Chapitre III. L’immobilité

Quand les événements arrivent dans l’existence solitaire de Robinson Crusoé sur son île[…], cela dérange mon plaisir de lecteur, cela m’ennuie. Le charme puissant de ce livre est rompu. Ce charme est celui, précisément, d’une quotidienneté sans événements
Roland BARTHES 578

Ce temps du quotidien, immobile, passéiste, s’oppose au temps de l’aventure, obstinément tourné vers le futur. Mais qu’est-ce donc que le "quotidien" ? Ce serait ce qui, d’un même mouvement, assimile vie au jour le jour et tâches répétitives, tiédeur d’une vie sans relief. « Il faut choisir, dit le Roquentin de Sartre, vivre ou raconter », et il ajoute : « quand on vit, il n’arrive rien.[…]Les jours s’ajoutent aux jours, sans rime ni raison, c’est une addition interminable et monotone ». Comment se sortir de cet engluement ? Par le récit : « Voici ce que j’ai pensé : pour que l’événement le plus banal devienne une aventure, il faut et il suffit qu’on se mette à le raconter 579  ». Telle est la leçon sartrienne : pour échapper à l’immobilité, à l’absurde entassement des jours, il faut pénétrer dans l’aventure – et c’est la narration qui le permet.

C’est que l’immobilité, elle aussi, est décomposante : « à mesure qu’on reste dans un endroit, les choses et les gens se débraillent, pourrissent et se mettent à puer tout exprès pour vous ». Le temps du quotidien est non seulement enfermant, mais aussi dénaturant. De l’absence de mouvement ne peut naître que de l’ennui, comme lors du voyage de Bardamu vers l’Afrique, où « les passagers croupissaient », ou sur le paquebot qui le conduit vers l’Amérique : « Il faut dire qu’il est incroyable cet ennui du bord, cosmique pour parler franchement. Il recouvre la mer, et le bateau, et les cieux 580  ».

Il ne faudrait pas croire que les aventuriers ignorent cette sorte de durée molle, n’en éprouvent jamais les effets alanguissants. Tous disent le sentiment d’ennui et d’écœurement dont ils sont saisis lorsqu’un moment d’accalmie vient rompre le rythme événementiel de l’aventure. Ce peut être, sur l’un de ces bateaux encore qui si souvent les emportent, ces périodes de calme plat que la mer, pourtant si pourvoyeuse d’événements 581 , parfois réserve : « La vie à bord du Hollandais-Volant devenait d’une platitude dans l’ignominie bien propre à me rendre plus mélancolique que ma nature m’y portait 582  ».

Ce peut être aussi, on l’a vu, l’engourdissement, la moite torpeur sécrétée, sournoisement, par la forêt tropicale : « … la fatigue, la lassitude, un dégoût de créature exténuée le pénétraient. Se coucher… Après tant d’efforts, la forêt reprenait sa puissance de prison. Dépendance, abandon de la volonté, de la chair même 583 ». Si l’aventure est mouvement à la rencontre de l’événement, l’immobilité est alors absence de chance d’une telle rencontre.

On observera toutefois, dans le cas plus précis de Conrad, que sa répulsion à l’égard de tels moments, de telles situations, est mêlée. Ses marins à lui, comme en écho à leur condition sur les navires, paraissent vacants lorsqu’ils foulent la terre ferme :« Tout mon être baignait profondément dans l’indolence du marin éloigné de la mer, théâtre de ses interminables labeurs et de sa servitude incessante 584  ». Mais c’est surtout dans L’agent secret, ce roman aux résonances souvent très naturalistes 585 , que cette vacance qu’on dira "terrestre" transparaît. Dans ce roman règne une obsédante atmosphère d’amorphe lenteur, où l’événement se dissout dans l’élément liquide qui baigne le récit. Par un singulier retournement, cet élément, majeur pour l’aventure quand il s’agit de la mer, devient ici ce qui littéralement décompose la ville et ses habitants. Ceinte de ses brumes et brouillards 586 , Londres y est cette « immensité de vase graisseuse et de plâtre mouillé, parsemée de lampadaires et enveloppée, accablée, pénétrée, étouffée et suffoquée par les ténèbres d’une humide nuit londonienne, qui se compose de suie et de gouttes d’eau », où sortir dans la rue est « comme une plongée dans un aquarium vaseux dont on eût laissé l’eau s’échapper 587  ». Ces métaphores traduisent la propension, très victorienne, à éviter le risque, à rechercher la quiétude engourdissante d’un quotidien sans éclat, qui conduit finalement à une sorte de déliquescence généralisée. On est bien loin d’un Marlow, d’un Kurz ou d’un James Wait, le nègre du Narcisse – tous héros dont les lieux de vie, jungle ou mer, sont propices à l’aventure, à la pure rencontre de l’événement, le sel de la vie.

A l’opposé, mais pourrait-il en être autrement dans ce Londres liquide et pourrissant, Verloc, agent double à la vie de boutiquier subvenant modestement aux besoins de sa famille, n’a vraiment rien d’un James Bond. Cet "agent", guère agissant, subit les événements qui lui échoient, et son "tempérament" est bien incapable de leur conférer une quelconque signification.

On est loin aussi d’un Lord Jim, qui rêve l’aventure au moins autant qu’il la vit. Verloc aspire à la vie la moins aventureuse possible – jusqu’à ce que Wladimir, le diplomate, le contraigne à une action qui misérablement échoue et finit dans le sang. Bien peu de choses se passent dans L’agent secret. Cela va de pair avec le conservatisme ambiant et le renoncement à savoir des protagonistes, leur propension « à ne pas remarquer la face intérieure des choses 588  », avec l’inertie généralisée, la passivité et l’aveuglement volontaire de la société victorienne 589 . Seuls pourraient émerger de cette grisaille des aventuriers, mais aucun ne parcourt L’agent secret. Peut-être parce que le récit reste enfermé dans une ville ?

Cette espèce de répulsion sourdement mêlée d’attirance vers l’immobilité paraît bien être une tendance assez générale dans les récits de Conrad. Tadié a fort justement remarqué que chez l’auteur de Lord Jim l’aventure met du temps à se mettre en branle : « d’abord rien ne se passe. Pas de début in medias res.[…] Tout commence par le contraire de l’aventure, l’attente vaine, qui tourne à l’absurde 590  », comme au début de La ligne d’ombre, comme l’interminable remontée du Congo dans Au cœur des ténèbres. Tout se passe en fait comme si l’aventure réclamait la mise en place d’une certaine tension pour finir par éclater. Même dans ses romans les plus "exotiques", les plus susceptibles d’être dits "d’aventures", Conrad n’a cessé de décrire ce perpétuel balancement, cette valse-hésitation entre immobilité et mouvement. Dès son passage dans les locaux belges de la Compagnie qui va l’envoyer au Congo, Marlow éprouve « un sentiment d’insolite », comme une prescience de la vanité du futur déplacement. Cette impression (à ne pas confondre avec l’irréalisme revendiqué des romanciers de l’aventure) va poursuivre le narrateur tout au long de son voyage. Oscillant sans cesse comme le bateau sur la vague, elle penchera tantôt du côté de l’immobilité, tantôt du côté du mouvement, l’un comme l’autre perçus tantôt comme une vertu, tantôt comme un défaut. Pour le Razoumov de Sous les yeux de l’Occident par exemple, « les trivialités de l’existence quotidienne étaient la meilleure protection de l’âme.[…] L’exceptionnel ne pouvait rien contre les mille faits matériels, qui font de chaque jour la répétition des jours précédents ». On est bien loin de l’esprit d’aventure, et lorsque l’événement surgit, avec son risque, ce qui ici rassure, c’est l’éternel retour du quotidien 591

Mais il est rare que les choses soient aussi claires. La plupart du temps, le sentiment de l’irréalité des choses reste fluctuant. Il arrive que le balancement des flots donne un sens aux choses : « la voix de la houle perçue de temps à autre était un plaisir positif, comme le langage d’un frère. C’était quelque chose de naturel, cela avait une raison, un sens ». Mais bien vite  l’impression retombe : « un moment, j’avais le sentiment d’appartenir encore à un monde de faits normaux ; mais il ne durait guère. Quelque chose survenait pour le chasser ». La vision de la « vitalité sauvage », de « l’ énergie intense de mouvement » des pagayeurs noirs d’Au cœur des ténèbres qui s’approchent du bateau procure d’abord un sentiment positif de force brute. Mais aussitôt, une "action" des blancs survient, frappée d’absurdité et de nullité : voici que les français tirent des coups de canon vers le rivage, « et rien n’arrivait. Rien ne pouvait arriver. L’action avait quelque chose de fou, le spectacle un air de bouffonnerie lugubre ». Les sentiments « diffus de stupeur oppressive et vague » sont alors à l’unisson de la vision de la jungle. Et voici que le voyage devient « comme un pèlerinage lassant parmi des débuts de cauchemar », les habitants de ces contrées, comme engendrés par elles, sont saisis du « démon flasque, faux, à l’œil faiblard, de la sottise rapace et sans pitié 592  ». Comme plus tard avec Céline, l’ennui prend ici la figure diabolique de ce qui jusqu’au tréfonds décompose.

Le "véritable" roman d’aventures, lui, ne s’embarrasse guère de ces subtilités, de ces atermoiements. Il tranche : du présent qui dure l’ennui est l’essence. Et il affirme que ce présent-là « échappe à toute narration », comme le dit encore Jankélévitch : « Rien à raconter ni à dérouler : ni anecdotes, ni faits divers notables, ni succession d’incidents variés : il n’arrive rien, rien qui offre la moindre prise à nos descriptions.[…] cette histoire sans événements est aussitôt finie que commencée, et elle est donc inénarrable 593  ». Oui, l’objet des écrivains réalistes et naturalistes, ce quotidien « insipide et oiseux » qu’évoque Borgès 594 , est irracontable. Car son « temps », trop confus, trop indéterminé, trop « stationnaire et doucement vaporeux », est celui « du désordre ». Jankélévitch prend les exemples du « colossal dimanche matin des Possédés » et de « la matinée gigantesque d’Ilia Ilitch Oblomov », où ce présent « énorme, amorphe, invertébré 595 », ce présent de l’ennui apparaît comme proprement interminable. Temps qui reste vide, envahi, oui, mais par l’absence. Si des événements s’y produisent, ils demeurent frappés de nullité, ne nous atteignent pas. Aucune narration ne saurait donc les dire, et si les romans de Gontcharov et Dostoïevski tournent autour de l’ennui, ils ne le pénètrent pas vraiment.

Certes, les naturalistes ont fourni l’explication : si ce présent est si lourd, c’est que le passé pèse de tout son poids sur lui. La force du destin (sous ses divers noms, hérités des thèses darwiniennes : hérédité, atavisme, évolution) écrase les personnages, leur ôtant toute possibilité d’échapper à son emprise. Mais combien il est ennuyeux de raconter cela ! – et même impossible, disent les romanciers de l’aventure. Et de lire cela donc, pensent-ils, à peine tout bas…

Ils expriment sans cesse cette aversion pour l’immobilité, forcément à l’opposé des préoccupations de leurs héros. Voyez même Conrad, confronté à la lenteur qui s’achève en immobilité, en oisiveté : « quand le mouvement eut lieu – ce mouvement qui nous fit descendre le fleuve d’environ un mille et demi pour être amarrés à un quai bien plus boueux et minable – c’est vraiment alors que la désolation de la solitude devint notre lot. C’était une stagnation totale et silencieuse ; car, comme nous avions mis le navire en parfait état de prendre la mer, comme il gelait ferme et que les jours étaient courts, nous étions absolument oisifs 596  ». Voyez surtout les héros de Stevenson. C’est Will du Moulin qui, avant de vivre (enfin !) des aventures, est « comme un homme dans une préexistence crépusculaire et informe et tendant avec amour les mains vers la vie colorée et bruyante 597  ». C’est Jim Hawkins, retranché avec ses compagnons dans le vieux fort assiégé par les pirates de L’île au trésor, et que ces circonstances contraignent à l’inaction, source de nausée : « Tout le temps que je passai à nettoyer le blockhaus et à laver la vaisselle du dîner, ce dégoût et ce désir ne firent que croître… 598  ». N’est-il est pas significatif qu’ici ménage et vaisselle suscitent le sentiment de rejet ? Vraiment, ce sont les activités les plus "quotidiennes" qui suscitent le dégoût 599

Il y aurait donc identité parfaite entre absence d’événements et ennui, cet autre nom de l’immobilité. Bouger, c’est rencontrer des événements. D’où il découle que rester immobile, c’est n’en pas rencontrer – donc s’ennuyer.

Le syllogisme semble imparable, et l’équivalence entre absence d’événements et ennui n’est pas sujette à discussion. L’ennui, c’est, définitivement, cet autre nom de l’inaction, de la lenteur qui s’achève en immobilité, de la clôture, de la morbidité du quotidien. A rester dans un tel état, l’aventurier est en danger de mort lente par inaction 600 , assimilée à l’immobilisme. Elle est, en fait, un crime, comme une sorte d’acte à l’envers, forcément condamnable.

En fait – et en droit. Le concept juridique de non-assistance à personne en danger naît à la même époque 601 , et le rapprochement n’est pas sans intérêt : c’est nouveau, on condamne maintenant le non-agir, qui peut donc faire juridiquement événement. On met en avant le fait qu’une action aurait due être accomplie, qu’une action possible, et souhaitable, se tient sous l’inaction. Ne pas agir, c’est agir négativement en quelque sorte, comme en creux. Ne pourrait-on dire que le romancier qui écrit un récit dénué de toute "aventure" est coupable de non-assistance à lecteur en danger d’ennui ? Ou est-ce le héros de roman qui n’agit pas qu’on accusera ? Refuser son lot d’événements, ralentir l’action jusqu’à l’arrêt total : de tels non-actes sont condamnables, sans appel aux yeux d’un Stevenson par exemple.

Pourtant la justice les prend en compte, les voit même comme des événements. Comment s’étonner alors que de nouvelles narrations s’attachent à les dire ? C’est en premier lieu que, même lorsque le modèle est apparemment celui développé par les tenants du roman d’aventures («  Monsieur, j’ai cru qu’on pouvait définir l’aventure : un événement qui sort de l’ordinaire, sans être forcément extraordinaire »), cela ne "marche" pas toujours comme on le voudrait. L’incapacité à l’aventure est pour Roquentin comme la signature du raté : « J’aime ce sentiment d’aventure, il n’y a peut-être rien au monde à quoi je tienne tant.[Mais] il vient quand il veut ; il repart si vite et comme je suis sec quand il est reparti ! me fait-il ces courtes visites ironiques pour me montrer que j’ai manqué ma vie ? » Mais c’est alors cette incapacité que le roman de Sartre prend pour sujet 602 .

Dans Le livre des fuites de J.M.G. Le Clézio, la figure de cette action qui peut parfois se résoudre en non-action se complexifie encore davantage. Là aussi pourtant, le modèle est revendiqué : on est dans un "roman d’aventures" – c’est du moins ce qui est indiqué sur la page de couverture. Et les procédés y sont bien, comme ces « un jour,… », ces « une autre fois… » qui sont l’attaque des chapitres. Et le mouvement y est bien supposé permettre la rencontre d’événements. « Jeune Homme Hogan » ("J.H.H."), le héros, nous le dit, à satiété : « le mouvement m’a pris un jour, et son ivresse n’est pas près de finir » ; « J’avance, vite, plus vite, avec effort, je me propulse sur la route inconnue, je bouge, je traverse l’air, je file droit vers d’autres régions qui vont s’ouvrir à leur tour.[…] Il faut bouger, coûte que coûte.[…] Il faut arpenter, dévorer les paysages ».

Mais cette fuite perpétuelle est sans fin, à tous les sens du terme. Le mouvement de "J.H.H." est absurde, parce que jamais il ne conduit à un but. Il ne fait pas "avancer" et finit par se confondre avec l’immobilité : « J’ai fui pour retrouver le monde. Je me suis précipité dans ma course, pour rattraper le temps en action. Mais j’ai vu que le monde fuyait plus vite que moi ». Tout s’échappe. Les événements que l’on rencontre perdent de leur signification, finissent par perdre même toute incarnation, toute réalité. Ce jusqu’au-boutisme n’a, littéralement, pas de bout, et le livre "s’achève" ainsi : « Les vraies vies n’ont pas de fin. Les vrais livres n’ont pas de fin./ (A suivre.) 603  ». Sans terme, "J.H.H." est saisi du sentiment de l’inutilité et de la vanité de toute action, de tout déplacement, de tout voyage.

Plus récemment encore, Les absences du capitaine Cook d’Eric Chevillard fait lui aussi semblant d’être un roman d’aventures. Mais c’est pour mieux en subvertir les procédés, jouer avec ses limites. Le délit d’inaction est ici à son comble. Qu’on en juge. Du navigateur et de son navire ("The Adventure", précisément…), il n’est quasiment jamais question. Le roman s’attache à des lieux où il n’est jamais allé (d’où le titre), à des personnages improbables et hautement fantaisistes 604 . Toujours, « ce qui devait arriver dériva » (annonce du chapitre XXXI). Et lorsqu’il lit de tels en-têtes, imités d’un modèle qui vient au moins de Cervantès : « Qui relance opportunément l’action. Steppes, toundras, pampas, cordillères. Verroterie. Curare, curaçao, curry. Toucans, calaos, jubirus. Véritable expédition. On propose à notre homme d’apprendre à surmonter son vertige, il refuse, arguant avec raison que surmonter son vertige : ce serait l’effroi redoublé 605  », le lecteur "sensé" se prend à espérer : ce sont là, enfin, promesses de péripéties, d’événements, d’aventures, de suspense. Mais il doit déchanter, car la narration n’a guère de rapport avec sa bande-annonce, et on n’y trouve ni steppes ni verroterie, ni curry ni jubirus… C’est ainsi que le "récit" (les guillemets ne sont pas de trop…) défait de façon jubilatoire tous les codes du roman d’aventures, et singulièrement ce qui en fait le fond : l’accumulation des péripéties et des événements :

‘« Il y eut des fuites, des vols, des bagarres entre membres de l’expédition, des maladies, dix-sept matelots périrent du scorbut. La pépie eut raison des volailles. Un pontonnier s’abîma dans un canyon.[…] Un essieu se brisa. Une autre carriole s’enlisa.[…] La radio cessa d’émettre. La gangrène se mit dans la plaie (on amputa). Des bandes de pillards attaquèrent le convoi. L’hélice soudain se grippa.[…] Le récit de ces mésaventures donnerait presque matière à un livre. Oui, à condition d’y introduire un certain nombre de péripéties, d’imaginer une série d’épisodes dramatiques pour rythmer l’ensemble et entretenir l’intérêt, un naufrage par exemple, ou une avalanche, on pourrait sans doute en tirer quelque chose. Mais qui lit encore de nos jours ? » 606

Et oui, qui lit encore de nos jours, mon bon monsieur ? Les romanciers d’aventures et leur thuriféraires nous disent : si vous voulez que "les gens" lisent, offrez leur des récits pleins de mouvement, qui trouveront forcément leur (bon) lecteur. Chevillard, lui (ou son narrateur ?), s’en invente un autre, de lecteur, pour lequel un roman est "bon" lorsqu’il est plein d’« anges » : « Sous ce nom d’ange, notre homme entend tout ce qui dans un livre n’est pas nécessaire à l’action, tout ce qui d’une certaine façon l’entraverait plutôt ». Un ange 607 , c’est aussi bien un personnage qu’« une question déplacée », « une allusion obscure » qu’« une association d’idée incongrue » ou « une évocation hors de propos, qui détournent le cours du récit ou tout au moins le ralentissent ». On est aux antipodes des préceptes d’un Stevenson. Il s’agit ici de toujours retarder la lecture : « Lirait-on un livre alors pour en finir au plus vite avec lui ? En ce cas, les livres qui offrent le moins de résistance (ceux où l’on n’est jamais arrêtés par des anges), que dès lors on lit d’une traite ou qu’on ne lâche pas, que l’on dévore[…] sont des livres que l’on a en réalité hâte d’avoir terminés. Cette impatience ne saurait être une manifestation de plaisir.[…] Pourquoi ne pas se l’avouer ? Les anges nous manquent. Ce sont eux seuls qui comptent, et non les personnages grotesques de la fiction et leurs efforts pathétiques pour nous ressembler ». Les meilleurs livres sont ceux dont la lecture se fait ainsi vagabonde, paresseuse. Indéfinie, à la lettre, tant les anges qui y passent ne cessent de détourner le cours du récit : « nos livres favoris sont ceux où ils abondent : ce sont ces livres dans lesquels par leur faute on n’avance pas, desquels on ne se sort pas, on ne voit pas le bout et dont on prolonge indéfiniment la lecture en l’interrompant souvent, longtemps, nos vrais livres de chevet, ce sont ceux-là, la preuve : on ne peut se résoudre à les finir. On choisit donc de vivre dedans, avec les anges, ange soi-même 608  ». Les voici, si éloignés des péripéties traditionnelles, les événements de ces livres, ces "créatures" digressives, inutiles au "bon" déroulement de l’action. Les voici les véritables romans d’aventures, ceux qui emportent le lecteur dans leurs sinuosités et leurs méandres, finissant par le transformer en un des "personnages" d’une "action" qui n’a pas de fin, dans tous les sens du terme. Les voici ces justes "récits dont vous êtes le héros"…

Et déjà lorsque, de 1949 à 1967, avec Aventures (le titre français, choisi par l’auteur lui-même, joue sur le sens du mot dans l’expression : "il a eu une aventure"), Italo Calvino écrit une série d’« histoires qui racontent comment un couple ne se rencontre pas », n’est-il pas, à l’instar des naturalistes, lui aussi impardonnable ? Là aussi l’absence d’actions est au cœur de ces nouvelles à la manière de Tchekhov ou de Maupassant. Elles sont en effet presque toutes l’histoire d’un ratage, d’un événement qui n’a pas lieu, d’une action qui aurait pu se faire mais dans laquelle le "héros" renonce à s’engager, et qui la fait échouer. Comme l’écrit encore Calvino, elles décrivent un « itinéraire vers le silence 609  ». L’aventure ici, c’est précisément qu’il n’y en a pas, ou plutôt c’est celle qui, comme la guerre de Troie, n’aura pas lieu, c’est que rien ne bouge 610

Notes
578.

Comment vivre ensemble, Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), prés. par C. Coste, Seuil/IMEC, coll. « Traces Ecrites », 2002, p. 123.

579.

La nausée, Op. Cit., p. 57.

580.

Céline, Voyage…, Op. Cit., pp. 316, 148, 156. A la même époque, Michel Leiris éprouve aussi cet ennui du bord : « On a vite fait de se perdre dans la nuit des temps quand on met les pieds sur un paquebot » (L’Afrique fantôme, Op. Cit., p. 353).

581.

Ce qui d’ailleurs gêne Conrad. La qualification de "roman de mer" qu’on attribue à certaines de ses œuvres en obère selon lui la lecture : « La nature de mon écriture court le risque d’être obscurcie par la nature de mon matériau » (lettre à Robert Curle, citée par Jacques BERTHOUD, Joseph Conrad au cœur de l’œuvre, trad. de l’anglais par M. Desforges, Critérion, 1992, p. 10).

582.

Pierre MAC ORLAN, Les clients du Bon Chien Jaune[1926], Folio Junior Gallimard, 1998, p. 81. Le bateau est pourtant une des « pierres de touche » de l’imagination aventurière, avec « la mer, le soldat, le matelot, un cabaret » (Manuel de l’aventurier, Op. Cit., p. 37)…

583.

Malraux, La voie royale, Op. Cit., p. 165.

584.

Souvenirs personnels, Op. Cit., p. 926.

585.

Winnie Verloc, lorsqu’elle tue son mari, coupable à ses yeux du meurtre de son frère, devient une "bête humaine", qui retrouve « tout l’héritage de son ascendance immémoriale et obscure, toute la férocité primitive de l’âge des cavernes et toute la fureur nerveuse et déséquilibrée de l’âge des buvettes » (Joseph CONRAD, L’agent secret[1907], trad. de l’anglais par S. Monod, Folio Gallimard, 2000, p. 346). L’anarchiste Ossipon use des théories « scientifiques » de la crânologie de Lombroso pour étudier et contempler « cette femme, sœur d’un dégénéré et dégénérée elle-même » (p. 386). On est, presque, dans Zola.

586.

Dans « L’aventure par métaphores dans Typhoon et The secret agent de Joseph Conrad » (in Dramaxes. De la fiction policière, fantastique et d’aventures, sous la dir. de D. Mellier et L. Ruiz, E.N.S. Ed., Fontenay/Saint-Cloud, 1995, pp. 301-319), Nathalie MARTINIERE oppose L’agent secret, roman de la « liquéfaction métaphorique de la ville », et Typhoon, celui de « la pétrification de la mer » (prolifération des images terrestres, verticalité de la mer en furie, mur d’eau, la mer comme une montagne, etc.). Resterait à savoir si, dans ce dernier cas, ce n’est pas l’image presque toujours verticale de la mer de Conrad qui entre en jeu. Un exemple, parmi beaucoup d’autres : « et droit devant nous, les forêts disparurent devant la crête bleu sombre de la mer » (Lord Jim[1900], trad. de l’anglais par P. Néel, Livre de Poche, 1964, p. 399). Un peu comme dans une peinture chinoise… 

587.

L’agent secret, Op. Cit., pp. 211 et 208.

588.

L’agent secret, Op. Cit., p. 217. Où transparaît en même temps le scepticisme politique de Conrad – qu’ailleurs il exprime plus directement : « Les institutions politiques, inventées par la sagesse de quelques-uns ou l’ignorance du plus grand nombre, sont incapables d’assurer le bonheur de l’humanité » (« Anatole France »[1904], in Propos sur les lettres, Op. Cit., p. 104).

589.

Berthoud : « Dans l’agent secret, la "normalité" est l’habitude très tôt acquise de regarder sans voir. Le conservatisme qui garde aux hommes leur stabilité le fait en les rendant aveugles » (Op. Cit., p. 201).

590.

Le roman d’aventures, Op. Cit., p. 172.

591.

Au cœur des ténèbres, Op. Cit., pp. 95-96. Sous les yeux de l’Occident[1910], trad. P. Néel, GF-Flammarion, 1991, p. 98. Voilà pourquoi Razoumov avoue préférer l’Evolution, et même cette Eternité que rejette le terroriste Haldin (« je me l’imagine comme une chose morne et grise… Il n’y aurait plus d’inattendu, n’est-ce pas ? » p. 103), à la Révolution (p. 110). Vraiment, Haldin « est un fou », pense Razoumov…

592.

Au cœur des ténèbres, Op. Cit., pp. 100-104.

593.

L’aventure…, Op. Cit., p. 119. Je souligne.

594.

A propos de certains chapitres de Proust (Préface[1940] à Adolfo BIOY CASARES, L’invention de Morel, trad. de l’espagnol par A. Pierhal, 10/18, 1976, p. 8). 

595.

Op. Cit., pp. 125-127.

596.

Souvenirs personnels, Op. Cit., pp. 876-877. En fait, pour Conrad, on l’a vu, écrivains et marins : même combat. Même « lutte contre la puissance du Créateur », pour « la seule conquête de la longitude » pour les seconds, « pour une liasse de pages », « obscur et discutable butin » pour les premiers (p. 947). Décidément, ce n’est pas le but qui compte, mais bien le mouvement de l’aventure…

597.

Will du moulin, Op. Cit., p. 9.

598.

Robert Louis STEVENSON, L’île au trésor [1882], trad. A. Bay, Livre de Poche, 1986, p. 163. Le désir dont il s’agit est d’escapade, que Jim va mettre à exécution dès la fin de la phrase…

599.

Sont également visées ici des activités censément féminines…C’est ici l’occasion de noter l’absence quasi totale d’héroïnes dans les romans d’aventures. Jankélévitch n’hésite pas à écrire : « Plus que chez l’aventurier, il y a chez l’"aventurière" quelque chose qui est contre nature » (Op. Cit., p. 35). Est-ce donc que pour ces écrivains l’univers féminin se réduit aux tâches quotidiennes ? Parlera-t-on d’un machisme ? Peut-être cette absence féminine provient-elle du fait que le roman d’aventures est issu du roman pour la jeunesse de la deuxième moitié du XIXe siècle, très largement destiné à l’éducation des garçons, d’où les valeurs "viriles" qu’il privilégie. C’est l’hypothèse de Venayre : « le désir d’aventures s’accorde à des valeurs [Goût du risque, vie au grand air, exaltation des activités physiques, expériences formatrices dont témoignent les cicatrices visibles …] qu’il semble utile d’inculquer aux jeunes garçons. Car c’est bien d’eux qu’il s’agit – la littérature d’aventures, en effet, ne s’adresse pas aux filles » (La gloire de l’aventure, Op. Cit., p. 77 et suiv.). Le manuel de Mac Orlan le dit crûment : « La femme doit occuper dans un roman d’aventure la place qu’occupe un poisson volant desséché et pendu au plafond, dans un petit bar à matelot, sur les quais de la Tamise » (Op. Cit., p. 36).

600.

Tout comme l’écrivain, cet autre aventurier : « Sans doute suis-je contraint, inconsciemment contraint, d’écrire maintenant volume après volume, comme, dans les années passées, j’étais contraint de prendre la mer traversée après traversée. Il faut que les pages se suivent comme les lieues se suivaient autrefois… » (Conrad, Souvenirs personnels, Op. Cit., p. 882).

601.

A propos, soulignons-le, de la séquestrée de Poitiers, cas sur lequel Gide se penchera (La séquestrée de Poitiers[1930]). Voir Jean-François LAE, « Les beaux récits de la jurisprudence. Qu’est-ce qu’un événement pour la jurisprudence ? », in Récit et connaissance, Op. Cit., pp. 29-46.

602.

Sartre, La nausée, Op. Cit., pp. 77 et 53. C’est ainsi que La nausée met en avant une nouvelle catégorie d’événements. Ils deviennent, écrit Benoît DENIS, « un pur surgissement, qui vaut avant tout pour la force d’indétermination qu’il recèle et qui lui permet d’échapper au finalisme de l’aventure au sens classique du terme » (« "Rendre à l’événement sa brutale fraîcheur", Evénement et roman chez Jean-Paul Sartre », Que se passe-t-il ?, Op. Cit., pp. 215-216).

603.

Le Clézio, Le livre des fuites, Op. Cit., pp. 109, 86-87, 267, 285.

604.

Comme un ermite qui par distraction se noie dans le désert…

605.

Les absences du capitaine Cook, Minuit, 2001, p. 117.

606.

Ibid., pp. 120-121. D’autres fois le narrateur/écrivain s’interroge : « Mais serait-il raisonnable de placer par exemple une femme avide d’aventure sur sa route[…] ? Du coup cette aventurière répudiée vieillira seule et rien ne lui arrivera qui mériterait d’être ici relaté » (pp. 70-71).

607.

Le nom de ces "êtres" de papier est presque toujours suggéré par les sonorités des mots eux-mêmes (« Pose ton manteau et mange, Jo, dit-elle au grand gitan en gilet orange qui jouait non sans enjouement L’Ange de feu de Prokofiev… », etc., pp. 230-231). Ils auraient aussi bien pu s’appeler marteaux s’ils étaient apparus à un autre moment du "récit" : « Marthe au contraire du flemmard Thomas démarre tôt » (p. 234).

608.

Ibid., pp. 232-234.

609.

Italo CALVINO, Aventures[1958], trad. de l’italien par M. Javion et J.-P. Manganaro, Points Seuil, 1991, Introduction de l’auteur, pp. 14-15.

610.

Comme dans La modification de Michel BUTOR, roman (de la même époque) d’une rencontre qui n’a pas lieu.