« Il ne faut pas se laisser dominer par l’accidentel 424  »

On dirait qu’il y a là contradiction, et on ne pourra pas répondre d’emblée à ces questions… Car le problème, lancinant, du naturalisme, demeurera celui-là : comment intéresser les lecteurs à une histoire d’où tout extraordinaire 425 , tout événement, doivent être bannis ?

Dès l’élaboration de la nouvelle doctrine donc, on préconise d’exclure l’exceptionnel. Le thème est largement développé par Zola, on le sait, dans Le Roman expérimental. Et voici Huysmans : « Selon moi, la littérature a eu le tort jusqu’ici de ne s’occuper que des exceptions ». Et plus encore, Maupassant : « Dans le roman tels que le comprenaient nos aînés, on recherchait les exceptions, les fantaisies de l’existence, les aventures rares et compliquées.[…] Du roman tel qu’on le comprend aujourd’hui, on cherche à bannir les exceptions 426  ».

On « tue le héros », qui n’est plus qu’« un état de fait 427  », on supprime l’intrigue, on « ne met donc plus son intérêt dans l’ingéniosité d’une fable bien inventée et développée selon certaines règles. L’imagination n’a plus d’emploi, l’intrigue importe peu au romancier, qui ne s’inquiète ni de l’exposition, ni du nœud, ni du dénouement… 428  »

On désacralise aussi l’image romantique de l’écrivain : « L’ancienne inspiration, qui en quinze nuits de fièvre créait un roman, est aujourd’hui un moyen de travail désuet et faux 429  »… A tous les niveaux, on reprend la vulgate selon Zola : le nouveau roman sera "scientifique", "expérimental" 430 , ou ne sera pas. Tout cela est bien connu 431 .

Une première question se pose alors, en amont, du côté de la Mimésis I de Ricœur : d’où viennent-elles, ces idées nouvelles, qui inclinent toutes à réduire comme une peau de chagrin la position de l’événement dans la fiction ? C’est tout naturellement Zola qui nous servira de fil conducteur.

Il y a une première série d’explications, d’ordre politico-économique. On pourrait, en les infléchissant un peu, reprendre ici les analyses de Benjamin. On a vu que selon l’auteur de Sens unique l’avènement du capitalisme moderne et son corrélat, l’ère des masses, conduisent à l’appauvrissement de l’expérience et au dépérissement de la transmission intergénérationnelle. Ce qui engendre une solitude sans cesse accentuée de l’individu, devenu incapable d’exemplarité pour autrui.

Zola fait – presque – la même lecture de cette crise. Comme Benjamin, il constate les ravages engendrés par l’accélération de l’expansion industrielle. Parmi ceux-ci, il s’intéresse en particulier à la disparition de l’artisanat, des ateliers, des petites fabriques, bref de tout ce qui était source de "lien social" dans les quartiers des grandes villes. L’anonymat accompagne le développement des grandes entreprises, et l’asservissement de l’ouvrier à la machine.

Une scène de L’Assommoir est symptomatique de cet étouffement du travail artisanal par le capitalisme triomphant – de l'épuisement de la figure mythologique de l'artisan par la machine, dépersonnalisante.

Héros homériques, en effet, que Goujet, dit "Gueule-d’Or", et Bec-Salé, dit "Boit-sans-Soif", dans leur défi : il s’agit de forger, à la seule force des bras, de gigantesques boulons. Les accents deviennent grandioses, le ton épique. Armés de "Dédèle" et "Fifine", leurs masses, les deux Vulcains sont des géants :

« Petit, desséché, avec sa barbe de bouc et ses yeux de loup, luisant sous sa tignasse mal peignée, [Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif] se cassait à chaque volée du marteau, sautait du sol comme emporté par son élan. […] Quand [Gueule-d’Or] prenait son élan, on voyait ses muscles se gonfler, des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau ; ses épaules, sa poitrine, son cou enflait ; il faisait de la clarté autour de lui, il devenait, beau, tout-puissant, comme un Bon Dieu. »

Mais cette mythologie est, comme les héros, appelée à mourir. Goujet conduit Gervaise, l’Hélène de ce combat de Titans, dans le hangar attenant. Là, en douze heures, une machine forge des centaines de ces mêmes boulons « avec une aisance tranquille de géante ». La conclusion est claire : « un jour, bien sûr, la machine tuerait l’ouvrier 432  ».

L’industrialisation triomphe, l’artisan disparaît. Ce n’est plus tout à fait la perspective de Benjamin : il ne s’agit pas de la solitude de plus en plus grande de l’individu, mais de sa dévoration par la gueule gigantesque de l’ogre capitaliste. Inexorablement, il se dissout dans l’anonymat des usines, comme les quartiers populaires sont progressivement défaits dans les béances des travaux haussmanniens 433 .

Toute cette histoire a son pendant romanesque. Car le personnage, le héros, dont l’ouvrage, les défis, les combats gardent encore un aspect mythologique, doit cependant disparaître dans l’absence du "romanesque", dans l’anonymat de la "moyenne". Et le récit, épique, de la joute des deux forgerons s’oppose à celui, réaliste, qui décrit l’atelier des machines et leur fonctionnement.

Autre image de cet écrasement de l’individu, cette fois par l’Etat centraliste, chez Giovanni Verga, principal représentant du "vérisme", la version italienne du naturalisme. Dans Les Malavoglia, il montre le petit peuple sicilien qui, depuis des temps immémoriaux, vit des produits de la pêche, de quelques cultures, de menus commerces, brutalement saisi dans les bouleversements de la nation italienne en gestation. L’Etat naissant impose ses lois qu’on ne comprend pas, et qui dérèglent toute l’organisation traditionnelle des villages. Le nouvel horizon politique qui se déploie, l’avènement de la nouvelle bourgeoisie qui l’accompagne, balaient la famille des Malavoglia. Comme chez Zola, ses membres sombrent dans la misère et ses démons, l’alcool, la prostitution, la maladie, la mort prématurée :

« Il ne voulait rien faire, lui ! Que lui importaient la barque et la maison ? Une autre mauvaise année viendrait ensuite, un autre choléra, un autre malheur, qui mangeraient la maison et la barque, et on recommencerait à faire comme les fourmis. […] Au moins voulait-il comprendre : pourquoi devrait-il y avoir dans le monde des gens qui ont la vie belle sans rien faire, qui naissent coiffés, et d’autres qui n’ont rien et tirent la charrette avec leurs dents toute leur vie ? » 434

Raconter l’histoire grandiose et pleine de péripéties de "colosses" n'est donc plus d’actualité. On doit seulement rendre compte de la banalité du quotidien :

«  On veut faire, pour ainsi dire, une moyenne des événements humains. […] La vie a des écarts que le romancier doit éviter de choisir…Ainsi les accidents sont fréquents. Les chemins de fer broient les voyageurs, la mer en engloutit, les cheminées écrasent les passants pendant les coups de vent. Or quel romancier de la nouvelle école oserait, au milieu d’un récit, supprimer par un de ces accidents imprévus, un de ses personnages principaux ? La vie de chaque homme étant considérée comme un roman, chaque fois qu’un homme meurt de cette manière, c’est cependant un roman que la nature interrompt brusquement. » 435

A l'individu, il n'arrive plus rien de ce qui en faisait un héros, il ne lui arrive plus rien – que l’ère industrielle, triomphante et dévoreuse. Les "événements" (méritent-ils encore ce nom ?) qui adviennent aux personnages des romans ne relèvent plus de l’extraordinaire, les "scènes" balzaciennes sont prohibées, le récit fait du surplace 436 .

C'est précisément le grief de Georg Lukacs à l’encontre de Zola et de ses épigones lorsqu’il s'inquiète de la disparition de l'événement dans la fiction romanesque. Bien dans la ligne d'une certaine orthodoxie marxiste, sa position de principe est sans surprise : l’œuvre d’art a pour rôle d’éduquer les foules, et une intention didactique doit donc toujours régir sa forme. Le récit se doit donc d’être téléologique, une nécessité interne l’oriente vers sa fin, voulue et pensée par le romancier comme instructive 437 . Fin du roman à comprendre dans ses deux sens : la clôture du roman est aussi son couronnement.

Et Lukacs de préconiser une « mise à distance des événements racontés » : l’art du romancier consiste à organiser son récit de telle façon qu’il transmette au lecteur sa vision du monde, sa Weltanschauung 438 . Le texte bien construit (celui par exemple de Scott, de Balzac, de Tolstoï) est vectorisé, présentant la suite des événements par rapport à cette fin du récit. Les choses alors, et leur description, lui sont subordonnées, « médiatisant les relations humaines » et revêtant seulement ainsi « une signification littéraire et poétique » – ce qui se résume dans la formule déjà citée : « le récit structure, la description nivelle 439  ».

Or Zola, en usant et abusant, arbitrairement, de la description, rendrait problématique l’orientation générale de son récit. Ses descriptions sont autant de morceaux de bravoure indépendants les uns des autres. Presque interchangeables, elles peuvent être placées à n’importe quel endroit du "récit" sans que cela contrarie la lecture ni la compréhension du roman. Elles sont donc superflues 440 .

Il n’y a pas non plus de progression "logique" vers une fin de l’histoire. Lukacs oppose le chapitre XI de Nana (le Grand Prix hippique) au chapitre XXV de la IIe partie d’Anna Karénine (la course de chevaux à laquelle participe Vronski). Chez Zola, rien ne se passe. Chez Tolstoï se produit un événement essentiel à la suite du récit : la chute de Vronski. Dans Nana, « les événements de la course ne sont reliés à l’action que fort lâchement, on peut facilement les imaginer en dehors de l’action ». Dans Anna Karénine, « la course de chevaux est le nœud d’un grand drame », et la chute de Wronski « constitue le tournant de la vie d’Anna 441  ».

A ces critiques de Lukacs, que rétorquerait Zola ? En premier lieu que sa visée principale, c’est de transmettre et de communiquer un savoir sur le monde contemporain : « D’abord, ce mot de description est devenu impropre. Il est aujourd’hui aussi mauvais que le terme "roman", qui ne signifie plus rien, quand on l’applique à nos études naturalistes. Décrire n’est pas notre but ; nous voulons simplement compléter et déterminer 442  ». Au delà de la mise entre parenthèses de la progression logique de l’intrigue, il faut donc reconnaître dans cette prolifération descriptive, dans ce "devenir immobile" de tant de passages des Rougon-Macquart,une permanente tendance à l’actualisation 443 .

Ce qui s’oppose à l’avancée temporelle du récit. On a souvent souligné le peu de place que tient le temps dans les romans de Zola. De l’événement qui malgré tout se produit, il n’est que l’enveloppe extérieure 444 . Les Parques, ces fileuses du temps qui passe, n’ont plus leur mot à dire. On est dans un temps qui ne construit pas, un temps non vécu : ce sont les événements qui font "avancer" le récit – événements dont on verra la position singulière, elle aussi. Alain de Lattre écrit : « Le temps, dans le fond, ne fait rien à l’affaire : il est lié à un ordre qui le précède ou, ce qui est la même chose, à certains événements qui décident, une fois pour toutes, de ce qui suivra 445  ». Dans cette sorte de présent perpétuel des récits de Zola, contrairement à ce qu’écrit Lukacs, la description est alors moins nivellante que structurante 446 . Elle conduit le récit, qui se définirait plutôt comme description d’une condition – ouvrière par exemple.

C’est que le récit n’oublie jamais que « le roman naturaliste est singulièrement une enquête sur la nature, les êtres et les choses 447  ». Et même si Zola a toujours besoin d’événements, généralement pour marquer les débuts d’un processus (la chute de Coupeau inaugure la déchéance de son couple avec Gervaise), ces événements, lorsqu’ils surviennent, n'excluent pas le descriptif : on a droit à une description détaillée du travail du zingueur, au bord de son toit. Le souci narratif ne contredit pas l'ambition descriptive, bien au contraire.

Faut-il alors voir dans cette prédominance du côté descriptif une volonté, plus ou moins manifeste, de rupture avec ce qui constituait les ressorts principaux du roman, balzacien par exemple ? Avec cette conjonction de la causalité et de la consécution dont nous avons dégagé les principes, et qu’on peut d’ailleurs reconnaître sous le propos, aux fortes connotations idéologiques, de Lukacs 448 ? Foin du post hoc, ergo propter hoc?

Pas si sûr. Car on voit bien que quelque chose demeure. Zola lui-même parle d’une « fureur de description » pas toujours justifiée… Comme pour Flaubert, le grand modèle, il y a là aussi, à ne pas omettre, un goût,une idiosyncrasie. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour négliger la motivation théorique ou la dénigrer, comme on le fait trop souvent. L’auteur du Roman expérimental s’est largement expliqué sur sa méthode, qui n’est pas qu’une posture, et ses romans portent aussi la marque de ses théories.

Zola s'est d’abord targué d'une intention "scientifique", basée sur la définition de l’être humain par son milieu, qui d'une certaine façon rappelle Balzac :

‘« …nous ne décrivons plus pour décrire, par un caprice et un plaisir de rhétoricien. Nous estimons que l’être ne peut être séparé de son milieu, qu’il est complété par son vêtement, par sa maison, par sa ville, par sa province. […] Je définirai donc la description : un état du milieu qui détermine et complète l’homme » 449

Le romancier naturaliste ne cède donc « presque jamais au seul besoin de décrire ; cela se complique toujours en [lui] d’intentions symphoniques et humaines 450  ».

Volonté didactique derrière ces justifications "scientifiques", à la manière d’un Jules Verne, quand la description tombe bien artificiellement au sein de l’action romanesque? C’est ce que laisse entendre Lukacs. Mais c’est oublier que cette visée didactique, certes présente 451 , ne supplante pas le rôle nécessaire, central, de la description quant au rythme de l’œuvre, quant à sa structure qu’on dira musicale. Elle est donc indissociable de la forme même de l’œuvre, et fonctionne de manière dialectique avec la part événementielle du récit.

Mais poursuivons notre enquête sur l’architecture intellectuelle de cette vision du monde, cette fois en en explorant le pôle scientifique. Car, « bien sûr, c’est à la science que doivent s’adresser les romanciers et les poètes, elle est aujourd’hui l’unique source possible », dit encore Sandoz 452 . C’est aussi pour des raisons scientifiques qu’on veut réduire la place de l’événement dans la fiction.

Le ton est d’ailleurs souvent à la limite du scientisme – en témoignent nombre des "pensées" du Docteur Pascal :

‘« C’était une clarté terrible que la science jetait sur le monde, l’analyse descendait dans toutes les plaies humaines pour en étaler l’horreur. […] Malgré tout, c’était un cri de santé, d’espoir en l’avenir. Il parlait en bienfaiteur qui, du moment où l’hérédité faisait le monde, voulait en fixer les lois pour disposer d’elle, et refaire un monde heureux. » 453

A nouveau, parmi les adversaires du naturalisme, Lukacs est en première ligne, qui reproche cette fois à Zola de ne donner aux actions de ses personnages que des causes d’origine biologique ou physiologique 454 .

On sait en effet l’importance de l’ouvrage de Darwin, des théories sur l’hérédité du docteur Lucas 455 , des idées de Claude Bernard, dans l’élaboration des nouvelles "méthodes" romanesques. Influence qui ne s’exerce pas seulement dans le choix des thèmes, ni, si l’on suit Lukacs, dans le déterminisme biologique qui rive les personnages à leur destinée : la science contemporaine pèse, et sans doute davantage encore, sur les procédures narratives elles-mêmes. Elle est à l’époque une science du continu, du non événementiel. A son image, les techniques narratives vont vouloir dire le continu de l'expérience humaine, trouver aux actions humaines des raisons "scientifiques", minimiser la place de l’inattendu, de l’événement dans le roman – sans toutefois parvenir à en faire complètement l’économie 456 .

A l’époque de son apogée, on a pu dire que le roman naturaliste développait une sorte de « darwinisme littéraire ». C'est le titre d'un article du Télégraphe,en mai 1885, qui se poursuit ainsi :

‘« Je t’aime parce que tu es fort ! Ouvrez les livres de M. Emile Zola, c’est le cri féminin qui retentit dans son œuvre tout entier depuis Thérèse Raquin jusqu’au Bonheur des Dames. Force et conquête, ce sont aussi les deux immuables substantifs que le lecteur rencontre presque dans tous les chapitres de Bel-Ami ». ’

Or, selon l’auteur de l’article, les romanciers qui font cette lecture de la doctrine darwinienne se trompent :

‘« Quand Darwin écrit que l’existence est au plus fort, il entend par là que l’existence appartient au mieux organisé. Quand il parle du combat pour la vie, il entend parler seulement d’une lutte pour le maintien des perfections d’une espèce, et non pas du combat égoïste d’un individu soutenant ses médiocres intérêts personnels. […] Sa théorie, exacte quand il s’agit d’une conception historique de la formation de l’homme sur la terre, devient fausse dès qu’on en fait une théorie d’action et qu’on prétend en trouver la pratique et le contrôle dans les événements de la vie quotidienne et l’établir en règle absolue pour la conduite des choses contingentes. […] Le roman contemporain, dupé par les termes et insuffisamment éclairé sur les systèmes, révolté justement contre le faux spiritualisme, par une réaction aussi erronée que les erreurs qu’il combat, ramène l’homme à une psychologie rudimentaire, à une intelligence presque cellulaire, et, par crainte de trop l’élever, le rabaisse outrageusement jusqu’à lui faire réintégrer l’animal. » 457

Certes, ce point de vue est contemporain du naturalisme triomphant, et on peut penser qu’il force le trait polémique. Pourtant, il y a bien là une contradiction – presque doctrinale. Car si le naturalisme refuse l’héroïsation 458 , de ces cyniques qui luttent pour leurs « seuls intérêts personnels », comme le suggère l’auteur de l’article, cette idéalisation de la force vitale brute ne fait-elle pas malgré tout des héros ?

Il est bien vrai que nombre des personnages naturalistes illustrent la loi du plus fort. Mais cette simple "force", ils la subissent beaucoup plus qu'ils ne l’utilisent à leur profit en en contrôlant les effets. On connaît les "anti-héros" du naturalisme, ces soldats anonymes de la Guerre de Sécession, « animaux écorchés et couverts de sueur dans la chaleur et l’angoisse de la guerre 459  », ces ouvriers broyés par le capitalisme triomphant, ces prostituées écrasées par la misère...

Zola s’explique, toujours dans Le roman expérimental : le romancier naturaliste est déterministe, pas fataliste. La différence ? On la trouve chez Claude Bernard : « Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d’un phénomène indépendant de ses conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d’un phénomène dont la manifestation n’est pas forcée ». Zola le répète, il est possible d’agir sur le milieu : « du moment où nous pouvons agir, et où nous agissons sur le déterminisme des phénomènes, en modifiant les milieux par exemple, nous ne sommes pas des fatalistes 460  ». A l’exemple du docteur Pascal, qui a retiré sa nièce Clotilde de son milieu, à l’hérédité si chargée :

‘« Jadis, lorsque, toute petite, l’enlevant à un milieu exécrable, il l’avait prise avec lui, il avait sûrement cédé à son bon cœur, mais sans doute aussi était-il désireux de tenter sur elle l’expérience de savoir comment elle pousserait dans un milieu autre, tout de vérité et de tendresse. C’était, chez lui, une préoccupation constante, une théorie ancienne, qu’il aurait voulu expérimenter en grand : la culture par le milieu, la guérison même, l’être amélioré et sauvé, au physique et au moral. […] elle eut la sensation nette du long travail qui s’était opéré en elle. Pascal corrigeait son hérédité, et elle revivait la lente évolution, la lutte entre la réelle et la chimérique. » 461

D’où vient donc ce déterminisme, capable d’agir sur le milieu, au sens biologique du terme ? D’abord du darwinisme, sans aucun doute, et, rejoignant la première sphère que nous avons étudiée, d’une politique qui l’épouse 462 .

L'autre influence scientifique majeure, c’est donc bien sûr celle de Claude Bernard. Il s’agit de prendre pour modèle les sciences exactes – ce que précisément, se détachant de sa définition comme d’un art, cherche à faire la médecine de l’époque, en particulier avec l’auteur de l’Introduction à la médecine expérimentale. La littérature peut-elle à son tour opérer la même mutation ?

En fait, la position de Zola à l'égard de ces modèles scientifiques est assez ambiguë. Car sa scientificité, revendiquée, ne le met pas à l’abri d’une vision réductrice, et de la science, et de la littérature.

La référence à Claude Bernard joue chez Zola un rôle similaire à celui de la théorie évolutionniste chez Spencer : comme une métaphore qui piègerait celui qui la déploie. Qu’en est-il chez l’évolutionniste anglais ? Il fait d’abord une analogie entre la nature et la société dans leurs fonctionnements respectifs (l’organisme social est comparable à l’organisme biologique). Puis il se laisse prendre par ce qui est bel et bien une métaphore jusqu’à appliquer le principe de sélection naturelle évolutionniste, tel qu’il agit au sein de la nature, au fonctionnement de la société, ouvrant ainsi la voie à toutes les dérives que l’on connaît (eugénisme, sélection raciale, etc.) 463 .

La pirouette plus ou moins consciente de Zola fonctionne de la même façon. N'est-il pas à son tour saisi par le démon de l’analogie, lorsqu’il rapproche la méthode expérimentale de Claude Bernard et le roman naturaliste pour finir par affirmer que rien ne les différencie ? Un roman scientifique décrivant l’âme humaine, dénué de surprise, telle est l’ambition du naturalisme.

A l’époque, la distinction pour nous familière entre sciences "dures" et sciences humaines, n’est pas encore faite – et pour cause, puisque les secondes sont en train de naître, calquant leurs méthodes sur celles des sciences exactes. Zola, sans le savoir, contribue à cette naissance : son objectif est bel et bien sociologique (il veut faire « l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire »). Le naturalisme est donc d’abord une méthode, qui veut « résoudre scientifiquement la question de savoir comment se comportent les hommes, dès qu’ils sont en société 464  ». Scientifiquement, c’est-à-dire sans qu’accidents imprévus, événements inattendus, ne soient susceptibles de justifier ou d’expliquer ce comportement, ni ne viennent interférer dans l’analyse, la déranger : « au lieu d’imaginer une aventure, de la compliquer, de ménager des coups de théâtre qui, de scène en scène, la conduisent à une conclusion finale, on prend simplement dans la vie l’histoire d’un être ou d’un groupe d’êtres, dont on enregistre les actes fidèlement. L’œuvre devient un procès-verbal, rien de plus… 465  ».

Dans cette vision scientifique syncrétique, évolution et hérédité se rejoignent. Ainsi l’animalité brute qui caractérise tant de personnages de Zola est imputée à une évolution qui transmet de générations en générations largement autant les tares que les vertus.

Où l’on voit que l’hérédité, l’autre grande théorie biologique annexée par le naturalisme, contribue elle aussi à réduire encore le pouvoir de contrôle du héros sur son propre destin, l’autonomie de son action. L’hérédité, c’est la traduction de l’évolution à l’échelle de l’espèce, de la "race". Alors l’événement, lorsqu’il surgit, va être la plupart du temps la conséquence d’« une fêlure héréditaire »… C’est Jacques Lantier, la « bête humaine », qui vit « dans cette angoisse d’un homme poussé à des actes où sa volonté n’était pour rien, et dont la cause en lui avait disparu 466 ». Le héros n’a pas le pouvoir de modifier la courbe de son destin, ni de surmonter les catastrophes qui le déterminent… C’est l’Etienne Lantier de Germinal, prisonnier de son alcoolisme héréditaire.

Les rapports de l’hérédité et du milieu (il y a deux axes : l’un, vertical, génétique – celui de la nature, du temps ; l’autre, horizontal, est celui du social, et ces deux axes sont des déterminations auxquelles on n’échappe pas), la lutte pour la vie, la part biologique dans l’humain, l’ordre naturel qui s’impose à tous… On peut résumer tout cela par cette formule : la société humaine est le milieu biologique de l’espèce humaine. Ce qui fait de la sphère politique la variante humaine de la lutte pour la vie, à l’image de la révolte d’un Etienne Lantier ; cette vie dont le fleuve nous submerge, tel Jacques Lantier, débordé par des folies et des fureurs qu’il ignore ; ce fleuve qui à travers nous poursuit son infini cours :

‘« La vie poursuivait son cours, se propageait selon ses lois, indifférente aux hypothèses, en marche pour son labeur infini. Au risque de faire des monstres, il fallait bien qu’elle créât puisque, malgré les malades et les fous qu’elle crée, elle ne se lasse pas de créer, avec l’espoir sans doute que les bien portants et les sages viendront un jour. La vie, la vie qui coule en torrent, qui continue et recommence, vers l’achèvement ignoré ! la vie où nous nous baignons, la vie aux courants infinis et contraires, toujours mouvante et immense, comme une mer sans bornes ! » 467

Voilà pourquoi on a pu dire que rien ne se passe dans nombre de romans naturalistes, et peut-être plus largement que le roman naturaliste est un roman sans événement. Comme l’écrit Alain de Lattre, « les dimensions[…] qui écrasent le personnage sont tellement démesurées qu’il disparaît sous ce qui lui en revient 468  ».

Il y a pourtant des événements accidentels. Mais l’accident, bien loin d’être inattendu, ne peut qu’arriver, comme une conséquence logique, inéluctable, des conditions de vie : Jeanlin, lorsqu’il est enseveli dans la mine, les Malavoglia, lorsque sombre leur barque, la Providence, Effi Briest 469 , lorsqu’elle "tombe" dans l’adultère – tous plient sous le poids du déterminisme qui les enclôt, et dont l’accident qui survient n’est que l’un des symptômes. Coupeau, lorsqu’il tombe du toit, c’est un déterminisme social, Jacques Lantier, lorsqu’il se jette sur les femmes, c’est un déterminisme organique. Tôt ou tard, l’ouvrier ne peut que subir l’accident qui va le priver de revenus, et l’enfoncer rapidement dans la misère et l’alcool. Alors lucides sont les femmes, Gervaise, la Maheude, qui voient ce néant qui les saisit, dont elles crèvent à petit feu, enserrées par ces forces oppressantes, contraignantes – forces qui sont en même temps la toute-puissance de la vie.

Car la lutte pour la vie revêt un double caractère. D’un côté, elle « fait l’âpreté des sentiments et la violence des passions » : c’est « la figure de l’individu ». De l’autre « elle prescrit à celui-ci sa place dans la société : il est cloué dans un espace défini – comme Gervaise à l’intérieur de son faubourg, Saccard dans la spéculation et le paysan dans sa terre ». Où le physiologique, vertical, individuel, et le sociologique, horizontal, collectif, se rejoignent et se traduisent en termes de puissances, de forces, d’obsessions mortifères, pour que la vie se poursuive, coûte que coûte. La société est une sorte de « nature dénaturée 470  », qui a subi une « double distorsion », d’abord en déplaçant la loi de la sélection naturelle du niveau de l’individu à celui de classes qui n’ont pas de fondement naturel, ensuite en imposant une « sélection négative » basée sur le profit.

Dans un premier temps, on peut donc affirmer que le naturalisme a toujours cherché à minimiser la place de l’événement dans ses constructions romanesques – et d’abord à cause de sa "vision du monde" : le déterminisme assigne à chacun sa place dans la société, et chacun ne peut guère espérer transformer ses conditions de vie. L’événement qui pourrait surgir du choc des volontés et des intérêts n’aura pas lieu : on subit son destin, si proche de celui de son voisin. Comme le dit Chevrel, denombreuses œuvres naturalistes sont construites selon « une structure destinée à étudier la transformation différentielle d’individus proches les uns des autres 471  ». Pur darwinisme que cette vision du monde, qui veut, le plus possible, gommer toutes les discontinuités possibles.

Transformations différentielles, en effet : malgré la violence des souffrances subies, il n’y a que très peu de heurts et d’imprévus. Si le destin de tant de personnages naturalistes se ressemble, n’est-ce pas que les "conditions nécessaires" qui les déterminent (le poids de l’hérédité, marque de la continuité dans le temps, le poids de la position occupée au sein de la société, cette même marque dans l’espace du social) sont, au moins, parallèles, et qu’il n’y a dès lors que des différences de degré, et non de nature, entre eux ? Une telle exigence de continuité impose de réduire d’autant la part de la surprise, de l’événement dans le roman.

D’où encore le rejet naturaliste du tragique. Les dieux ont quitté le monde, et l’homme moderne est seul, loin de cette transcendance qui transformait la vie en destin. On sait que le tragique, en tout cas dans l’interprétation qui prévalait au moins depuis Hegel, se fondait sur le conflit entre deux causalités de l’événement qui advient : une causalité humaine, qui rendait humain, trop humain, cet événement, et une causalité transcendantale, celle des dieux, du destin, etc., qui le rend inexplicable, d’un ordre qui nous dépasse 472 . Le tragique, c’était cette confrontation où les événements étaient autant de catastrophes que les dieux faisaient surgir dans la vie des hommes : « Tel est le sort que les dieux ont filé pour les pauvres mortels […]. Deux jarres reposent sur le sol de la maison de Zeus, pleines de tous les dons qu’il veut nous accorder : l’une de maux et l’autre de faveurs 473  ». Mais les Moires qui tissaient la toile du destin des hommes ont quitté la scène, Anankê s’est éloignée…

La liberté de l’homme en cette fin du XIXe siècle se heurte aux déterminations sociales, à celles issues de l’hérédité, hérédité qui peut plonger ses racines jusque dans une animalité ancestrale, comme chez Jacques Lantier. Les deux influences, celle du milieu et celle de la "nature", conjuguent ainsi leurs effets pour imposer aux êtres un déterminisme qui ne laisse guère de place à la surprise, ni à l’initiative individuelle – ne serait-ce que d’une utopique révolte contre des dieux qui nous ont abandonnés. On est écrasé par une fatalité "organique", où le déterminisme d’origine biologique remplace le destin, fondement du tragique. Les faits eux-mêmes, « la succession fatale des événements », sont soumis à ce déterminisme : « Ils se sentirent tellement poussés, écrasés, attachés ensemble par les faits, qu’ils eurent conscience que toute révolte serait ridicule », et « ils finirent par comprendre que les faits n’avaient pas besoin d’eux 474  » . Il n’existe plus de forces agissant sur l’homme qui ne soient identifiables (ce qui n’est pas dire maîtrisables), car ces forces ne sont plus celles, d’ordre divin, de la tragédie classique.

Sans directement les nommer, Nietzsche a fustigé dans La naissance de la tragédie ce refus du tragique parles écrivains naturalistes, à travers la figure de Socrate, leur père à tous, « vrai mystagogue de la science […], type d’une forme d’existence inconnue auparavant : le type de l’homme théorique », celui qui a « cette croyance inébranlable que la pensée, guidée par la causalité, descend aux ultimes abîmes de l’être ». Et c’est par Platon qu’a été transmis à toute la postérité « le modèle d’une forme d’art nouvelle, le roman », dans lequel la poésie n’est plus que la servante de la philosophie dialectique. Ainsi la vision tragique serait niée par la volonté de savoir et de connaissance qui est au fondement de l’art naturaliste – cet "art" que Nietzsche condamne si fortement 475 .

La vision scientifique du monde des écrivains naturalistes supprime ce qui est l’essence du conflit tragique selon Hegel : la confrontation aux volontés et aux désirs plus ou moins tyranniques des dieux. L’"explication" mythique des vicissitudes de la vie et des événements qui la bouleversent n’est plus de mise. Dans L’Assommoir, la mort du mythe était présentée sur le mode du regret. Dans Nana, un stade supplémentaire est atteint. Zola, écrit Chevrel, y « met en scène la déchéance du mythe », sur l’unique mode de la dérision 476  :

‘« Ce carnaval des dieux, l’Olympe traînée dans la boue, toute une religion, toute une poésie bafouée, semblèrent un régal exquis. […] on piétinait sur la légende, on cassait les antiques images. Jupiter avait une bonne tête, Mars était tapé. La royauté devenait une farce, et l’armée, une rigolade » 477

C’en est bien fini de tout modèle idéal préétabli, le Destin n’impose plus ses lois, l’Olympe est renversée, ridiculisée, le fatalisme cède le pas au déterminisme – celui du milieu et de l’hérédité. Les héros sont bien seuls…

Difficile décidément de conserver l’événement, ce point nodal du roman qui, venant bouleverser leur vie, déclenchait toute la cascade des péripéties romanesques. On n’est plus dans l’exceptionnel, et le héros qui s’affronte avec ses seules forces aux puissances divines, et en tire toute sa gloire – ce héros-là est mort. Ce qui a deux conséquences. Du côté des "événements" d’abord : on va s’intéresser à ce qui est le moins frappant, le moins surprenant, le plus banal, bref le moins apte à être ainsi nommé. Pour reprendre une formule de Jakobson, on s’arrête sur « l’inessentiel »  et on le transforme en « essentiel » 478 .

Mais il n’y a pas que les mythes qui sont tournés en dérision. La parodie contrefait aussi les modes traditionnels de représentation de l’événement fictionnel. Voici une plaisante page de Misericordia, de l’écrivain espagnol Benigno Perez-Galdos :

‘« Comme la vieille discoureuse terminait sa péroraison, survint un événement inouï, phénoménal, qui ne saurait être comparé qu’à la foudre tombant au milieu de la communauté mendiante ou à l’explosion d’une bombe, tant il sema la stupeur et l’épouvante dans le groupe de la misère. Les plus anciens ne se souvenaient de rien de semblable ; les nouveaux ne se rendaient pas compte de ce qui arrivait. Tous restaient muets, perplexes, comme anéantis. Que se passait-il, en somme ? Rien : don Carlos Moreno Trujillo, qui toute sa vie, – depuis que le monde est monde –, sortait invariablement par la calle d’Atocha … eh bien ![…] était rentré dans l’église pour en ressortir par la calle de las Huertas, fait singulier, absurde, qui équivalait à une marche arrière du soleil dans sa course » 479

La caricature des procédés traditionnels de la narration est poussée jusqu’à l’outrance dans ce roman des bas-fonds madrilènes, où un fait parfaitement anodin devient un événement « inouï, phénoménal ».

Reste, et c’est aussi le signe de la position paradoxale, voire intenable, du récit naturaliste sur cette question, que ce pseudo-événement, rendu encore plus dérisoire par la manière d’en rendre compte, est au centre même du roman, et sert de déclencheur à la fiction qui ici commence…

Autre façon encore de réduire l’importance de l’événement central autour duquel se construit la fiction : le mettre en avant, dès le titre. Disparaît ainsi, pour une très large part, le "suspens" issu du surgissement inattendu de cet événement. Eça de Queiroz use de ce procédé dans La relique[1887] 480 . La substitution des paquets qui contiennent, l’un, des objets religieux que le héros destine à sa tante (et surtout la couronne d’épines fictive qu’il a "inventée" à Jérusalem) pour, se la conciliant, acquérir son immense héritage, l’autre, la chemise de nuit d’une prostituée rencontrée à Alexandrie sur le chemin de Jérusalem (relique pour lui autrement plus précieuse que la première) – cette substitution est presque annoncée par le titre, qui met l'accent sur l'objet central du roman. On s’y attend donc, elle devient évidente dès que le héros transporte dans ses bagages ses deux paquets, si semblables d’aspect, si opposés de contenus. Et la scène mélodramatique où la tante ouvre religieusement le paquet qui ne lui est pas destiné ne comporte aucune surprise. Dérision qui nie l’événement romanesque, selon un procédé de mise en avant qui ressemble à celui de Perez-Galdos ? Sans doute – mais là aussi, comme l’écrivain espagnol, Eça de Queiroz construit tout son roman autour de cet événement que d’un autre côté il rabaisse…

Façons de nous dire que l’événement romanesque a de moins en moins d’importance… Du côté des personnages aussi, le refus de l’exceptionnel n’est pas sans conséquence. Leur position face à ce qui leur advient change du tout au tout. C’est Zola lui-même qui le dit : désormais « les faits ne sont là que comme les développements logiques des personnages 481  ». Y aurait-il là quelque chose qui, rapidement lu, ressemblerait à l’idée sartrienne de l’événement définissant : les événements sont dans l’essence même des personnages, comme faisant partie de leur détermination propre ? Non, car si on peut encore écrire que le personnage n’est défini que par ce qui lui advient, c’est dans un tout autre sens que dans le réalisme balzacien : les événements qui lui arrivent l’écrasent, pèsent de tout leur poids sur lui, sans que la révolte trouve d’adversaire contre lequel se dresser (sans donc que le tragique puisse se développer), et sont inscrits de toute éternité dans sa "nature", tant héréditaire que sociale. Dans les romans de Zola, comme l’écrit Claude Duchet, on assiste à « une dissolution du personnage dans ce qui lui vient 482  ». C’est Gervaise, dans L’Assommoir, c’est Renée, dans La curée, c’est Jacques Lantier, dans La bête humaine. C’est presque déjà Thérèse et Laurent, les deux criminels de Thérèse Raquin – presque, car ils sont encore, un peu 483 , agents du drame.

Voilà qui rejoint le fameux côté « tranche de vie », acte de foi de tout écrivain naturaliste. Le roman comme simple découpage entre un avant et un après, sans discontinuité ni rupture : rien d’extraordinaire ne se passe, ni avant, ni pendant, ni après le moment du "récit". Et ce qui se passe dans ce moment même n’est ni plus terrible, ni plus extraordinaire, ni plus exceptionnel que ce qui a pu se produire dans la vie antérieure des personnages, que les faits de leur futur. On connaît les formules de Zola : « c’est un lambeau d’existence, quelques années de la vie d’un homme ou d’une femme, qui a tenté le romancier », qui a pour unique ambition de « donner au lecteur un lambeau de la vie humaine 484  ».

Dès l’entame il s’agit de marquer cette continuité avec l’"avant" du récit. L’incipit naturaliste le plus pur consisterait, « non pas à révéler un fait extraordinaire, mais à pointer ce qui, dans l’ordinaire, retient l’attention de l’écrivain 485  ». Il se doit donc d’être le plus banal, le moins écrit possible. Modèle exemplaire, Tchékhov, dont les ouvertures, pour la plupart, se limitent à une simple indication temporelle : « Par un bel après-midi de printemps… », « Par une sombre nuit d’automne… », « Il était midi… », « La nuit de Noël… », « Un certain jour… », « Un jour de la semaine du carnaval… », « Le soir du lundi de Pâques… », « Par un beau soir… », « Il n’était pas plus de six heures du soir… », « C’était la veille de Noël… », « Une heure du matin… » 486 .

Traduction du principe darwinien de continuité dans l’ordre narratif que cette esthétique du fragment ? On pourrait en effet le dire, puisqu’à l’opposé absolu de celle des romantiques allemands (le fameux « fragment clos sur lui-même comme un hérisson » de Schlegel 487 ), elle souligne que le récit qui débute n’est que le prolongement d’une histoire qui a déjà commencé, bien avant, que le récit qui s’achève va se poursuivre, bien après. L’élan de la vie, dans sa marche puissante et ininterrompue, traverse le roman. Avec aussi, on peut le souligner, un effet connexe d’atomisation, puisqu’on opère des coupes dans la réalité : c’est aussi cela, le côté « tranche de vie » du récit naturaliste.

On dira bien que les romanciers naturalistes sont écrivains de "l’instantané" – en entendant le terme dans son sens photographique : le romancier tire un cliché, prend un "instantané" qui s’insère tout naturellement dans la vie des personnages. Mais il faut se garder d’entendre, dans l’adjectif, l’adverbe : "instantanément" signifierait plutôt l’immédiateté de l’événement qui surgit, ce qui est loin du propos naturaliste – en tout cas de celui de Zola.

Ajoutons que cette théorie de l'instantané, de ce « morceau de vie coupé en pleine étoffe 488  » peut rendre compte d'autres pratiques narratives, très différentes de celles de Tchékhov. Privilégiant l’effet de surprise dès l’entrée en matière, on veut cette fois jeter directement le lecteur dans un récit sans préliminaire. Voilà qu’on retrouve l’in medias res.

Foin cette fois des explications préparatoires à l’action, des descriptions de son cadre, de ses circonstances temporelles, lois presque obligées du roman lorsqu’il s’agissait d’aménager l’entrée en fiction. Ainsi, au nom d’une même science, appuyée sur un même principe de continuité, on va rencontrer des œuvres naturalistes qui débutent « en pente douce » (Tchékhov, Zola souvent), et d’autres qui commencent in medias res 489 . Pur et simple découpage dans la "réalité" alors, sans ménagement pour les habitudes du lecteur.

Mais comment peut-on introduire d’emblée dans l’événement, si on refuse précisément toute rupture dans la vie des personnages ? Telle était notre question initiale à propos du naturalisme. Car cette entrée en matière se fait ex abrupto, mais se pense le contraire, à travers une continuité  proclamée de la vie. L’in medias res naturaliste est anti événementiel – donc paradoxal : faisant apparemment entrer de plein pied dans l’action et l’événement, mais comme en même temps la théorie les récuse tous deux 490 … C’est qu’il ne saurait jamais être trop banal, le roman naturaliste 491 .

Que veulent donc les adeptes de cette forme d’in medias res 492 , à la pente abrupte? Nous faire pénétrer dans un monde qui a déjà commencé et ne fait que se poursuivre sous nos yeux. Réduire au maximum la distance qui sépare le lecteur du récit 493 . Faire entrer « dans une continuité déjà en train 494  », dans une "évolution" toujours déjà commencée. La justification est la même – pour des techniques narratives opposées : le récit naturaliste est un épisode, une coupe opérée au sein d’une histoire dans laquelle on nous introduit, soit « en pente douce », soit sans médiation, "verticalement", pourrait-on dire 495 .

Y aurait-t-il donc chez certains auteurs une conscience plus aiguë du hiatus entre la négation de l’événement, justifiée par cette vision de la vie des individus comme conduite par un principe évolutif (l’œuvre comme « procès-verbal, rien de plus », où il ne s’agit plus « d’imaginer une aventure, de la compliquer, de ménager des coups de théâtre »), et ce début en rupture, événementiel s’il en est, in medias res ? Peut-être est-ce bien la perception de cette tension qui a conduit certains à éviter ce type d’ouvertures.

Le maître, Zola, ne s’y est guère risqué 496 . Pour l’essentiel, ses incipit soulignent la durée de l’action qui certes commence – mais à être racontée, car son début est bien antérieur au récit 497 .

D’une façon plus large, on expliquera par ces mêmes raisons le mouvement qui traverse toute l’œuvre de Zola, le souffle de vie qui l’emporte. Cadre de ses récits, la société capitaliste naissante du Second Empire porte en elle le germe de sa propre dissolution. C’est la violence qu’elle fait à l’ordre naturel qui permet d’affirmer que la vie reprendra le dessus, imposera encore et toujours sa nouveauté et la force de ses lois à la société.

Toutes ces certitudes empêchent le Zola conteur de vraiment s’effacer. Quoi qu'il puisse en avoir, dans ces récits l’événement demeure : il n’est pas le "raconteur d’histoires" qu’il est en sus de ses convictions politiques et philosophiques, ce sont bien plutôt elles qui fondent et servent son talent de romancier et la puissance de son génie.

Sa position est singulière, et vaut la peine qu’on y revienne. Car comme d’autres, ailleurs (Eça de Queiroz, Perez-Galdos…), Zola est trop prodigieusement conteur, sa "nature" épique est trop forte, pour « se priver de l’intérêt majeur que constitue l’événement dans un récit 498  ». Mais il est conscient de cette contradiction entre l’événement, nécessaire à la progression du récit, et la théorie naturaliste qui s’attache à décrire l’existence dans sa plus parfaite banalité. Aussi déploie-t-il des trésors de stratégie, faits d’évitements, de dissimulations, de procédés inavouables au regard de ses positions de principe…

Certes, les événements les plus repérables, ceux qui constituent les véritables tournants de l’action romanesque, peuvent être justifiés par les théories "scientifiques" : la chute de Coupeau dans L’Assommoir, on l’expliquera, nous l’avons dit, par cette fatalité sociale qui voue l’ouvrier à l’accident, du fait même des conditions de travail (cadences imposées, dangerosité du métier, etc. : ce thème est au cœur de Germinal), on expliquera les agressions de Jacques Lantier par son hérédité, etc.

Pourtant ces événements, cohérents donc en apparence avec la théorie naturaliste, sont au moins autant là parce qu’ils sont nécessaires à l’économie générale du récit – ouvrant une ère nouvelle pour les personnages (début de la descente aux enfers de Gervaise, par exemple). Leur présence ne se justifie pas seulement par la science et l’idéologie, elle est en outre dictée par des considérations et des contraintes d’ordre purement narratif, qui concernent la progression de l’action 499 . Et ce, même si l’on peut soutenir, là encore, que cette exigence de progrès du récit, avançant vers sa fin, lui donnant un sens (signification et direction), peut se lire comme la traduction narrative de la conception biologique évolutionniste de la société et de l’individu, caractéristique du naturalisme (où la mort de Gervaise doit aussi avoir lieu parce que la classe ouvrière reste sous la domination contraignante du capitalisme triomphant).

On peut en tout cas aisément montrer les procédés tout à fait classiques de "suspens" qu’utilise Zola pour annoncer l’événement. Vue à travers les personnages, la chute de Coupeau est annoncée, différée, dramatisée – bref événementialisée 500 :

‘« Coupeau s’accroupissait, s’allongeait, trouvant toujours son équilibre, assis d’une fesse, perché sur la pointe d’un pied, retenu par un doigt. Il avait un sacré aplomb, un toupet du tonnerre, familier, bravant le danger.
[Gervaise] se tut, craignant un cri de la petite. Malgré elle, toute pâle, elle regardait. […]
Gervaise, muette, la gorge étranglée par l’angoisse, avait serré les mains, les élevait d’un geste machinal de supplication. […]
Le zingueur voulut se pencher, mais son pied glissa. Alors, brusquement, bêtement, comme un chat dont les pattes s’embrouillent, il roula, descendit la pente légère de la toiture, sans pouvoir se rattraper.
"Nom de Dieu !", dit-il d’une voix étouffée.
Et il tomba. » 501

Certes, le roman ne « ménage aucune surprise 502  », selon le vœu de Zola, puisque cette chute est dans l’ordre des choses, de leur déterminisme. Reste que cette façon de mettre en scène le drame qui se noue use à l’envi de toutes les ficelles romanesques destinées à maintenir le lecteur en haleine (passages à la ligne répétés, adverbes marquant la soudaineté, phrases dignes d’un roman populaire, gestes mêmes de Gervaise, du plus pur mélodramatique...). De ce point de vue, Zola est un romancier "classique"…

Il déploie même de nombreux stratagèmes pour, malgré tout, introduire des événements dans son récit. Mais sa façon est détournée, comme coupable, puisque le texte naturaliste, théoriquement, doit partir de "la nature" – et y demeurer : « on part du point de vue que la nature suffit : il faut l’accepter sans la modifier ni la rogner en rien 503  » ... Chantal Pierre-Gnassounou a mis en évidence chez Zola différents modes de neutralisation et de dissimulation de l’événement destinés à « contrer l’emprise de l’événement s’exerçant sur le texte naturaliste ». Cela commence par la « fictionalisation » et la « décontextualisation 504 » : La « faute » de l’abbé Mouret ne se produit que dans une perte du sens du réel, loin du principe de réalité qui prévaut en régime naturaliste : le prêtre ne commet son acte transgressif que lors d’un intermède onirique dont il perd par la suite tout souvenir, et l’acte n’apparaît bien vite que comme une illusion.

Cela peut se faire également par la « dédramatisation ». C’est ainsi que l’adultère, par exemple, n’a pas du tout la valeur dramatique que lui accordent le roman-feuilleton ou le mélodrame, il est parfaitement plat. De même, Chantal Pierre-Gnassounou remarque que dans les ébauches préparatoires de L’Assommoir, Zola, attiré par le mélodrame, mais retenu par la norme naturaliste, « oscille sans cesse entre deux scénarios : la mort de l’héroïne comme événement ou comme non-événement ». Autre exemple, l’inceste de La curée devient très vite « une banale transaction financière 505  ». L’aspect improbable de l’événement est constamment minimisé par le déficit d’informations que l’on délivre à son sujet, contrairement au précepte naturaliste du "tout dire".

On voit que les ellipses du récit chez Zola en marquent souvent les points sensibles, où le romancier cherche à escamoter l’événement, pourtant nécessaire à la progression du récit (c'est encore la mort de Georges Hugon dans Nana, la faute originelle de tante Dide, nulle part jamais vraiment racontée, partout présente pourtant, par l’hérédité de ses conséquences ).

Zola réintroduit donc souvent l'événement dont il semble garder la nostalgie, par des voies détournées, de biais. Par exemple encore sous la forme d’intertextes : les romans qu’on lit, les mélodrames qu’on va voir, ou même qu’on chante comme dans L’Assommoir (« Orpheline on l’avait perdue,/ Et sa voix n’était entendue / Que des grands arbres et du vent »), les faits divers sur lesquels on se précipite dans les journaux – tous ces « succédanés d’événements 506  », parfaitement secondaires par rapport au récit principal, servent néanmoins à accentuer le récit, montrant souvent par anticipation la destinée future des personnages.

Le fait divers a plusieurs fonctions dans Les Rougon-Macquart. Il peut agir à la façon d’un "effet de réel", illustrant, par exemple, sa place si importante dans la littérature journalistique du Second Empire. Mais il sert aussi à montrer combien le texte naturaliste veut s’éloigner de ce type de littérature. Une scène de L’Assommoir est significative à cet égard, lorsque le retour de Lantier s’annonce : « Virginie parut ; elle avait encore vu Lantier. […] Alors Gervaise n’osa plus sortir ; d’autant plus que la concierge et la couturière l’effrayaient beaucoup en racontant des histoires terribles, des hommes attendant des femmes avec des couteaux et des pistolets cachés sous la redingote. Dame, oui ! on lisait ça tous les jours dans les journaux 507  ». Mais on sait que le mélodrame n’aura pas lieu, et que la cohabitation de Lantier et de Coupeau se passera sans heurt. Le récit – ouf! – reste naturaliste, le drame est à côté de l’histoire, dans les faits divers qui n’ont pas lieu, déjouant l’attente du lecteur.

Et pourtant donc, le fait-divers journalistique, et le mélodrame qui en est la version théâtrale, attirent, aussi, et le récit de l’événement dans ces formes primitives est décidément bien tentant. Particulièrement significative de l’attitude si ambivalente de Zola, retenu, contraint par ses propres théories, est, dans L'Assommoir,l'histoire de Lalie Bijard. Inspiré d’un fait divers lu dans L’Evénement (ce même journal populaire lu par le père Cézanne), cet épisode est formalisé dans le roman avec tous les codes et situations du mélodrame. Opposition manichéenne de l’innocence et de la vertu (Lalie) avec le vice et la dépravation (son père). Topos (au sens d'un lieu commun du mélodrame Second Empire) de la fête interrompue par l’entrée du père (quand Lalie invente le jeu du vent et de M. Mardi). Autres "lieux communs" : la porte, élément essentiel pour l’entrée mélodramatique du méchant, l’espace clos de la chambre, d’où il est impossible à la vertu de s’échapper 508 … Tout cet épisode est harmonieusement intégré, du point de vue du récit, dans la descente aux enfers de Gervaise, comme une sorte d’envers : Lalie sert d’exemple de vertu à Gervaise, et chacune des scènes avec Lalie renvoie à l’histoire de Gervaise, montrant l’abrutissement et la violence générés par l’alcool, chez le père de Lalie, chez Coupeau puis Gervaise. Le mélodrame violent que Gervaise ne vit pas, c’est la petite et vertueuse Lalie qui le vit, qui en meurt…

C’est ainsi que, malgré mais sans doute autant grâce à tous ces moyens détournés, Zola renoue avec un certain récit épique, une dimension tragique du récit, contre la vulgate naturaliste de reproduction pure et simple de la réalité. Ces marges, où il multiplie les faits divers, les mélodrames, les anecdotes plus ou moins sordides, bref l’événement dans sa violence la plus brute, – ces marges donnent au récit central un cadre qui le dramatise. Car en définitive ces procédés s’intègrent dans ceux que Zola met en œuvre pour donner malgré tout un aspect épique à ses récits. Sortes de contrepoints, ils participent de l’amplification qui rend son œuvre si reconnaissable, et qui est justement la caractéristique de la forme épique. Par eux, par elle, Zola montre certes l’extrême dénuement de la condition ouvrière, et même plus généralement de la condition humaine – mais aussi ce qui en fait la beauté et la grandeur.

Dès lors c’est un nouveau tragique qui peut apparaître, réactivant les vieux mythes, à travers la nouvelle forme scientifique que leur donne Zola 509 . Et c’est maintenant dans le cœur de l’homme, où, selon le mot d’Alain de Lattre, « l’espace de la science est transporté », que se tient le conflit tragique : il montre l’homme, prisonnier des lois de l’hérédité, confronté à la misère de ce déterminisme, il montre la beauté de sa révolte, condamnée d’avance parce que la place qui lui est assigné au sein de l’espace social, cet autre organisme dont les lois n’ont pas une autorité moindre, est inamovible et inchangeable. Ce ne sont plus les dieux qui oppriment l’homme, « l’homme devient tragique au-dedans de lui-même, écrit de Lattre, il n’attend plus des dieux l’ombre de ce qu’il est ; il est sa propre nuit, sans appel et sans voix 510  ». La nouvelle forme de fatalité qui pèse sur les personnages n’est plus transcendante mais immanente, elle agit dans le sein même de l’homme, tant comme individu que comme élément de la société. Le tragique chez Zola naît de cet écrasement humain par des conditions qui ne sont plus dictées par les dieux, mais définies par la science : l’hérédité, l’imprégnation, la lutte pour la vie, conditions sans doute encore plus implacables que celles qui venaient des dieux, parce qu’à celles-ci, au moins, on pouvait adresser le cri de sa révolte…

Zola construit son œuvre dans cette tension : contrairement à ce qui est souvent dit 511 , jamais il ne renie la théorie, la « méthode expérimentale », et, simultanément, jamais il ne renonce aux procédés narratifs, à ce qu’il pense être les contraintes de tout récit. D’où le rejet de l’événement le plus caricatural (mélodrames, faits divers) dans les marges, en annexe – ce qui en même temps permet de le conserver, servant alors aussi bien d’illustration que de repoussoir pour le récit principal. D’où encore la persistance d’événements centraux, véritables embrayeurs du récit principal, amenés selon les codes et procédés du roman "classique" – mais toutefois justifiés par la "science" (l’hérédité, « l’inévitable déchéance du milieu 512  », l’"imprégnation"…).

Et ces événements centraux sont enfin des métaphores de ce qui arrive ou va arriver aux personnages : dans L’Assommoir encore,la chute de Coupeau, point initial de sa déchéance et de celle de Gervaise, l’annonce en la métaphorisant. Le retour de Lantier, qui marque l’accélération de cette déchéance, c’est à la fois l’image des théories de l’hérédité et de l’imprégnation. C’est la tare qui, un temps disparue, sautant une génération, reparaît, et c’est Gervaise, condamnée à rester toujours la femme de Lantier parce que c’est lui qui le premier l’a possédée 513 .

***

Voies périlleuses, paris difficiles à tenir, on le voit. Comment concilier la scientificité et ce mal nécessaire, l’événement, qui impose sa loi à l’avancement du récit ? Comment échapper au "motif", au sens pictural du mot ? D'où ces ambiguïtés, ces contournements… Sans doute expliquent-ils les multiples pistes qui, à la suite du naturalisme, ont été explorées. Toutes cherchent à échapper au dilemme, toutes cherchent à dépasser – à déplacer – l’alternative.

Certains, poussant la "logique" naturaliste jusqu’en ses derniers retranchements, penseront que le réel est devenu inatteignable. Ils vont dès lors élaborer une œuvre romanesque où la place de l’événement est tellement réduite qu'on se demandera ce qui encore en subsiste, avant de constater qu’il est resté au cœur de la fiction, mais d’une façon complètement nouvelle. Le réalisme a changé de nature, l’événement va devenir intérieur, et c’est dans l’instant de la plus extrême subjectivité qu’on renouera avec le monde. On fera démarrer ce "courant" avec Jens Peter Jacobsen, qui a inspiré, en Europe centrale, toute une génération d’écrivains majeurs, de Stefan Zweig à Hugo Von Hofmannsthal et Thomas Mann, de Robert Musil à Hermann Broch. On étudiera en particulier les deux derniers, dont l’expérimentation fut assez extrême, jusqu’à l’avènement singulier de ce qu’on a pu appelé le « roman-essai ». Dans ce "flux", on comprendra encore le « stream of consciousness » de Virginia Woolf, les épiphanies de Joyce, les « éclairs de perception immédiats et fortuits » de Proust (selon le mot de Beckett 514 ).

D’autres ont balisé d’autres chemins. Dans L’homme révolté, Camus renvoie dos à dos le roman « réaliste » et le roman « rose (ou noir) », « édifiant » : « Que l’événement asservisse le créateur ou que le créateur prétende nier l’événement tout entier, et la création s’abaisse donc aux formes dégradées de l’art nihiliste.[…] Soit qu’il cède au vertige de l’abstraction et de l’obscurité formelle, soit qu’il fasse appel au fouet du réalisme le plus cru et le plus naïf, l’art moderne, dans sa quasi-totalité, est un art de tyrans et d’esclaves, non de créateurs 515  ». On reconnaîtra là deux autres voies romanesques, issues du naturalisme : l’une, celle d’un supposé formalisme, qu’on fera émerger à la fois du thème de la copie (Bartleby et Bouvard et Pécuchet, bien sûr…) et d’un Maupassant peut-être inattendu dans ces parages, où l’événement sera (presque) rejeté, et qui va conduire à des œuvres solitaires et singulières (Kafka, Nathalie Sarraute, Beckett).

L’autre a paradoxalement conduit à la littérature la plus événementielle qui soit : roman d’aventure, prolifération de péripéties, fureur de catastrophes. Seconde voie qui, du message naturaliste, va pour l’essentiel garder le souci de la plus grande proximité à la réalité. On pense ici en particulier à Jack London, Robert Louis Stevenson, Joseph Conrad. Ce qui va conduire, là aussi à un nouveau réalisme, qu’on pourrait presque dire hyperréaliste, dont on suivra la trace, particulièrement et en commençant avec Melville, dans le mythe de la Frontier qui hante la littérature américaine.

Notes
424.

LAUTREAMONT, Poésies II, in Œuvres complètes, Op. Cit., p. 384.

425.

Au sens de Charles Grivel. Par exemple, parmi tant d’autres formules : « Un roman sans extraordinaire est un faux roman » (Production de l’intérêt romanesque, Op. Cit., p. 75).

426.

Joris-Karl HUYSMANS, « Emile Zola et L’Assommoir », L’Actualité, mars-avril 1877 (cité par René-Pierre COLIN, Tranches de vie. Zola et le coup de force naturaliste, Tusson (Charente), Du Lérot éditeur, 1991, p. 135). Guy de MAUPASSANT, « Les bas-fonds », Le Gaulois, 28 juillet 1882 (cité par Colette BECKER, Lire le réalisme et le naturalisme, Op. Cit., p.25).

427.

La première formule est de Zola lui-même : « Fatalement, le romancier tue les héros, s’il n’accepte que le train ordinaire de l’existence commune. Par héros, j’entends les personnages grandis outre mesure, les pantins changés en colosses » (« Gustave Flaubert »[1875], in Emile ZOLA, Le roman naturaliste, anthologie établie et présentée par Henri MITTERAND, Livre de Poche, 2000, p. 54). La seconde se trouve dans Mystères[1892], roman de Knut HAMSUN, dont le personnage se définit ainsi : « Lorsqu’on lui demandait qui il était, il répondait simplement : "Je suis un état de fait" » (trad. du norvégien par I. Guilhon, Livre de Poche, 1978, p. 150). Le (non) héros de ce roman a de singulières similitudes avec le "Grand Escroc" de Melville…

428.

Zola, Le roman expérimental, cité in Le roman naturaliste, Op. Cit., p. 109. Ou ceci : « Le premier caractère du roman naturaliste est la reproduction exacte de la vie, l’absence de tout élément romanesque. […] Toute invention extraordinaire est donc bannie. […] Même toute intrigue manque, si simple qu’elle soit. Le roman va devant lui, contant les choses au jour le jour, ne ménageant aucune surprise, offrant tout au plus la matière d’un fait divers ; et, quand il est fini, c’est comme si l’on quittait la rue pour rentrer chez soi » (Les romanciers naturalistes, Ibid., pp. 53-54).

429.

Eça de QUEIROZ, cité par Kely BASILIO, « Zola et son impact : naissance d’un romancier, Eça de Queiroz », in Zola sans frontières, sous la dir. d’A. Dezalay, actes du colloque International de Strasbourg (mai 1994), Presses Universitaires de Strasbourg, 1996, pp. 166-176 (p. 175).

430.

Déjà, les frères Goncourt, dans la préface de Germinie Lacerteux : « Aujourd’hui que le Roman s’élargit et grandit, qu’il commence à être une forme sérieuse, passionnée, vivante, de l’étude littéraire et de l’enquête sociale, qu’il devient, par l’analyse et par la recherche psychologique, l’Histoire morale contemporaine, aujourd’hui que le Roman s’est imposée les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises » (Op. Cit., p. 24).

431.

Nos références variées, choisies dans toutes les littératures européennes, permettent de mesurer la cohérence théorique autour d’un modèle bien résumé, par exemple, par Alain GUEDJ : « le roman naturaliste se caractérise par la disparition du personnage problématique (le "héros"), par la réduction du champ des possibles romanesques (le "drame" du héros), et par l’effacement du narrateur (impersonnalité de l’ "auteur") » (« L’offensive naturaliste », Histoire littéraire de la France, Editions Sociales, 1977, p. 246).

432.

Emile ZOLA, L’Assommoir[1877], Livre de Poche, 1966, pp. 190-194.

433.

Car l’expansion est aussi spatiale : les anciens quartiers « s’ouvraient de toutes parts au grand air. […] Mais, parmi les maisons neuves, bien des masures branlantes restaient debout […]. Sous le luxe montant de Paris, la misère du faubourg crevait et salissait ce chantier d’une ville nouvelle, si hâtivement bâtie » (Ibid., p. 459).

434.

Giovanni VERGA, Les Malavoglia[1881], trad. de l’italien par M. Darmon, Folio Gallimard, 1997, p.278.

435.

Maupassant, Les Bas-Fonds, Op. Cit., p. 25.

436.

Guedj écrit : « …la liquidation des "scènes" et du "drame" balzaciens a les mêmes vertus démystificatrices que la liquidation du personnage. […] Le "récit" naturaliste ne progresse pas, il réitère inlassablement ses prémices ; sa "conclusion" ne dénoue pas, c’est une sommation itérative » (Op. Cit., pp. 246-247).

437.

D’où cet autre reproche de Lukacs : il n’y a pas chez Zola de personnages "positifs", de ces héros qui encouragent la classe ouvrière à faire progresser le monde, par la lutte des classes, vers la "dictature du prolétariat" (Cf. Problèmes du réalisme, Op. Cit., pp. 163-166). Poussée à l’extrême, on sait vers quoi a conduit cette théorie : au « réalisme socialiste » – c’est-à-dire à l’absence de l’art…

438.

« Sans conception du monde on ne peut faire un récit correct ni bâtir une composition épique correcte, structurée, diversifiée et exhaustive » (Ibid., p. 162).

439.

Ibid., pp. 155 et 147. Lukacs définit ainsi "l’horizon d’attente" du lecteur d’une fiction bien construite : « L’omniscience de l’auteur met le lecteur en sécurité, lui fournit un foyer au sein de l’univers poétique. Bien qu’il ne sache pas lui non plus les événements à l’avance, il a pourtant l’intuition assez précise de la direction que les événements vont prendre à coup sûr, en raison de leur logique interne, en raison de la nécessité interne des personnages » (p. 148).

440.

Par exemple, à propos de la description du théâtre dans Nana : « Du point de vue littéraire, une telle description est parfaitement superflue » (Ibid., p. 155).

441.

Ibid., pp. 130-131.

442.

Le roman expérimental, Œuvres Complètes, t. 32, Genève, Le Cercle du Bibliophile, 1973, p. 1299.

443.

Henri MITTERAND écrit par exemple : « … la description naturaliste, répondant à un cahier des charges didactique qui tend à lui faire concurrencer l’encyclopédie, se justifie par une "cybernétique" narrative qui ménage fréquemment dans le texte romanesque des temps et des espaces d’arrêt, d’attente, de rencontres, de contemplations, d’exposés, où s’emmagasine et se redistribue le savoir sur les êtres et sur les choses » (Zola et le naturalisme, PUF, Que sais-je ?, 1989, p. 106).

444.

Le temps « ne se voit pas dans l’épaisseur de l’événement : il en est l’enveloppe, la forme extérieure, indifférente aux circonstances et commandé par elles ; il n’en est pas l’étoffe, il n’en produit pas la matière. Le temps n’est rien, hormis ce qui s’y passe et qui se fait sans lui » (Alain de LATTRE, Le réalisme selon Zola, Op. Cit., p. 246). De même, Sylvie THOREL-CAILLETEAU : «Le temps selon Zola est donc à la fois immobile et vide, dans la mesure où il ne délimite jamais, ou presque, la possibilité d’une transformation, d’un devenir ou même d’un événement » (La pertinence réaliste. Zola, Honoré Champion, 2001, p. 102).

445.

Ibid., p. 248.

446.

Ainsi que l’écrit S. Thorel-Cailleteau (Op. Cit., pp. 47 et 115), répondant sans le nommer à Lukacs. Elle ajoute: « elle n’est pas cette dérive infinie qu’on pouvait croire, mais synthèse de l’œuvre, principe d’organisation » (p. 59).

447.

Zola, Le roman naturaliste, Op. Cit., p. 109.

448.

« Seule la liaison avec la pratique, seul l’enchaînement compliqué des différentes actions et épreuves des hommes peuvent révéler quelles choses, quelles institutions, etc., ont substantiellement influencé leur destinée et où et quand cette influence s’est produite » (Problèmes du réalisme, Op. Cit., p. 147).

449.

Le roman expérimental, cité par Sylvie Thorel-Cailleteau, La pertinence réaliste, Op. Cit., p. 47.

450.

Le roman expérimental, GF Flammarion, 2000, p. 235. Yves Chevrel fait un commentaire éclairant sur ces questions (Le naturalisme, Op. Cit., pp. 84-85).

451.

Par exemple : « Les naturalistes affirment qu’on ne saurait être moral en dehors du vrai… Nous enseignons l’amère science de la vie, nous donnons la hautaine leçon du réel » (Le roman expérimental, cité in le roman naturaliste, Op. Cit., pp. 78-79).

452.

L’œuvre, Op. Cit., p. 55. Voir, à la même époque, Lautréamont, qui cherche les « lois » de la poésie, « la géométrie par excellence » (Poésies, Op. Cit., p. 372), qui écrit la fameuse ode aux mathématiques du chant Deuxième de Maldoror…

453.

Le docteur Pascal[1893], Lausanne, Editions Rencontre, 1961, p. 179.

454.

« …chez Zola la vie se développe presque sans structure tant qu’elle est, selon sa conception, socialement normale. Toutes les manifestations de la vie humaine sont alors les produits normaux du milieu social. Mais des forces toutes différentes, totalement hétérogènes, agissent aussi. Ainsi, par exemple, l’hérédité, qui agit sur la pensée et l’affectivité humaines selon des lois tenant de la fatalité et qui produit les catastrophes qui interrompent le flux normal de la vie. Que l’on pense à l’alcoolisme héréditaire d’Etienne Lantier dans Germinal, qui provoque diverses explosions et catastrophes soudaines, lesquelles ne sont nullement en rapport organique avec le caractère d’Etienne ni figurées comme telles par Zola.[…] Partout les lois normales, non structurées, du milieu, demeurent sans lien avec les catastrophes subites provoquées par l’hérédité. De toute évidence, il ne s’agit pas ici d’un reflet correct et profond de la réalité objective, mais d’un affadissement et d’une distorsion des lois de celle-ci, apparue sous l’influence des préjugés apologétiques sur la conception du monde des écrivains de cette période » (Problèmes du réalisme, Op. Cit., p. 142).

455.

Dont l’énorme Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle date de 1850.

456.

En tout cas chez Zola. Sur ce point, d’autres, on le verra, ont poussé plus loin les recherches et les audaces.

457.

Cité par Colin, Op. Cit., pp. 148-149, qui précise que l’auteur de cet article est sans doute Jean Céard.

458.

A titre d’exemple : « … Un homme illustre ! Combien y a-t-il d’hommes illustres dans le monde ? […] Et tous ces hommes illustres se balancent sur une planète qui, comparée à Sirius, n’est pas plus grande que le dos d’une puce. […] et on laisse les hommes illustres écrire des livres pour la promotion de l’adoration des hommes illustres ![…] Je vais abattre toutes vos stupides croyances sur les hommes illustres. […] Je méprise l’homme illustre dans sa loge, à mes yeux il n’est qu’un guignol, les lèvres se pincent de dégoût lorsque je vois sa poitrine enflée et sa mine arrogante » (Hamsun, Mystères, Op. Cit., pp. 263-267).

459.

Crane, L’insigne du courage, Op. Cit., p. 280.

460.

Zola, Le roman naturaliste, Op. Cit., p. 97. On reviendra sur cette distinction, car c’est sur son fond que le roman naturaliste va s’éloigner du tragique, compris comme survenue, non maîtrisable puisque conduite par des instances supérieures (dieux, fatum…), d’événements néfastes dans la vie des personnages.

461.

Le docteur Pascal, Op. Cit., pp. 437-438.

462.

Voir à ce sujet les riches analyses de de Lattre dans Le réalisme selon Zola (Op. Cit.), particulièrement pp. 117 à 141.

463.

Ce qui, disons-le en passant, confirme l’argument de Hume selon lequel les croyances dans les lois et les théories ne sont bien souvent rien d’autre que des habitudes psychologiques. De la même façon, Claude COSTE montre que la métaphore du "récit", cette fois appliquée à la musique, piège bien des commentateurs : « La métaphore du "récit" trahit, en particulier, le désir d’écriture qui porte l’essayiste ou le romancier. Appelé par une musique d’une violente expressivité, l’écrivain projette dans la partition une structure verbale imaginaire qu’il cherche à habiter par les mots de son propre commentaire » (Les malheurs d’Orphée. Musique et littérature au XXe siècle, L’Improviste, 2003, pp. 38-39).

464.

Préface à La fortune des Rougon. Le roman expérimental, Op. Cit., p. 73.

465.

Ibid., p. 109. C’est là que Zola développe ses idées sur l’impersonnalité du roman, si souvent reprises.

466.

« Cela venait-il donc de si loin, du mal que les femmes avaient fait à sa race, de la rancune amassée de mâle en mâle, depuis la première tromperie au fond des cavernes ? » (La bête humaine[1890], Lausanne, éd. Rencontre, 1961, pp. 98). Deleuze a longuement commenté le fonctionnement de cette « fêlure », qui « ne transmet rien sauf elle-même », ce qui est tout « le paradoxe de cette hérédité confondue avec son véhicule ou son moyen » (Logique du sens[1969], Minuit, 1977, p. 373).

467.

C’est l’hymne à la vie qui clôt Le docteur Pascal – et le cycle des Rougon-Macquart (Ibid., p. 451).

468.

Le réalisme selon Zola, Op. Cit., p. 148.

469.

Theodor FONTANE, Effi Briest[1894].

470.

De Lattre, Op. Cit., pp. 155 et 157.

471.

Le naturalisme, Op. Cit., p. 35.

472.

« L’homme est soumis […] à des "forces supérieures", à quoi il est poreux, qui opèrent à la fois en lui et hors de lui, qui le traversent » C’est ainsi que Jules MONNEROT définit le destin tragique, « ce vainqueur qui n’est pas un personnage »  (Les lois du tragique, PUF, 1969, pp. 39 et 49).

473.

Iliade, XXIV, trad. M. Meunier, Livre de Poche, p. 584.

474.

Thérèse Raquin[1867], Livre de Poche, 1991, pp. 241-242, 246.

475.

Friedrich NIETZSCHE, La naissance de la tragédie[1871], trad. de l’allemand par G. Bianquis, Idées Gallimard, 1978, pp. 102 et 96. « Je crains qu’avec notre culte actuel du naturel et du réel, nous ne soyons parvenus aux antipodes de tout idéalisme, je veux dire dans un domaine où il n’y a plus que des musées de figures de cire » (Ibid., p. 54). On est proche des accents baudelairiens (Cf. note 3 ci-dessous).

476.

D’autres romanciers naturalistes se sont attaqués, sur le même mode, au mythe christique, comme le portugais Eça de Queiroz dans La relique[1887], ou Jens Peter Jacobsen dans « La peste à Bergame »[1881].

477.

Nana[1880], Lausanne, éd. Rencontre, 1969, p. 47. Déjà auparavant, la caricature façon Offenbach s’était développée : « Daumier s’est abattu brutalement sur l’antiquité et la mythologie, et a craché dessus. Et le bouillant Achille, et le prudent Ulysse, et la sage Pénélope, et Télémaque, ce grand dadais, et la belle Hélène, qui perdit Troie, et la brûlante Sapho, cette patronne des hystériques, et tous enfin nous apparurent dans une laideur bouffonne qui rappelait ces vieilles carcasses d’acteurs classiques qui prennent une prise de tabac dans les coulisses » (Charles BAUDELAIRE, « L’Ecole païenne »[1852], Œuvres Complètes, Op. Cit., p. 460). A propos de ce « retour de l’Olympe », la position de Baudelaire n’est pas sans ambiguïté : d’un côté il le raille (« depuis quelque temps, j’ai tout l’Olympe à mes trousses, et j’en souffre beaucoup ; je reçois des dieux sur la tête comme on reçoit des cheminées », p. 459), de l’autre il regrette que ce retour ne se fasse que du côté du vaudeville, de la dérision, de la parodie. Car cela disjoint le couple nécessaire de l’art et du sacré, et le « goût immodéré de la forme », la « passion frénétique du beau » qui en sont la conséquence, perdent cette dimension essentielle que seules la religion et la philosophie peuvent procurer à l’art. Notre époque est la fille de cette problématique (l’art pur, la forme pure, de l’écriture de l’aventure à l’aventure de l’écriture, etc.). Roberto CALASSO fait une pénétrante analyse du texte de Baudelaire dans le chapitre I de La littérature et les dieux[2001], trad. de l’italien par J.-P. Manganaro, Gallimard, 2002, pp. 11-30.

478.

Roman JAKOBSON, « Du réalisme artistique »[1921], in Théorie de la littérature, Op. Cit., pp. 98-108.

479.

Benigno PEREZ-GALDOS, Misericordia[1897], traduit de l’espagnol par H. Clouard, Joëlle Losfeld, 1995, pp. 25-26. Cet écrivain (1843-1920), curieusement méconnu en France, est le meilleur représentant de la veine naturaliste espagnole. Son grand roman, Fortunata et Jacinta, dresse un tableau saisissant de la Madrid du XIXe siècle, dans le milieu bourgeois et dans le milieu populaire. Tristana, le film de Luis Buñuel, est inspiré de l’une de ses œuvres.

480.

Eça de Queiroz (1845-1900) subit très tôt l’influence de Flaubert. Il séjourna en France, où il se lia d’amitié avec Zola (l’un de ses romans s’intitule Le crime de l’abbé Amaro, et on peut remarquer que le seul roman de Zola qui a pour titre l’événement central du récit est La faute de l’abbé Mouret, postérieur à celui de Queiroz… Dans quel sens a eu lieu l’influence ? ).

481.

Le roman expérimental, Op. Cit., p. 214.

482.

Nana, Introduction, édition Garnier-Flammarion, 1984, p. 21.

483.

Un peu seulement, car déjà « tout semblait inconscient dans cette florissante nature de brute ; il obéissait à des instincts, il se laissait conduire par les volontés de son organisme » (Thérèse Raquin, Op. Cit., p. 68). Voir la célèbre déclaration de la Préface : « Dans Thérèse Raquin, j’ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères. J’ai choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair »).

484.

Le Roman naturaliste, Op. Cit., pp. 67 et 75. Chevrel résume : « Le texte naturaliste est bien un morceau de fiction découpée dans du réel » (Le naturalisme, Op. Cit., p. 147).

485.

Chevrel, Op. Cit., p. 134. Où « l’extraordinaire [n’est plus] écart par rapport à une norme », mais « analyse cruelle d’une normalité ».

486.

Titres des nouvelles en français : Le juge d’instruction, Le pari, Le renseignement, Le point d’exclamation, La lecture, Le triomphe du vainqueur, Le mystère, La mort d’un fonctionnaire, Le corbeau, Le cordonnier et le malin esprit, Un homme extraordinaire (in Anton TCHEKHOV, Œuvres Complètes, t. VII : Le moine noir, trad. du russe par D. Roche, Plon, 1928).

487.

« Pareil à une œuvre d’art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson » (fragments de L’Athenaeum[1798-1800], trad. de l’allemand et commentés par Philippe LACOUE-LABARTHE et Jean-Luc NANCY, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, 1978, p. 126).

488.

Zola, cité par Colin, Op. Cit., p. 9.

489.

Voir les romans des Goncourt et certains de Zola (La faute de l’abbé Mouret). Selon Del Lungo, même le début de Madame Bovary est « presque à la limite de l’in medias res. […]Si l’incipit de Madame Bovary rentre donc globalement dans la catégorie du début progressif,[…] son attaque dynamique pourrait constituer une première "contestation" des modèles statiques du réalisme ». Il s’agirait d’« un véritable tournant dans la transformation des formes du début, qui aboutit au large emploi de l’ouverture in medias res, surtout à partir du naturalisme » (L’incipit romanesque, Op. Cit., pp. 186-188).

490.

Jacques DUBOIS expose ainsi le dilemme naturaliste : en son début « le texte réaliste rencontre deux exigences difficilement conciliables. D’un côté, il se doit de mettre la fiction en train, d’en instaurer l’appareil (sujet, personnage, décor, instance narrative…). De l’autre, il vise à produire les garanties de l’authenticité de son dire, en faisant référence à un hors-texte et en masquant le caractère fictif de son geste initial » (« Surcodage et protocole de lecture dans le roman naturaliste », Poétique n° 16, 1973, p. 491).

491.

« Hélas ! non, le roman naturaliste n’est pas banal ; il ne l’est pas assez », déplore Zola (Le roman expérimental, Op. Cit., p. 256).

492.

D’autres in medias res naturalistes encore – en se cantonnant au domaine français : « La femme allait-elle être condamnée à mort ? » (La fille Elisa[1877], Edmond de GONCOURT) ; « Leurs cigares charbonnaient et puaient comme des fumerons » (En ménage[1881], Joris-Karl HUYSMANS) ; « "Zut !" s’écria tout à coup le père Roland… » (Pierre et Jean[1884], Guy de MAUPASSANT)…

493.

  C’est ce que Dubois appelle une « perspective ouverte » (Les romanciers de l’instantané, Op. Cit., p. 88).

494.

« Répondant à l’avance aux questions "qui?" et "où?", l’incipit naturaliste s’efforce aussi de devancer l’interrogation "quand?" en insérant le récit dans une continuité déjà en train » (Chevrel, Op. Cit., p. 130).

495.

Del Lungo cite Italo Calvino : « Comme la vie est un tissu continu, et comme tout début est arbitraire, il est alors parfaitement légitime de commencer la narration in medias res, à un moment quelconque, comme commencent à le faire Tourgueniev, Tolstoï, Maupassant » (L’incipit romanesque, Op. Cit., p. 190).

496.

Même si Gérard GENETTE indexe le changement du paradigme, de la focalisation initiale du récit, d’un point de vue externe à un point de vue interne, sur les noms génériques de Balzac et Zola. Les longues préparations contextuelles du premier seraient remplacées par les entrées abruptes du second, « jetant le lecteur en pleine action » (Nouveau discours du récit, Op. Cit., p. 46). Chez Zola, l’in medias res initial reste bel et bien exceptionnel.

497.

Chevrel (Op. Cit., p. 131) a analysé ces procédés dans Les Rougon-Macquart : imparfaits ou plus-que-parfaits « de durée », adverbe « encore », usage de l’article défini pour désigner un objet ou un lieu que le lecteur est ainsi amené à distinguer sans savoir pourquoi…, tous procédés « qui visent à introduire le lecteur dans un procès dont le moment initial n’est pas donné ».

498.

Chantal PIERRE-GNASSOUNOU écrit : Zola est « trop romancier dans l’âme, trop "romantique" », pour négliger la progression narrative, pour « se priver de l’intérêt majeur que constitue l’événement dans un récit » (« Le texte naturaliste à l’épreuve de l’événement », in Evénement et prose narrative III, Besançon, Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté, 1997, pp. 11-38. P. 16). H. Mitterrand : « Zola est un conteur-né, prodigieux agenceur de personnages et de situations imaginés » (Zola, Le roman naturaliste, Op. Cit., Introduction, pp. 9-10). Ailleurs Mitterand parle de l’extrême « fiabilité de ses mécanismes narratifs », qui le différencient des autres écrivains naturalistes (« Programme et préconstruit génétiques : Le dossier de L’Assommoir », in Essais de critique génétique, Flammarion, coll. "Textes et Manuscrits", 1979, pp. 193-226. P. 210). Deleuze enfin a analysé, sur fond de « fêlure », les particularités de l’epos chez Zola, « le dieu épique pour l’histoire des instincts, la condition qui rend possible une histoire des instincts » (Logique du sens, Op. Cit., p. 385).

499.

Mitterand a montré que le schéma quinaire de Larivaille se trouve parfaitement illustré dans L’Assommoir, pour lequel il ajoute : « Visiblement, s’[y] actualise une forme narrative panchronique, qui préimpose ses lois et ses grilles, celles de la fiction, à la prétendue représentation du réel social contemporain. Le récit préexiste à l’histoire, et il n’est pas au pouvoir de Zola – prisonnier en cela des cadres sémiotiques de son espace culturel – de briser ce déterminisme » (« Programme et préconstruit génétiques », Op. Cit., pp. 193-226. P. 222).

500.

Voici ce qu’écrit Jean-Pierre LEDUC-ADINE : « La chute de Coupeau [est] conçue comme une véritable scène dramatique, par la mise en place d’une véritable conscience dramatique, par l’élaboration d’un espace scénique et d’une mise en scène du destin et de la fatalité, éléments qui relèvent essentiellement, du point de vue générique, du dramatique, du mélodramatique même, beaucoup plus que du romanesque » (« Tentation, fonction et construction du mélodrame dans L’Assommoir : un fait-divers, Lalie Bijard ou "la petite mère" », in Zola sans frontières, Op. Cit., pp. 73-83. Note 11, p. 83). Observation fort juste, à condition de préciser que le "romanesque" dont il est ici question est bien celui prôné par la théorie naturaliste…

501.

L’Assommoir, Op. Cit., pp. 131-133.

502.

Les romanciers naturalistes, Op. Cit., p. 53.

503.

Le roman expérimental, Op. Cit., p. 215.

504.

« Le texte naturaliste à l’épreuve de l’événement », Op. Cit., p. 16. Voir p. 20 : « L’événement constitue une véritable épreuve pour le texte naturaliste : épreuve au sens d’un péril qu’il faut surmonter, mais aussi épreuve au sens de test ». Ainsi « le texte naturaliste s’applique à fictionaliser l’événement et de ce fait à le décontextualiser. L’événement est donc toujours plus ou moins situé hors contexte, c’est-à-dire dans un temps et un espace où les contraintes du réel ont été abolies ».

505.

Ibid., pp. 25 et 26.

506.

L’Assommoir, Op. Cit., pp. 256-259. Pierre-Gnassounou, Op. Cit., p. 34.

507.

L’Assommoir, Op. Cit., p. 225.

508.

J.-P. Leduc-Adine a analysé cet épisode dans l’article cité.

509.

Mitterand écrit : « nul n’a mieux associé, au XIXe siècle, les modèles scientifiques et la création mythique : mythes de fondation, mythes du sexe (Nana réincarnant par exemple un type unique qui apparaît dans toutes les mythologies et qui a pour nom Dalila, Circé, Salomé ou Eve, symboles de la féminité, fascinante et perverse), mythes de la révolution, mythes du feu et du sang, de la nausée et du salut… » (« Introduction », Le roman naturaliste, Op . Cit., p. 10).

510.

Le réalisme selon Zola, Op. Cit., p. 65.

511.

Déjà par Henry JAMES : « La doctrine de M. Zola lui-même, si maigre prise à la lettre, peut s’avérer féconde dans la mesure où il s’en écarte dans la pratique romanesque » (« Robert Louis Stevenson »[1887], in Henry James-Robert Louis Stevenson. Une amitié littéraire, trad. de l’anglais par M. Durif et prés. par M. Le Bris, Lagrasse, Verdier, 1987, p. 163).

512.

Dans Le docteur Pascal, le héros éponyme montre à sa nièce Clotilde les dossiers qu’il a constitués sur leur propre famille pour étayer ses théories sur l’hérédité. Le résumé de L’Assommoir décrit Gervaise « coulant avec son mari dans l’inévitable déchéance du milieu » (Op. Cit., p. 166).

513.

De même Nana, quoique fille de Coupeau, ressemblera davantage à Lantier parce que son retour a été le signe de la chute de ses parents.

514.

Samuel BECKETT, Proust[1931], trad. de l’anglais par E. Fournier, Minuit, 1990, p. 47.

515.

L’homme révolté[1951], Idées Gallimard, 1963, p. 323.