Chapitre I. Sus au naturalisme !

la nécessité de l’événement frappant
Robert Louis STEVENSON 517

« Nietzsche avait raison […]. Le monde appartient aux forts, à ceux qui allient la force à la noblesse d’âme, qui ne se vautrent pas dans les mares croupies des compromissions […]. Le monde appartient à la grande brute racée, […], aux vrais aristocrates ». C’est Martin Eden, le héros de Jack London, qui parle. L’aventurier, c’est donc ce "surhomme" qui part à la rencontre des événements, qui les suscite pour mieux les vaincre et affirmer ainsi sa puissance individuelle, grâce à laquelle, pense-t-il, il sera en mesure de "dominer le monde" 518 . Pas moins.

Le roman d’aventures marque le retour, triomphal, de l’événement dans la fiction romanesque. On fait généralement commencer son histoire en 1882, avec la publication de L’île au trésor, deux ans après Ainsi parlait Zarathoustra. Et depuis, on nous répète, à l’envi, que l’aventure est l’essence du roman – de la fiction en général 519 .

Et de l’aventure l’événement est l’essence : il faut que cela bouge, que de l’inattendu toujours surgisse, sous peine de mourir – d’ennui. Car c’est bien lui, le grand ennemi : « Les Anglais d’aujourd’hui, je ne sais trop pourquoi, ont tendance à mépriser l’événement […]. On trouve habile d’écrire un roman sans histoire du tout, ou du moins la plus ennuyeuse possible 520  ». Et s’il n’y avait que les Anglais… Que dire de la lourdeur des récits naturalistes ! Stevenson encore évoque ce « marché aux viandes à la française, dont se délecte une sensualité sans retour 521  », ajoutant qu’il « ne donnerai(t) pas un chapitre du vieux Dumas[…] contre tout le bouillonnement des Zolas ». Vraiment, elle est très indigeste, cette prolifération de « détails », cette « avalanche de faits » et de « prouesses techniques » qui « dégénère rapidement, quand elle est suivie comme un principe, en un simple feu de joie de ficelles littéraires 522  ».

Autre romancier rangé sous la bannière de l’aventure, Joseph Conrad tient le même genre de propos. C’en est assez de tous les « dogmes entravants » et autres credos : fussent-ils romantique, réaliste, naturaliste, ce sont toujours des « formules absurdes visant à prescrire telle ou telle méthode technique ou de conception ». Et d’attaquer plus particulièrement la vulgarité de l’auteur de Crime et châtiment (non sans qu’on soupçonne, en arrière-fond, la vieille rancœur polonaise contre l’envahissant voisin russe) : « Je ne sais pas ce que Dostoïevski représente ou révèle mais je sais qu’il est trop russe pour moi. Cela sonne comme des criailleries féroces venues des temps préhistoriques 523  ».

Décidément, ces étals du marché naturaliste sur lesquels sont exposées les « viandes » du malheur du peuple ne sont guère faits pour attirer le chaland, sombres histoires de prostituées, forcément condamnées à la déchéance, d’ouvriers, bien entendu ivrognes, de criminels, nécessairement exaltés – le tout au nom d’une omniprésente théorie.

On ne peut que s’ennuyer ferme à ces récits. Trop proliférants pour l’un, trop entravés pour l’autre ? Le grief est en réalité le même : l’excès de théorie les contraint, les enferme, les étouffe. Visant la vie, on la manque – par trop d’idéologie. Conrad parle cette fois de Maupassant : ce qui sauve l’auteur de Miss Harriett, ce qui fait son « honnêteté » et sa « vertu artistique », c’est qu’« il n’est jamais ennuyeux 524  ». Traduisons : il n’est jamais contraint par le dogme naturaliste. Et c’est là affaire au moins autant d’éthique que d’esthétique. Risquer d’ennuyer, voilà bien l’impardonnable péché.

Telle est l’opinion qui se répand sur les œuvres naturalistes, puis symbolistes 525 . S’écrivant à partir d’une théorie, pesante, d’une idéologie, engluante, d’une esthétique réaliste beaucoup trop prosaïque, elles manqueraient du même coup l’essentiel. Et c’est bienla proximité par rapport à la réalité quotidienne qu’on dénigre, ce qui explique qu’on verra un Stevenson se réclamer du plus grand irréalisme possible.

L’erreur (la faute) est dans l’air du temps, et l’histoire positiviste de l’époque la commet tout autant : « Les hommes de science nous disent que toutes les aventures des marins sur la mer, toute cette contremarche des tribus et des races qui confond la vieille histoire dans sa poussière et dans sa rumeur, que tout cela est né d’une chose aussi simple que les lois de l’offre et de la demande et d’un certain instinct naturel pour la vie à bon marché ». Quelle « triste et pitoyable explication » ! Ces « tribus qui vinrent du Nord et de l’Est » n’étaient pas constituées de « colons », mais de « pèlerins[…], attirés par l’influence magnétique du Sud et de l’Ouest.[…] Leurs cœurs battaient pour quelque chose de plus noble, cette anxiété divine, ce vieux trouble persistant de l’humanité, qui fit la grandeur de ses exploits et la misère de ses chutes, celle qui ouvrit les ailes d’Icare, qui lança Colomb dans la désolation de l’Atlantique, inspirait et soutenait ces barbares dans leur marche impérieuse 526  ». Le ton est lyrique, qui proclame haut et fort cette vérité : ce ne sont pas les marchands, ces gagne-petits, qui font l’Histoire, mais les aventuriers, ceux qui osent quitter les langueurs du quotidien. L’histoire aussi est affaire de héros.

Les attaques se multiplient – même de l’intérieur de "l’école naturaliste". Le 18 août 1887, cinq disciples de Zola publient dans Le Figaro une lettre ouverte où ils se désolidarisent du maître. Ils retrouvent les accents de Stevenson pour dénoncer la vulgarité de La terre, dernier roman publié de Zola, auquel ils reprochent « une documentation de pacotille, une "enflure hugolique", une ignorance médicale et scientifique totale, une observation superficielle, le rabâchage de vieux clichés, une recherche systématique de la pornographie 527  ».

En 1891, l’un des signataires, J.-H. Rosny, le futur auteur de La guerre du feu, anticipant les réserves de Conrad, s’élève contre « l’étroitesse des formules » du naturalisme. A la même date, Huysmans, qui a pourtant affiché sa prédilection pour les aspects les plus sordides de la vie (des Sœurs Vatard à A vau-l’eau), affûte ses flèches de polémiste pour, du naturalisme, dénigrer « le lourd badigeon de son gros style », « l’immondice de ses idées ». Les « viandes » de Stevenson deviennent sous sa plume « les buanderies de la chair », produites par ce déjà vieil « herniaire du sentiment », ce « bandagiste d’âme » au «vocabulaire de latrines et d’hospices 528  »…

N’y aurait-il que la narration qui soit en cause, y aurait-il seulement là querelle de romanciers, comme l’histoire de la littérature en connaît tant ? L’enjeu est tout autre. On se met à statufier le héros comme celui qui ose se confronter à l’événement, aller à sa rencontre. Et ce serait sans idéologie, comme on a pu le dire un peu vite 529 ? Mais cette primauté accordée sans réserve à l’événement devenu le révélateur du héros, seul capable de surmonter la difficulté qui surgit, en est bien une, et un tel mythe de l’homme fort a même pu conduire aux inquiétantes dérives que l’on sait. Et il n’est sans doute pas facile de se déprendre de cette mystique, même pour les plus lucides : « Je me plains du manque d’aventure, même s’il ne dépend pas de moi ; ce n’est peut-être pas tellement parce que j’aime l’aventure, mais, tranquille, outre l’ennui inhérent à l’absence du changement j’éprouve un sentiment de culpabilité. Car j’ai toujours cru profondément qu’un homme était responsable de sa destinée. Comme on est beau ou laid, par exemple ; donc aimable ou haïssable. Il y a là toute une mystique qu’il faudrait déraciner 530  »…

Cette mystique, qui stigmatise le quotidien, un peu vite opposé à l’aventure, est en effet singulière. On fait deux griefs au naturalisme : d’une part donc, c’est son auscultation des hommes, le sondage des reins et des cœurs au jour le jour qu’on réprouve. Tout ce que Mac Orlan, disciple français du maître Stevenson, a appelé « cet esprit médical et graveleux 531  » : faux réalisme, nous dit-on.

La deuxième faute, elle, est carrément impardonnable : les récits naturalistes génèrent l’ennui, cet ennui qui sourd du morne quotidien, du lent écoulement des jours – celui-là même qu’ils ont pour ambition de narrer dans leurs "tranches de vie". Le syllogisme est imparable : les naturalistes sont ennuyeux, parce qu’il ne se passe rien dans leurs récits 532 . Et pourquoi ne s’y passe-t-il rien ? Parce qu’ils racontent le quotidien et sa triste "viande" 533 . Leur forme est ennuyeuse parce que leur fond l’est.Le quotidien sécrète un ennui mortel, de cette mort à petit feu des jours qui s’ajoutent aux jours. Le quotidien tue l’initiative individuelle, le quotidien, répétitif, étouffe la créativité.

Doit-on alors voir le roman d’aventures comme suite logique au naturalisme desséchant, selon un classique mouvement de balancier ? Sans doute y a-t-il de cela. Les années charnières des XIXe et XXe siècles marquent bien l’avènement du grand roman d’aventures, où le héros se confond avec l’action, avec le mouvement perpétuel des événements qui doivent s’enchaîner de façon soutenue et continuée.

Il s’agit de revenir à la "simplicité" d’une fiction où l’événement, exacerbé, occupe la première position.Le naturalisme s’était trompé de cible. À vouloir dire "la vie", à vouloir éliminer le soi-disant artifice de l’événement, on tombe, au pire, dans le sordide si l’on est naturaliste, au mieux, dans la banalité si l’on devient symboliste. Bref, on manque ce qui fait l’essentiel de la fiction. Il importe de retrouver une certaine immédiateté narrative – dont la forme archétypale est le roman d’aventures. Il importe de revenir au plaisir simple du récit, où les bergères peuvent épouser des princes : « Les évasions de l’aventure servent à pathétiser, àdramatiser, à passionner une existence trop bien réglée par les fatalités économiques et sociales et par les compartimentages de la vie urbaine 534  ». Multiplions les obstacles sur le chemin des héros. Qu’ils sautent d’un événement à l’autre. Plus ils rencontrent d’"ennuis", moins ils s’ennuient – et le lecteur les suit. Telle est cette « nécessité de l’événement frappant » qui fait dire à Stevenson : « ce n’est pas le personnage mais l’événement qui nous arrache à notre réserve. Quelque chose se passe que nous avions désiré pour nous-mêmes…Alors nous oublions les personnages, alors nous écartons le héros, alors nous plongeons dans le récit ».

Darwin a mal été lu – ou du moins on n’a pas su en tirer toute la force romanesque. Le type de récits qu’on requiert maintenant, où l’événementiel est surdimensionné, sera plus immédiat, plus primitif. Voilà pourquoi Stevenson peut identifier le saisissement du lecteur au ravissement de l’enfant dans le jeu 535 . Et London va plus loin : il assimile notre souhait, plus ou moins honteux, d’histoires « terribles ou tragiques », aux peurs de nos aïeux : « la peur plonge des racines profondes dans l’espèce humaine. Elle est apparue au début du monde, elle était l’émotion prédominante dans le monde primitif. Pour cette raison, elle reste aujourd’hui la plus solidement ancrée dans toutes les émotions ». Celui qui parle en nous, n’est-ce pas alors « le sauvage qui s’est endormi, mais qui n’est jamais mort, depuis le temps où les hommes habitaient les bords des rivières, s’accroupissaient devant les feux de camp ? 536  » Voilà pourquoi la seule fiction qui vaille ne peut être faite d’autre chose que de terrible 537 , d’extraordinaire, d’aventures – d’événements. Elle se doit de solliciter des émotions enfantines, d’exciter d’ancestraux instincts…

Oui, la continuité darwinienne est aussi passée par là. Mais on l’a lue tout autrement. Les naturalistes y lisaient le poids de l’atavisme et de l’hérédité. À l’inverse, pourquoi le créateur de la théorie de l’Evolution, puis son épigone Spencer, sont-ils si importants pour les écrivains de l’aventure ? Parce que le culte du héros aventurier rejoint une certaine tendance de l’évolutionnisme qui, dans la sélection naturelle, reconnaît la loi du plus fort 538 .

On va préférer maintenant le thème de la lutte pour la vie, et inventer le roman qui la dit. Secondaires deviennent les aspects psychologiques du héros, qui pourtant revient en force – cette fois comme celui qui est capable d’affronter les coups du destin et de les vaincre. Le héros devient l’aventurier 539 – l’homme sans caractères, au sens où sa spécification individuelle est réduite au minimum 540 . Selon la formule déjà citée de Tadié, « quelque chose arrive à quelqu’un : telle est la nature de l’événement 541  ». En 1924, Edmond Jaloux a parfaitement saisi cette spécificité du personnage de Stevenson ou de London : il n’est « qu’un individu d’une trempe extraordinaire qui part pour avoir des péripéties et qui croit le plus souvent qu’elles poussent tout naturellement dans certaines régions, comme le palmier en Orient.[…] Dans L’île au trésor, dans Le reflux, les événements n’arrivent que par le désir des héros de rencontrer ces événements ; ils ne leur sont pas imposés, – sinon par le caprice de l’auteur 542  ».

Les romanciers de l’aventure veulent raconter la force qui va. Qu’est-il alors de plus approprié pour cela que des récits préhistoriques ? Et c’est ainsi qu’on va réentendre les « criailleries » de Dostoïevski, et beaucoup plus fort, et beaucoup plus directement, dans Docteur Jekyll et Mister Hyde et Olalla 543 (Stevenson), dans Avant Adam et Quand le monde était jeune (London), dans La guerre du feu (Rosny), voire dans L’éternel Adam (Jules Verne) ou Au cœur des ténèbres (Conrad). Les émotions sont ancestrales ? Mettons en scène des hommes primitifs, ou dont l’aspect préhistorique (leur côté Hyde, si peu "caché"…) s’est conservé sous le vernis de la civilisation. C’est le James Ward de Quand le monde était jeune, ce riche businessman qui court la nuit déchirer des animaux à pleines dents. C’est le Kurtz de Conrad, qui s’enfonce au cœur des ténèbres de l’âme humaine comme de la jungle où il règne sur son peuple d’esclaves fanatisés. Remonter le fleuve c’est ici, littéralement, prendre le temps à rebrousse-poil, retourner aux âges farouches d’avant les débuts de l’Histoire 544

La théorie de Darwin, on la prend ici au pied de la lettre, l’évolution, on la comprend comme mue par la loi du plus fort. Dans Un steak, les deux boxeurs de London illustrent ce thème de la lutte pour la vie : « Et il en arrivait toujours et toujours davantage – une jeunesse avide et irrésistible – et ces jeunes éliminaient les vieux, devenant vieux eux-mêmes et dégringolant la pente, tandis que derrière eux se pressait la jeunesse éternelle[…], une jeunesse qui ne peut que gagner et qui ne meurt jamais 545  ». Encore plus fort, Loup Larsen, le surhomme nietzschéen du Loup des mers, justifie son cynisme et sa cruauté par des théories tout droit issues de Darwin et surtout de Spencer. Pour lui, la vie est « une fermentation qui dure » : « Durant ce temps, les gros, pour se nourrir, mangent les petits. Les forts, pour conserver leur force, dévorent les faibles. Ceux qui ont plus de chance sont plus gros que les autres et vivent plus longtemps. Un point c’est tout.[…] Pourquoi suis-je le plus fort ? Parce que je suis un plus gros morceau de ferment que vous 546  ».

Il s’agit toujours de vaincre. De cette lutte, sujet habituel et obligé du roman d’aventures, sans doute pourrait-on d’ailleurs donner une taxinomie aussi formalisée que celle qu’a donnée Propp pour le conte folklorique : guerre entre deux camps (L’île au trésor, Nostromo, La Maison à vapeur) ou entre un individu solitaire et un groupe (Au cœur des ténèbres, Lord Jim, Le loup des mers, Croc Blanc), conflit entre deux héros (Le maître de Ballantrae et son frère, Michel Strogoff et Ivan Ogareff) ou entre deux personnalités contradictoires au sein d’une même personne (Docteur Jekyll et Mister Hyde, Quand le monde était jeune), résistance d’individus exceptionnels contre des éléments contraires (Typhon, Le nègre du Narcisse)… On en oublie certainement, mais les possibilités ne sont pas illimitées pour faire cette "description d’un combat", – en fait cette chasse à l’ennui qui n’ose pas dire son nom.

Or ce malaise ordinaire, d’autres romanciers, plus tard, l’ont pris pour thème central de leurs œuvres. Et c’est dès leur titre que leurs œuvres le disent : de La nausée (Sartre) à L’ennui (Moravia), de L'étranger (Camus) à L’homme qui dort (Perec), du Livre des fuites (Le Clézio) aux Absences du capitaine Cook (Eric Chevillard) 547 .

Voici donc, à notre droite, les Stevenson, les Conrad, les London, ces romanciers pour qui l’aventure est l’essence de la fiction. Eux, ils auraient retrouvé les ressorts événementiels du roman. De la théorie darwinienne, ils retiendraient surtout la loi du plus fort. Ils mettraient directement en scène dans leurs fictions le thème préhistorique, évolutionniste. Il y a du Mister Hyde en eux…

A notre gauche, sur le côté Jekyll 548 , voici ces romanciers de l’ennui, dont les récits s’élaborent autour de ce que les premiers considéraient comme l’antidote absolue à la fiction : le fil (gris ?) des jours, le (morne ?) quotidien. Ont-ils donc voulu écrire des « livres assommants » ? Certes pas. Ils ont pensé que l’on pouvait, selon le mot de Malcolm Lowry, « employer l’ennui comme technique 549  ». Eux n’ont pas écrit de récits préhistoriques, mais ils ont peut-être tiré de la théorie darwinienne ce mode narratif de la continuité qui s’applique si bien au rythme du quotidien (alanguissant ?).

Les uns ont mis le continu darwinien dans les histoires qu’ils racontent : l’atavisme, la mort violente, l’événement qui rompt la monotonie de la vie sur laquelle il se détache tel un récif solitaire et altier. Les autres cherchent à exprimer cette continuité même de la vie, sur laquelle rien ne se détache, et que rien ne saurait réduire – si tant est que cela fût souhaitable.

Les "arguments" des uns et des autres sont de nature aussi bien métaphysique que narrative. A notre tour, transformons-nous en explorateurs pour saisir les enjeux. Et pour ce faire, empruntons certains chemins, ou pour mieux dire ornières, du Voyage au bout de la nuit.

Car vis-à-vis du naturalisme, la position de Céline est ambivalente. A Zola, il reconnaît le mérite d’avoir su montrer la déchéance du peuple, épuisé par les soucis du quotidien 550 . Les naturalistes, pouvaient se permettre de tels tableaux d’où est absente l’aventure individuelle. Forts de leur « foi sociale » en la science et au progrès, ils pouvaient, selon Céline, encore croire à une rédemption du peuple, à sa capacité de conquête de son propre destin, à son contrôle sur les événements qui lui adviennent.

Mais ce temps est révolu : « Notre Coupeau, à nous, ne boit plus tout à fait autant que le premier. Il a reçu de l’instruction… Il délire bien davantage.[…] Depuis Zola, le cauchemar qui entourait l’homme, non seulement s’est précisé, mais il est devenu officiel ». A cette mort lente qui l’étouffe et dont les institutions elles-mêmes maintenant participent, l’homme n’a quasiment plus le pouvoir d’échapper. L’heure n’est plus guère à l’espoir d’un mouvement novateur, d’un événement salutaire. Que reste-t-il donc à raconter ? Les échecs de toutes les vaines tentatives individuelles pour fuir cette misérable condition humaine, réduite à l’immobilité et à l’inertie.

N’est-ce donc pas dans l’entre-deux que se tient Céline 551 , tant du simple point de vue chronologique que narratif ? Chez lui en effet on cherche l’aventure, de manière rageuse, on rêve d’être de son côté, du côté des héros positifs et virils qui arrivent forcément à leurs fins. Mais toujours elle échoue, toujours elle se décompose par la "force" de l’ennui. La force ? Le mot peut paraître paradoxal : les mots qui disent l’ennui sont plutôt construits avec l’a privatif (aboulie, ataraxie, a-dynamisme…), il y aurait plutôt absence de force – sinon peut-être celle d’inertie. Mais "force de l'ennui", la formule convient si bien au cynisme désenchanté et désespéré de Bardamu…

Là aussi le voyage se veut aventure : « …Et je me précipitai rempli de crainte et d’émotion vers d’autres aventures », dit par exemple Bardamu lors de son séjour new-yorkais. Mais hélas, le voyage n’est en fait qu’un « petit vertige pour couillons 552  ». Avec Céline, l’aventure ne peut que rater. Du coup les représentations dégradées dans lesquelles se complaît  l’auteur de Mort à crédit, n’en font que mieux ressortir celles qui sous-tendent le roman d’aventures : la décomposition du monde (dont les envers sont la précision et la netteté du trait), l’immobilité du quotidien, le récit du présent (à l’opposé : celui de l’avenir), l’enfermement – dans la ville, le bateau, le moi (en face, le monde ouvert des aventuriers), et surtout la relation à la mort (certaines expressions sont significatives : il faut supprimer les temps morts, tuer le temps pour éviter de mourir d’ennui…).

Notes
517.

« À bâtons rompus sur le roman »[1882], in Essais sur l’art de la fiction, Op. Cit., p. 212.

518.

Jack LONDON, Martin Eden[1909], trad. de l’anglais par C. Cendrée, 10-18, 1974, pp. 350 et 147 : « ...la véritable aventure infidèle et capricieuse – guide féroce, formidable dans ses punitions et formidable dans ses récompenses,[…] celle qui conduit, parmi les ignobles contacts, aux sommets magnifiques et à la domination du monde ».

519.

« L’aventure est l’essence de la fiction » (Jean-Yves TADIE, Le roman d’aventures, PUF, coll. « Ecriture »,1982, p. 5). « Ainsi on peut dire, en donnant à cette expression une valeur allégorique, qu’en tout livre il se passe quelque chose : le récit d’aventure est l’image même de l’œuvre littéraire, car tout livre constitue par rapport à certaines de ses données initiales un événement, une surprise » (Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Op. Cit., p. 53). « Qu’on le veuille ou non, en effet, l’aventure est l’essence même de la fiction » (Le Bris, Préface, in Stevenson, Essais sur l’art de la fiction, Op. Cit., p. 22). « L’aventure n’est alors qu’un nom commun pour l’extraordinaire paraissant nécessairement comme événement dans le récit » (Grivel, Production de l’intérêt romanesque, I, Op. Cit., p. 74).

520.

Stevenson, « A bâtons rompus sur le roman », in Essais sur l’art de la fiction, Op. Cit., p. 211.

521.

Lettre de R. L. Stevenson à Robert Alan Stevenson, octobre 1883 (citée par Le Bris, Introduction, Henry James-Robert Louis Stevenson. Une amitié littéraire, Op. Cit., p. 23). Même son de cloche chez son ami Henry James, dont l’esthétique est pourtant si éloignée, qui parle des pages « assommantes et imparfaites » de La bête humaine (lettre à Stevenson, 28 avril 1890, p. 206).

522.

Stevenson, lettre citée par Tadié, s. d., Le roman d’aventures, Op. Cit., p. 146, et « Une note sur le réalisme »[1883], in Essais sur l’art de la fiction, Op. Cit., p. 224.

523.

Respectivement : Joseph CONRAD, « Livres », in Propos sur les lettres, Op. Cit., pp. 18 et 21 ; cité par Jean-Jacques MAYOUX, Préface, Au cœur des ténèbres[1899], trad. de l’anglais par Mayoux, GF Flammarion, 2004, p. 61.

524.

« Guy de Maupassant »[1904], in Propos sur les Lettres, Ibid., pp. 94-95.

525.

On pourrait encore citer Jack London. Dans « The Terrible and the Tragic in Fiction »[1903], il parle du « caractère éphémère des récits légers à la mode » : « Si nous mettons de côté l’histoire d’horreur, une histoire peut-elle être vraiment excellente, si son thème est tout, sauf tragique ou terrible ? Les lieux communs charmants de la vie peuvent-ils être transposés autrement qu’en des histoires charmantes et banales ? Il semblerait que non » (in Mille fois mort, trad. de l’anglais (américain) par F. Postif, U.G.E., coll. « Les maîtres de l’étrange et de la peur », 1981, p. 193). Certes, London vise plutôt ici le post-symbolisme qui sévit dans les magazines de la côte Ouest, mais le reproche est le même.

526.

Robert Louis STEVENSON, Will du moulin [1878], trad. de l’anglais par M. Schwob, Allia, 1992, p. 8.

527.

Raimond, La crise du roman, Op. Cit., p. 25 et suiv.

528.

Là-bas[1891], Livre de poche, 1994, pp. 9-10.

529.

Voir par exemple Isabelle GUILLAUME, Le roman d’aventures depuis "L’île au trésor", L’Harmattan, 1999, p. 191.

530.

Michel LEIRIS, L’Afrique fantôme[1934], 1er avril 1932 (Miroir de l’Afrique, Quarto Gallimard, 1995, p. 392).

531.

Pierre MAC ORLAN, Petit Manuel du parfait aventurier, La Sirène, 1920, p. 8.

532.

Raimond voit dans L’éducation sentimentale les prémisses de ce naturalisme (« le roman de Flaubert donne l’impression de ce qui se passe dans la vie, où il ne se passe rien, où c’est la vie qui passe »). Il cite À vau-l’eau, dont le titre « exprime bien cette absence d’énergie, de ressort, d’élan qui caractérise beaucoup de personnages de roman dans les dernières décennies du XIXe siècle », et Une vie : « on ne saurait trouver d’intrigue à proprement parler ; ce sont les gestes et les faits de tous les jours » (La crise du roman, Op. Cit., pp. 84-85).

533.

« La chair est triste, hélas », dira Mallarmé… Et Baudelaire fera de l’Ennui, avec la majuscule, ce dieu tutélaire qui ouvre Les fleurs du mal (« C’est l’Ennui ![…] Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,/– Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère ! » …)

534.

Wladimir JANKELEVITCH, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Aubier Montaigne, 1963, p. 42.

535.

« À bâtons rompus sur le roman », Op. Cit., pp. 212 et 216.

536.

« The Terrible and the Tragic in Fiction » , Op. Cit., pp. 191-192.

537.

Ce que Tadié affine ainsi : « A lire l’aventure, on en connaît surtout le plaisir, et la peur n’est qu’un jeu.[…] Tout, dans la narration, est organisé en fonction du lecteur » (Le roman d’aventures, Op. Cit., p. 7).

538.

Il est à remarquer que le titre complet de l’ouvrage de Darwin est : On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life… Comme le dit avec humour le narrateur de Galápagos[1985], roman de Kurt VONNEGUT, « aucun autre volume n’avait encore à ce point aidé les humains aux opinions pourtant bien volatiles à distinguer entre échec et réussite » (trad. de l’anglais (américain) par R. Pépin, Grasset, « Cahiers Rouges », 1987, p. 22).

539.

Dans son livre magistral, Sylvain VENAYRE « pose en principe que l’aventure est d’abord une représentation, dont la mise en forme est historiquement datée ». Il pointe ce moment où héros et aventurier deviennent deux mots synonymes : « l’imaginaire de l’aventure a connu, au tournant des XIXe et XXe siècles, un profond bouleversement. Alors seulement l’aventure est devenue ce qu’elle est encore aujourd’hui : une valeur extraordinairement positive, qui ennoblit tout ce qu’elle touche, un rêve susceptible de dessiner les grandes orientations d’une existence, de décider d’un destin. Alors seulement s’est effacée l’imperméable frontière qui jusque-là avait distingué les héros des aventuriers » (La gloire de l’aventure. Genèse d’une mystique moderne. 1850-1940, Aubier, coll. « Historique », 2002, pp. 13 et 17).

540.

Mikhaïl BAKHTINE écrit : « Le sujet d’aventures ne s’appuie pas sur des situations existantes et stables – familiales, sociales, biographiques, – il se déploie en dépit d’elles » (Problèmes de la poétique de Dostoïevski[1929/1963], trad. du russe par M. Verret, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1970, pp. 122-123).

541.

« Un roman d’aventures n’est pas seulement un roman où il y a des aventures ; c’est un récit dont l’objectif premier est de raconter des aventures, et qui ne peut exister sans elles. […]Quelque chose arrive à quelqu’un : telle est la nature de l’événement ; raconté, il devient roman, mais de sorte que "quelqu’un" dépende de "quelque chose", et non l’inverse, qui mène au roman psychologique » (Le roman d’aventures, Op. Cit., p. 5).

542.

« Joseph Conrad et le roman d’aventures anglais », Hommage à Joseph Conrad 1857-1924, La Nouvelle Revue Française, n° 135, 1er décembre 1924, p. 714.

543.

Cette nouvelle de 1885 confronte et syncrétise l’anthropologie darwinienne, appliquée à la "race", et le discours chrétien : à la fin de la nouvelle, Olalla, qui, comme certains héros de Zola, se sent prisonnière de son hérédité tarée, relie son passé familial et le péché originel : « Nous avons tous à supporter et à expier un passé qui ne fut pas le nôtre » (Olalla, in Le cas étrange du Dr. Jekyll et Mr. Hyde et autres nouvelles, trad. de l’anglais par T. Varlet, 10/18, 1978, p. 317). Il faut donc protéger l’humanité par l’abstinence. Quand on a des tares familiales, procréer est indigne. Est-on si loin de l’eugénisme ? (Voir Laurent LEPALUDIER, « La nature humaine, paradigme incertain dans Olalla de Stevenson », in R.L. Stevenson & A. Conan Doyle, Aventures de la fiction, Actes du colloque de Cerisy de septembre 2000, sous la dir. de G. Menegaldo & J.-P. Naugrette, Terre de Brume, Rennes, 2003, pp. 231-244, p. 239).

544.

« La remontée du fleuve est donc une accession à la vérité, l’espace symbolise le temps », écrit Tzvetan TODOROV, qui parle de « récit gnoséologique » et cite Au cœur des ténèbres : « Remonter le fleuve, c’était se reporter, pour ainsi dire, aux premiers âges du monde… Nous voyageons dans la nuit des premiers âges » (« Connaissance du vide », in Figures du vide, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 11, Gallimard, printemps 1975, pp. 145-154. P. 146).

545.

Un steak [1909], trad. de l’anglais (américain) par B. Hoepffner, Mille et une nuits, 1993, p. 23.

546.

Jack LONDON, Le loup des mers[1904], trad. de l’anglais (américain) par L. Postif et P. Gruyer, 10-18, 1990, pp. 86-88. Ou ceci : « La vie ? Elle n’a aucune valeur. Rien n’est meilleur marché ici-bas. Et, si elle ne se dévorait pas elle-même, jusqu’à ce que les plus forts subsistent seuls, il n’y aurait pas, sur notre globe, assez de terre et d’eau pour la contenir.[…] Il n’y a qu’un droit […], celui de la force. Le faible a tort uniquement parce qu’il est faible. C’est tant pis pour lui. Il est bon et profitable au contraire d’être fort » (pp. 107-108). La référence à Spencer est explicite dans Martin Eden : « il se rendait compte, comme jamais auparavant, de la façon solide et large dont il comprenait la vie et les choses de la vie – grâce à Herbert Spencer[…]. Oui, c’est à Spencer qu’il devait la clé de la vie : l’évolution » (Martin Eden, Op. Cit., p 346).

547.

Il est remarquable que les grands mélancoliques du XIXe siècle (Leopardi, Schopenhauer…) n’écrivent pas de romans. Oblomov[1859], le grand oisif de Gontcharov, reste solitaire…

548.

« Deux démons se sont toujours penchés sur le berceau de l’Aventure : la peur et l’ennui », écrit Mac Orlan (Préface au Cas étrange du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde et autres nouvelles, Op. Cit., p. 10). Le premier, c’est Hyde, bien sûr. Le deuxième « s’appelle Jekyll, démon de la pureté médiocre et monotone ». Entre ces deux « larves » on devine le choix de Mac Orlan…

549.

« et certes, mon intention n’était pas d’écrire un livre assommant. Je ne crois pas qu’un seul auteur, fût-il le plus grincheux des hommes, eût jamais le propos délibéré d’assommer son lecteur, bien qu’on puisse, ainsi qu’on l’a dit, employer l’ennui comme technique » (Au-dessous du volcan[1947], trad. de l’anglais par S. Spriel, Folio Gallimard, 1983, Préface, p. 28). Le consul de Lowry n’est-il pas d’ailleurs, lui aussi, une sorte d’anti-héros de l’ennui, dont l’enfer (« le nom de ce pays est enfer », p. 87) évoque parfois celui de Céline ?

550.

« Hommage à Zola »[1933], in Le style contre les idées, Bruxelles, éditions Complexe, 1987, pp. 107-116. Les citations ci-dessous sont extraites de cette conférence.

551.

Et peut-être, parfois, Conrad, on va le voir…

552.

Voyage au bout de la nuit[1932], Folio Gallimard, 1992, p. 274. Mac Orlan dit la même chose, en termes plus choisis : « les voyages, comme la guerre, ne valent rien à être pratiqués. Il ne faut jamais jouer un rôle actif dans ces sortes de distractions, car les détails fastidieux finissent par submerger la beauté véritable de l’action » (Manuel…, Op. Cit., p. 46). Et Mac Orlan cite plusieurs de ces "détails" (mal de mer, bagages…) et surtout : « ennui, dégoût ».