage date de 1895 et les Buddenbrook de 1901.

421.

Edmond et Jules de GONCOURT, Germinie Lacerteux[1864], 10/18, 1979, p. 29. Stephen CRANE, L’insigne du courage, sans nom de trad., Paris-Genève, Slatkine, 1996, p. 31. Thomas MANN, Les Buddenbrook, points Seuil, 1981, p. 9.

422.

Sauf erreur, on n’en trouve qu’une seule véritable occurrence chez Balzac, avec l’incipit du Colonel Chabert (« Allons ! encore notre vieux carrick ! »), vite rattrapé par le paragraphe qui suit immédiatement cette phrase initiale, dont le commentaire descriptif et informatif est, lui, très balzacien.

423.

Rappelons cette remarque de Genette : « On sait que ce début in medias res suivi d’un retour en arrière explicatif deviendra l’un des topoï formels du genre épique » (Figures III, Op. Cit., p. 79).